Créé en 1931, Regards, l’un des plus anciens titres de la presse française, est au bord du dépôt de bilan. Ses chroniqueurs ont lancé un appel à soutien, “pour que Regards continue de vivre”, que nous publions ici, assorti d’un retour sur l’histoire singulière de ce mensuel, par deux de ses anciennes rédactrices en chef.

Regards est l’un des plus anciens titres de la presse française. Son histoire s’entrecroise avec celle de la gauche, et plus précisément avec celle du PCF. Le titre du journal n’a pas été acquis d’emblée. De premières maquettes révèlent qu’il faillit s’appeler « Nos regards ». Un parti pris tout différent, nettement moins séduisant et grand angle… Lucien Vogel, le brillant fondateur de Vu (1928) et proche du PCF, est appelé à réfléchir à sa maquette. En 1931, Regards est créé. Avec Vu, il est l’un des premiers news-magazines à donner une place prédominante aux reportages photographiques. Bien avant Life (1936) ou Paris-Match (1949), Regards lance le photojournalisme dans les années d’avant-guerre. Léon Moussinac, critique et théoricien du cinéma, ami de Léon Delluc, dirige le magazine. Robert Capa et Henri Cartier-Bresson en sont les photographes attitrés. ; Robert Doisneau et Willy Ronis collaborent régulièrement. L’artiste-peintre Edouard Pignon s’occupe de la mise en page.

Proche du Parti communiste, Regards se tient déjà à l’écart de l’orthodoxie. Il n’est alors pas question de réalisme socialiste dans ses pages, mais de modernité. Dans les articles ou photographies, le magazine vibre au battement du monde et au quotidien des hommes et des femmes. L’engagement en faveur du Front populaire en France et en Espagne caractérise cette première période du magazine. A cette époque dominée par le surréalisme et l’attractivité du communisme dans les milieux intellectuels et artistiques, Regards cherche une articulation entre l’engagement et la création. En 1939, il interrompt sa parution avec une dernière Une : « Vive l’armée française ».

L’après guerre ouvre une nouvelle page. Dans la guerre froide, comme tous, Regards est sommé de choisir son camp. Ce sera celui des camarades. Commence alors une longue série de reportages auprès des Soviétiques, dans lesquels les succès du socialisme ne se démentent jamais. Dans les années 2000, l’historien Eric Lafon a relaté cette période dans une chronique mensuelle et caustique « A la une de l’ancien Regards ». De fait, Regards participa à la constitution d’une sociabilité communiste, au coté des organisations de masse.

Ce faisant, son originalité initiale s’étiole. Il perd sa liberté de ton et s’aligne sur un discours stéréotypé. On trouve encore parfois quelques beaux numéros sur les mineurs, les grèves. La tension pour rester un journal ouvert sur la société est perceptible. Les starlettes sont parfois à la Une : Signoret vous sourit. Mais rien n’y fait : Regards n’a plus la photographie en exception. La banalisation se lit dans la perte de signatures prestigieuses, tant journalistiques que photographiques. La maquette se délite. Regards souffre de la comparaison avec Paris-Match. Signe du temps, c’est dans cet hebdo que Robert Capa publie ses reportages sur la guerre d’Indochine. La guerre d’Espagne a été couverte par Regards ; la guerre d’Algérie le sera par Paris-Match. Le journal peine. Les parutions sont erratiques. Novembre 1960, N° 460 : fin de la deuxième période.

Quelques trente cinq ans plus tard, Regards va renaitre de ses cendres. On est en 1995, Robert Hue est depuis deux ans le nouveau secrétaire général du PCF. Il entend marquer son action d’un certain esprit d’ouverture. Il lui faut un journal qui sera, toute proportion gardée, ce que furent Les nouvelles de Moscou à Gorbatchev et sa perestroïka : le journal officieux de la mutation. Dans un parti encore composé d’une solide armature de cadres intermédiaires et d’intellectuels, avoir un journal officieux, plus libre que le classique Humanité apparaît comme une nécessité. Regards est un titre disponible, avec un passé prestigieux en accord avec l’ambition d’ouverture (Regards première période s’entend). Robert Hue fait d’une pierre deux coups. Il lance son journal et ferme Révolution. Cet hebdomadaire présentait notamment l’inconvénient d’avoir à sa tête un refondateur, Guy Hermier. Et surtout Révolution n’a jamais surmonté la crise des années 1980. Les luttes politiques à l’intérieure du journal sont vives et connues au point de brouiller l’image du journal : est-il en accord avec la direction ? Est-il un nid de dissidents ? Fermer Révolution apparaît comme une solution. Dans la foulée, seront également liquidées les publications sur l’école et sur les sciences et techniques. Dans le jargon communiste, on appelle cela « redéployer les moyens ».

