Après huit années d’existence, quel bilan peut-on tirer de la France insoumise ? Les forces et faiblesses de ce mouvement sont riches d’enseignements pour l’ensemble de la gauche. En s’appuyant sur des enquêtes au long cours auprès des militant·es, des cadres et des élu·es insoumis, Manuel Cervera-Marzal1 et Rémi Lefebvre2 identifient une série de neuf dilemmes stratégiques, organisationnels et politiques auxquels s’est trouvée confrontée l’organisation de Jean-Luc Mélenchon, et auxquels sont confrontées la plupart des forces politiques anticapitalistes aujourd’hui.
La France insoumise, créée en janvier 2016 pour servir de véhicule présidentiel à la campagne de Jean-Luc Mélenchon, dispose désormais de 75 députés et d’un financement public annuel de cinq millions d’euros. Même si ses résultats aux élections locales et européennes sont en-deçà de ses scores aux présidentielles et aux législatives, ce mouvement s’est durablement imposé comme centre de gravité de la gauche française. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a obtenu le plus grand nombre de voix pour un candidat situé à la gauche du Parti socialiste dans l’histoire de la Vème République. En 2022, il a conquis 700 000 voix de plus qu’en 2017. Mais il a manqué à nouveau la qualification au second tour. Enfin, alors qu’après l’embellie des années 2015-2019, la plupart des forces de gauche radicale sont en recul en Europe (Podemos, Syriza, Corbyn, Bloco de esquerda, etc.), la France insoumise continue son aventure, bon gré mal gré, telle une « tortue sagace », dixit son leader-fondateur. Le déclin politique de Jean-Luc Mélenchon est régulièrement annoncé mais, pour l’instant, jamais réellement attesté. Quel bilan peut-on tirer, après huit années d’existence, de la France insoumise ?
En prenant appui sur une enquête au long cours auprès des militant·es, des cadres, des salarié·es et des élu·es insoumis, et en tirant profit du savoir sociologique relatif aux partis politiques, nous proposons ici de clarifier une série de dilemmes qui se recoupent partiellement et auxquels la France insoumise se trouve confrontée. Les quatre premiers dilemmes sont d’ordre stratégique, les cinq suivants relèvent du domaine organisationnel – même si ces deux aspects (stratégie et organisation) sont en partie corrélés. Au modèle unilatéral des « leçons » qu’on pourrait prétendument tirer de l’histoire, nous préférons la logique des « dilemmes », qui nous paraît plus ouverte et moins surplombante. Un dilemme désigne une configuration où cohabitent deux propositions contradictoires et toutes deux insatisfaisantes, entre lesquelles nous sommes pourtant tenus de choisir, si du moins on souhaite agir et intervenir sur le réel. Les dilemmes exposés ici viennent de notre analyse de la France insoumise mais ils se posent, dans une large mesure et sous des formes à chaque fois singulières, à tout parti politique qui entend gouverner tout en s’inscrivant dans une perspective d’érosion du capitalisme.
1. Gagner ou protester ?
La question peut paraître incongrue. Il faut pourtant la soulever : la France insoumise veut-elle vraiment gouverner ? Ou se complait-elle dans un rôle de porte-parole des colères populaires ? Souhaite-t-elle conquérir le gouvernement ou seulement faire entendre la voix des oubliés dans une perspective qu’on aurait qualifiée jadis de « tribunitienne » ? Deux états d’esprit cohabitent au sein de ce mouvement et de ses partenaires européens. D’un côté, une culture de vainqueur, souvent portée par des militant·es issu·es de la social-démocratie, s’étant par le passé frotté·es aux arcanes du pouvoir, et par des jeunes cadres au profil technocratique, qui apportent au parti leur crédibilité gestionnaire et qui adhèrent à une vision du monde se voulant plus pragmatique qu’idéologique. De l’autre côté, une morale du minoritaire, endossée par des militant·es provenant de l’extrême gauche, qui font primer l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité, et qui croient peu en la capacité de transformer la société via les institutions politiques actuelles.
Les partis de la gauche dite populiste sont tiraillés entre les mobilisations sociales et l’État, entre leur origine et leur destination, ou, pour le formuler dans les termes du sociologue Erik Olin Wright, entre le désir d’interstices (créer des brèches de liberté dans la société capitaliste) et la quête de symbiose (transformer la société en prenant le pouvoir d’État)3. La contestation du régime en vigueur cohabite avec une participation à la compétition électorale dans le but avoué de conquérir le pouvoir. Pour accéder au gouvernement, la France insoumise doit capter un électorat le plus étendu possible, ce qui peut impliquer de modérer son offre programmatique, de cultiver une image respectable et de procéder à certains compromis. Or ces opérations ne peuvent se faire sans accrocs pour un parti se revendiquant de « l’insoumission ». En s’engageant dans la voie de la normalisation, comme François Ruffin y exhorte les siens depuis 2021, la France insoumise prend le risque de brouiller son identité contestataire, de perdre en lisibilité auprès de ses sympathisant·es et de s’aliéner la partie de ses militant·es la plus attachée à la définition radicale de l’organisation. Inversement, en cultivant son profil subversif, la France insoumise risque de mettre à mal ses ambitions électorales.
L’exemple de Syriza, ainsi que les gouvernements latino-américains des années 2000, ont prouvé que la gauche populiste n’était pas cantonnée à jouer les trublions ou le faire-valoir des sociaux-démocrates. Mais, une fois les élections remportées, la bataille ne fait que commencer : les gouvernements populistes de gauche font alors face aux puissances financières, aux résistances de la haute-fonction publique (à l’« État profond ») et aux élites médiatiques et politiques qui défendent leurs intérêts et le statu-quo. La façon dont la Troïka a fait plier le gouvernement d’Alexis Tsipras montre qu’avoir un programme radical ne suffit pas. Encore faut-il que les conditions d’applicabilité de cette offre politique soient réunies. Sans une pression populaire massive et sans la solidarité d’au moins quelques partenaires internationaux, un gouvernement populiste de gauche a toutes les chances de céder face à la pression adverse, dont une partie de la force est issue des marchés financiers.
2. Transformer le sens commun ou s’y adapter ?
Inspirés par Gramsci (ou par l’idée qu’ils s’en font), les dirigeant·es insoumis·es sont convaincu·es que la politique est une question d’hégémonie. Pour gagner dans les urnes, il faudrait d’abord remporter la bataille des idées, battre en brèche les mythes tenaces de la fin de l’histoire, de l’absence d’alternative et du choc des civilisations. D’où l’énergie investie dans les réseaux sociaux et la communication publique. D’où aussi la présence sur des chaînes supposément populaires telles que CNEWS et BFMTV. Le néolibéralisme a gangréné nos imaginaires, poussant chaque individu à se percevoir comme un entrepreneur de lui-même. Tout doit être rentable, y compris en amitié et en amour. Dans un climat où la réussite passe par l’écrasement d’autrui, difficile d’être audible, en effet, pour une force politique qui prône une valeur aussi désuète que l’entraide. D’où cette priorité : lutter au niveau des idées.
Mais la bataille culturelle n’est-elle pas perdue d’avance ? Que peuvent vingt mille militant·es insoumis·es, aussi doué·es et résolu·es soient-iels, face à quarante années de propagande néolibérale, de conditionnement concurrentiel, d’individualisation des conditions de travail, de délitement des solidarités collectives, et face à des bataillons de lobbyistes et de communicants dont le budget est infiniment supérieur à celui d’une organisation comme la France insoumise ? Dans ces conditions, le rôle d’un parti politique n’est-il pas de s’adresser aux électeur·ices tel·les qu’iels sont plutôt que tel·les qu’on aimerait qu’iels soient ? L’objectif n’est-il pas de séduire les électeur·ices plutôt que de les convaincre, de s’emparer d’un maximum de voix plutôt que de se lancer dans une tentative hasardeuse de faire changer les gens d’avis ? Les intellectuel·les, les journalistes, les enseignant·es, les cinéastes, les écrivain·es, les chanteurs·euses et les artistes sont là pour modifier le sens commun. Le candidat, lui, ne devrait-il pas se concentrer sur la victoire, quitte à mettre en sourdine les propositions de son programme qui pourraient lui aliéner certains segments décisifs du corps électoral ? Autrement dit : une force électorale a-t-elle pour mission de transformer le sens commun ou de s’y adapter ?