Le nouveau mensuel est lancé deux mois avant le premier tour de la présidentielle de 1995, alors que Robert Hue est candidat. Sections et fédérations s’engagent pour ce qui est une tradition établie dans le monde communiste, asseoir un titre sensé influer le monde des idées et de l’art. La direction de Regards est confiée à l’ancien secrétaire de la fédération de Paris, Henri Malberg. Pendant cinq ans, il conduira le mensuel entre doxa distillée dans les éditos, orthodoxie dans les couvertures internationales et économiques… et absence totale de ligne sur le reste. Les colonnes s’ouvrent à tous les intellectuels « vus à la télé » de l’époque. Finkielkraut ou BHL sont invité à s’exprimer dans Regards. Sur le plan formel, le format est copié sur celui du Monde Diplomatique mais avec de vives couleurs, sous la conduite d’un brillant directeur artistique, Alain Dietlin. L’esthétique est marquée par la modernité communiste des années 70, celle des graphistes de Grapus.
Feintes de la politique : Robert Hue veut mettre un lion dans le moteur de sa mutation et passe alliance avec une partie des refondateurs. Il nomme Roger Martelli en remplacement d’Henri Malberg en avril 2000, lors du congrès de Martigues. L’historien débarque au journal avec dans ses bagages toute l’équipe qui faisait un petit hebdomadaire de qualité Futurs. Il agrège de nouvelles signatures dont celles de la sociologue Sophie Beroud ou de Clémentine Autain ; il redonne une place première à la photo de reportage avec l’œil aigüe de Sophie Loubaton. Les débuts sont rapidement fracassants. La base line assume la faute d’orthographe et se proclame « mensuel communisteS ». Dès le second numéro, un reportage en Algérie remet en cause la ligne officielle du parti sur la lutte entre l’armée et les islamistes. Immédiatement après, un long reportage signé de Clémentine Autain donne la parole à de jeunes dirigeants qui s’impatientent devant les lenteurs de la mutation annoncée du PCF. Le signal est bien compris : Regards n’est plus « dans la ligne ». Les aides de la direction du parti se réduisent fortement ; les fédérations et sections se désengagent. Les lecteurs attachés à leur ancien journal ne suivent pas. En 2003, c’est le dépôt de bilan.

Commence alors la dernière étape du journal. L’équipe de onze salariés s’engagent individuellement – deux mois de salaires investis et emprunt à l’État – et s’associent pour créer une « Scop », une société coopérative ouvrière de production. Les salariés sont membres fondateurs du nouveau Regards. Ils possèdent 51% du capital et 65% des voix. Les coopérateurs élisent l’ancienne rédactrice en chef, Catherine Tricot, à la tête de la Scop dont elle assure la gérance. Roger Martelli et Clémentine Autain assument la direction de la rédaction. Après Rémi Douat, Emmanuelle Cosse est la nouvelle rédactrice en chef. Durant cette période, Regards assume son parti pris antilibéral. Le mensuel s’attache à repérer les phénomènes sociaux et culturels de fond émergents. L’image reste prédominante, appréhendée non pas comme simple illustration du monde, mais comme un témoignage engagé. Le sociologue Eric Fassin, l’économiste Michel Husson, le romancier Arnaud Viviant sont les chroniqueurs réguliers du titre qui est marqué, par ailleurs, par la jeunesse et la féminité de son équipe.

Appel : Pour que Regards continue de vivre

Porté à force de volonté politique, de désir militant, de curiosité citoyenne et de savoir-faire, Regards occupe une place particulière dans la presse et dans la gauche critique. C’est un laboratoire d’idées, un espace de confrontation de différentes cultures et traditions, qui s’intéresse à la marche du monde dans toutes ses dimensions, politiques, économiques, sociales et culturelles.

Aujourd’hui, ce mensuel auquel nous sommes attachés va mal. Concrètement, si Regards ne trouve pas 200 000 € d’ici le 15 février, la SCOP éditrice du journal devra déposer le bilan. Une issue que nous refusons d’envisager à ce jour. En un mois, Regards doit rassembler les fonds qui lui permettront de survivre puis de travailler aux conditions de la pérennisation du titre. Nous lançons cet appel à contribution pour que cette période difficile s’achève par une relance du journal. Il y a urgence.

A l’initiative d’Eric Fassin, sociologue et de Michel Husson, économiste, tous deux chroniqueurs de Regards.

Une disposition récente, à laquelle Regards est éligible, permet à tout particulier de déduire de ses impôts 66% de ses dons à la presse. Adressez vos chèques et libellez-les à l’ordre de Presse et pluralisme/Regards, TSA 32649, 91764 Palaiseau Cedex. Presse et pluralisme est l’association chargée par les pouvoirs publics de vous faire parvenir le récépissé fiscal à joindre lors de votre déclaration de revenu.

Premiers signataires

Christophe Aguiton (chercheur et militant syndical) – Nicolas Bayart (éditions le passager clandestin) – Julien Bayou et Manuel Domergue (Jeudi Noir) ; Eric Beynel (Union syndicale Solidaires) – Paul Bouffartigues (sociologue) – Laurent Cantet (réalisateur) – Thomas Coutrot (coprésident d’Attac) – Michel Dreyfus (historien) – Didier Eribon (philosophe) – Laurent Hazgui (photojournaliste) – Samuel Johsua (revue Contretemps) – Jean-Christophe Le Duigou (CGT) – Daniel Le Scornet (vice-président de l’Appel des appels) – Frédéric Lebaron (revue Savoir/Agir) – François Longérinas (Directeur général de l’EMI-CFD) – Philippe Mangeot, (revue Vacarme) – Gustave Massiah (président du CRID) – Serge Portelli (magistrat) – Jacques Rancière (philosophe) – Denis Sieffert (directeur de Politis) – Robert Terzian (La Marseillaise) – Aurélie Trouvé (coprésidente d’Attac) …

Vous pouvez retrouver Regards en ligne : http://www.regards.fr/