Ce dilemme est très concret. Pour Podemos, il se manifeste sur des sujets aussi inflammables que l’indépendance catalane ou l’abolition de la monarchie. Pour la France insoumise, ce dilemme se déploie autour des thèmes aussi sulfureux que la sortie de l’Union européenne et le traitement réservé aux migrants. Les populistes de gauche ont un avis clivant sur ces sujets et, régulièrement, iels se divisent entre elleux pour savoir s’il est opportun de mettre en avant cet avis. L’exigence d’un referendum d’autodétermination catalan et l’instauration d’une République (côté espagnol), le plan B et la régularisation de tous les travailleurs sans-papiers (côté français) doivent-ils être remisés, par souci tactique, afin de maximiser les chances de victoire ?
3. Quelles fractions des milieux populaires privilégier ?
Les questions idéologiques et stratégiques évoquées jusqu’ici se déclinent aussi sur le terrain de la tactique électorale. En bon populiste, Jean-Luc Mélenchon cherche à mobiliser le « peuple » en produisant, à travers un discours conflictuel et rugueux, aux effets « conscientisants », un nouveau Nous, construit en opposition aux élites politiques et économiques. Mais de fait ledit peuple dans sa dimension plébéienne est traversé de contradictions et structuré par des intérêts différents et potentiellement divergents, ce qui a amené les sciences sociales à substituer l’expression « catégories populaires » à celle plus homogénéisante de « classe ouvrière ». La classe ouvrière a longtemps été le sujet historique des partis anticapitalistes. Que faire quand elle perd sa cohérence ?
Les catégories populaires dans lesquelles on rassemble employé·es et ouvrier·es renvoient à des mondes différents, pour schématiser, celui des territoires désindustrialisés (la classe ouvrière « blanche » traditionnelle séduite par l’extrême droite et son offre xénophobe), les banlieues (les classes populaires racisées victimes de discriminations et de violences policières), le monde rural qui s’est prolétarisé et pâtit de l’effondrement des services publics. Comment mobiliser à la fois les « fâché·es pas fachos », les Français·es de confession et/ou de culture musulmane, les « prolos » des campagnes ? Dans les faits, la France Insoumise a semble-t-il privilégié le monde populaire des quartiers, ce qui l’a conduit à adopter un discours très critique sur la police, plus nuancé sur la laïcité et pro-palestinien lors du récent retour du conflit au Moyen-Orient malgré les appels de François Ruffin à prendre en compte « la France des périphéries ». Certains diront que, par une ruse de l’histoire, LFI s’est rapproché du point de vue du think tank Terra Nova (proche du PS) qui, dans une note fameuse de 2011, exhortait la gauche à une alliance de classes jeunes-classes urbaines diplômées et France des quartiers.
4. Patriotisme ou cosmopolitisme ?
La racine des maux qui affectent les classes moyennes et populaires se situe en partie au niveau supranational. La privatisation des services publics et la mise en concurrence des travailleurs au nom de la compétitivité ont été organisées par les traités européens et internationaux conclus ces dernières décennies. Sur la base de ce constat, les insoumis critiquent sévèrement les instances supranationales, qu’elles soient publiques (Union européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) ou privées (multinationales, lobbies, agences de notation). Afin de restituer au peuple sa souveraineté, la France insoumise plaide pour un retour à l’échelon national.
Mais la souveraineté nationale n’est pas mécaniquement synonyme de souveraineté populaire. S’il est vrai que la classe capitaliste s’organise désormais au niveau mondial, il est vrai aussi que la lutte des classes se poursuit au sein de chaque État-nation. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les élites politiques nationales, qui tentent de se dédouaner en invoquant « Bruxelles », ont organisé elles-mêmes leur propre dépossession au profit d’instances éloignées et non élues. Il ne faut pas oublier non plus que les gouvernements français ont commencé à privatiser et à instaurer la rigueur budgétaire sans attendre que de telles pratiques ne soient imposées par la réglementation communautaire.
La France insoumise mène donc son combat sur deux fronts : national et transnational. Mais le type d’investissement n’est pas le même en fonction de l’échelon : au niveau national, les insoumis·es agissent sur un plan pratique (actions militantes, campagnes électorales, travail parlementaire), tandis qu’au niveau transnational, leur investissement est essentiellement discursif (signature de plateformes communes, critique des institutions européennes, tout cela n’allant pas beaucoup plus loin que des discours). Des alliances sont nouées au niveau européen, comme en 2019, où la plateforme « Maintenant le peuple » a regroupé Podemos, la France insoumise, le Bloc de gauche portugais et trois partis nordiques afin de mener une campagne commune contre l’évasion fiscale. Le 8 novembre 2020 à La Paz, les mêmes ont signé une déclaration transcontinentale avec leurs alliés argentins (Alberto Fernandez), équatoriens (Rafael Correa et Andrés Araus), brésiliens (Dilma Roussef), boliviens (Evo Morales et Luis Arce), chiliens (Daniel Jadue), péruviens (Veronica Mendoza) et colombiens (Gustavo Petro) afin d’alerter contre l’expansion mondiale de l’extrême-droite.
Mais, malgré ces initiatives, c’est au niveau de l’État-nation que les insoumis déploient la majeure partie de leur énergie. En s’engageant dans l’arène électorale, qui se structure au niveau national, la France insoumise est soumise à ce cadre, par la force des choses. Son objectif privilégié (les élections nationales, le niveau local étant négligé) est donc en décalage avec son analyse (l’importance de l’échelon transnational). La stratégie populiste, qui a une forte composante patriotique, peut-elle se doter d’une dimension cosmopolitique, au sens où sa finalité se situerait au niveau du monde (comme le mouvement altermondialiste l’avait fait) plutôt que de l’État-nation ? Ce cosmo-populisme de gauche existe déjà de façon embryonnaire et, chose remarquable, il met en lien des villes plutôt que des pays. Ainsi, en septembre 2015, la mairesse de Barcelone Ada Colau initia un réseau de villes-refuge en pleine crise des migrants. Alors que les vingt-sept États membres se déchiraient pour déterminer lesquels supporteraient l’afflux migratoire, une soixante de municipalités souvent liées à la gauche populiste firent doublement preuve de solidarité : les unes vis-à-vis des autres (Barcelone proposant par exemple de recevoir des migrant·es arrivé·es à Athènes) et toutes vis-à-vis des réfugié·es (en leur proposant un logement, une aide matérielle et un soutien juridique).
5. Personnalisation ou démocratisation ?
Outre les dilemmes stratégiques exposés jusqu’ici, une deuxième série de dilemmes concerne plus spécifiquement la forme organisationnelle4. LFI ne se considère pas comme un parti mais un mouvement que son leader a théorisé comme « gazeux » et qui n’entend pas reproduire les travers des partis traditionnels (comme le PS), jugés trop bureaucratiques, notabilisés, recroquevillés sur leurs luttes internes5. Jean-Luc Mélenchon se plaît à répéter qu’il aime « voyager léger » (ne pas s’embarrasser d’une organisation trop lourde) mais LFI permet-il de voyager loin ? Quelle forme organisationnelle devrait prendre la gauche pour être une force de transformation sociale ? La gauche manque peut-être moins d’idées que de médiations (partisane et syndicale, notamment) pour les promouvoir et construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier et de manière plus générale politiser la société. Les partis sont en déclin mais l’action durablement organisée (sous la forme de partis à réinventer) n’a pourtant rien perdu de sa nécessité politique et structurelle. La solution ne saurait pour autant être un retour pur et simple au bon vieux parti de masses puisque la société a changé – le contexte démographique, économique et technologique qui a présidé à leur apparition est révolu.
Notre époque est marquée par le retour en puissance des hommes forts (Trump, Poutine, Xi Jinping, Bolsonaro, Macron, etc.) et de la personnalisation. Cette dernière est favorisée par les transformations technologiques (la télévision d’abord, Internet ensuite) et, en France, par la centralité du moment présidentiel, mère de toutes les batailles électorales. Dans les partis, c’est désormais l’individu qui représente une « marque » qui confère sa notoriété et sa légitimité au collectif. Qu’en aurait-il été du M5S et de Podemos sans la visibilité médiatique de figures comme Bepe Grillo et Pablo Iglesias ? Qu’est LFI sans son leader Jean-Luc Mélenchon, se définissant lui-même comme « sa clef de voûte » ? Ce n’est plus le parti qui fabrique le candidat mais l’inverse, comme en témoigne la création de LFI en 2016. Comme l’a théorisé Ernesto Laclau dans La raison populiste6, la figure de l’hyperleader est censée par ailleurs réaliser et symboliser l’unité d’une masse populaire plus fragmentée et atomisée que jamais.
Mais ces tendances à la personnalisation et au poids des leaders s’accompagnent dans la société d’une demande pressante de démocratie réelle, qui s’est exprimée à travers le cycle protestataire inauguré en 2011 par les révolutions arabes ou de nouvelles attentes démocratiques dans les systèmes politiques. Les régimes représentatifs sont des équilibres précaires entre le pouvoir d’une minorité (les élus) auquel consent, activement ou passivement, la majorité (les électeurs). Cet équilibre, qui tient tant bien que mal depuis deux siècles, semble en passe de se rompre. Il débouche sur une alternative : autoritarisme ou démocratie. De quel côté la France insoumise fait-elle pencher la balance ?
On a spontanément envie de répondre : du côté de la démocratie. Le programme L’avenir en commun est d’offrir à l’idéal d’égalité, aujourd’hui malmené, une mise en œuvre effective. Au quotidien, les militants insoumis sont de presque tous les combats pour la justice sociale. Nul ne peut contester la sincérité de leur engagement. Il n’en reste pas moins qu’un doute subsiste : quand on voit comment Jean-Luc Mélenchon contrôle son mouvement, ses finances, ses orientations stratégiques, les investitures aux élections, ne gouvernerait-il pas son pays de la même manière ? Les principes de la Sixième République n’inspirent guère le fonctionnement du mouvement. Les insoumis·es objecteront que la façon de s’emparer du pouvoir ne préjuge pas de la façon dont ils comptent ensuite l’exercer.
Or le bilan mitigé de leurs partenaires latino-américains montre combien la question est délicate. D’un côté, les gouvernements « socialistes du XXIème siècle » (Hugo Chavez, Rafael Correa, Evo Morales) ont fait reculer la pauvreté, l’analphabétisme et les inégalités. Ils ont aussi installé des bureaux de vote dans les régions qui en étaient dépourvues et ils ont encouragé l’inscription des classes populaires sur les listes électorales. D’un autre côté, ils ont joué la carte du leadership charismatique, dont les risques et dérives sont connus, et ils n’ont pas toujours adopté un comportement exemplaire à l’égard du pluralisme. Mais il faut rappeler que, là-bas, l’opposition de la droite, soutenue à grands renforts médiatiques, économiques et états-uniens, est autrement plus féroce qu’en Europe. Les conflits politiques y sont plus violents. L’histoire et le contexte sont différents.
À sa création, Podemos a mis en place des « cercles » de base dont le fonctionnement s’inspirait des pratiques délibératives et autogestionnaires mises en œuvre par le mouvement des Indignés. Dans une dynamique analogue, les groupes d’action insoumis constitués au cours de la présidentielle de 2017 ont fait preuve d’une inventivité et d’une convivialité qui ont permis de rallier un nombre de militant·es supérieur à celui des autres partis politiques français. Mais, au sud comme au nord des Pyrénées, l’effervescence de la première année n’a pas duré. Le parti-mouvement s’est progressivement transformé en parti personnel centralisé. Si deux âmes – horizontale et verticale – cohabitaient au début, la seconde a fini par l’emporter sur la première. Cette évolution était un mal nécessaire, disent ceux qui estiment que pour s’emparer du pouvoir on ne peut se payer le luxe de délibérer sur chaque sujet en vue de viser « l’efficacité ». Les autres rétorquent qu’en sacrifiant la démocratie sur l’autel de l’efficacité, le parti s’est vidé de ses membres et s’est mis à dos une partie de ses électeurs. Iels ajoutent que, si l’arbre est dans la graine comme la fin dans les moyens, le fonctionnement vertical du parti augure mal des pratiques gouvernementales qui seraient mises en œuvre si, d’aventure, les insoumis·es devaient s’emparer du pouvoir.
La question n’est pas de mettre en place un parti sans leader mais est-il possible de partager les responsabilités et de doter le mouvement d’une consistance propre ? Depuis 2022, la France insoumise a doté ses groupes locaux d’une forme d’autonomie financière et a fait le choix d’acquérir à terme un local dans chaque département. Mais le mouvement reste largement dépourvu de réseaux au sein des syndicats, des associations et du monde culturel.
6. L’agilité contre la solidité
LFI se donne à voir comme une nébuleuse plus « gazeuse » que solide, légère au point d’apparaître évanescente. L’organisation est peu formalisée, évolutive (un « work in progress »). Elle accorde une très forte autonomie au local : les groupes se créent ainsi de manière libre. Il n’y a pas d’échelons intermédiaires même si des boucles départementales ont vu le jour en 2023. Des règles existent bien, relatives aux processus de sélection des candidat·es, aux modes de distribution des financements, à l’établissement des chaînes de décision : elles définissent un fonctionnement organisationnel centralisé. Derrière le gazeux se cache de fait une société de cour (au sens de Norbert Elias) structurée autour du leader7.
Quel équilibre trouver entre souplesse et formalisation organisationnelles ? Le parti-mouvement, conçu comme une structure agile, « tourné vers l’action », s’est montré capable de réaliser des performances électorales remarquables dans le court terme, de s’adapter à un environnement changeant, où il n’existe pas une seule ligne de front claire. Cependant, sa capacité de résilience dans le temps long est plus limitée (en particulier, la capacité de survie à des défaites électorales majeures ou à la période de succession de son leader). Le modèle de parti classique est plus difficile à manœuvrer, à gouverner, donc à réformer, mais garantit une forme de continuité dans le temps, qui permet de résister aux périodes de « temps froid », à des crises d’une certaine ampleur, ainsi qu’aux défaites électorales et aux épisodes d’alternance. La formalisation des règles sur les dimensions les plus contentieuses de l’organisation (la sélection des candidats et la répartition des financements, par exemple) permettrait de désamorcer des sources de conflictualité majeures (c’est une demande de la majorité des adhérents). En revanche, le maintien d’un grand degré d’informalité est sans doute essentiel pour garantir la réactivité de l’organisation lors de temps chauds (typiquement, lors d’une campagne présidentielle) et son ouverture à la société.
7. L’unité contre le pluralisme idéologique
La formalisation de l’organisation amène à un autre dilemme, relatif au degré de cohésion idéologique. Cet enjeu n’est évidemment pas neuf, il traverse toute l’histoire de la gauche : comment assurer une cohérence interne suffisante, tout en laissant sa place à un certain pluralisme qui permet de rassembler une base large de militants et de faire vivre la réflexion et la démocratie internes ? Les dirigeants insoumis brocardent régulièrement la démocratie partisane traditionnelle faite de congrès, de votes militants, de motions qu’ils connaissent bien puisque beaucoup d’entre eux l’ont pratiqué au PS. Elle nourrit selon eux une forme de narcissisme organisationnel alors que les insoumis se veulent « efficaces » et projetés vers l’extérieur. Pourquoi se diviser en palabres interminables, en jeu sur les « virgules », « couper le cheveu en quatre » alors que LFI dispose d’un programme détaillé et actualisé (L’Avenir en commun) ? L’accord autour du programme et du leader sont les deux fétiches du mouvement, mais ces deux socles ne règlent pas l’ensemble des désaccords pertinents possibles. LFI a changé de ligne politique sur un certain nombre de questions (la laïcité, l’islamophobie, l’Europe) sans qu’un débat pluraliste ait été ouvert sur ces questions. L’existence de « sensibilités internes » fait la richesse d’une organisation. Le jeu des courants au PS n’a pas toujours été dysfonctionnel et artificiel : dans les années 1970, il a permis de créer une émulation idéologique et un débat intellectuel souvent de grande qualité, structuré autour de revues, avant de dégénérer en luttes d’égos sans substrats politiques réels avec la présidentialisation de l’organisation.
La question du pluralisme idéologique est inséparable des questions de la démocratie interne (qui est un outil et levier de diversité idéologique) et du pouvoir. Comment sont canalisés les conflits internes ? La sélection des candidats, aujourd’hui assurée par un comité électoral au fonctionnement opaque, entraîne des concurrences qu’il faudrait réguler de manière transparente. LFI valorise le fonctionnement par « consensus » mais ce dernier constitue souvent pour les dirigeants une manière de légitimer des décisions sans réelle délibération. Ce fonctionnement est-il réellement « efficace » lorsqu’il échoue à conserver au sein de l’organisation des profils intéressants qui s’éloignent faute de pouvoir exprimer leurs vues minoritaires dans des espaces consacrés en interne ? Est-il efficace lorsque, faute de construire ces espaces en son sein, les conflits qui le traversent n’ont d’autre choix que d’être menés dans l’espace médiatique, comme on le voit avec les députés récalcitrants (Clémentine Autain, Raquel Garrido, Alexis Corbière…) ?
Le sociologue Albert Otto Hirschman a dégagé trois options qui s’offrent à un membre insatisfait d’une organisation : exit, voice, loyalty. De nombreux militants et cadres quittent le mouvement en claquant bruyamment la porte faute de pouvoir donner de la voix (exit). Comme l’a écrit Charlotte Girard, une cadre historique du mouvement qui a fait défection en 2019 : « On ne peut pas exprimer de désaccord8. » On observe de manière plus générale un très fort turnover militant à LFI. L’absence de démocratie limite ainsi la capacité agrégative du mouvement, enjeu pourtant crucial dans un mouvement voulant servir de base à la construction d’un nouveau bloc majoritaire. Elle ne contribue guère à former les militants dont la cohésion idéologique ne se produit que sur la base de l’adhésion au programme même si la création de l’Institut La Boétie en 2022 pallie en partie ces faiblesses. Les débats de ligne ont aussi des vertus d’éducation militante.
Des progrès ont été réalisés mais ils sont limités. Des assemblées représentatives sont régulièrement convoquées mais n’ont pas de réels pouvoirs. Une direction du parti est désormais identifiée depuis 2022 : la coordination des espaces mais elle est cooptée et non désignée. Les militants n’ont pas toujours leur mot à dire (sur les orientations politiques du mouvement par exemple) et ne votent que lorsqu’ils sont consultés sur un certain nombre de décisions.
8. Les institutions contre la société
La France Insoumise cherche à la fois à peser dans les institutions politiques et à mettre en mouvement la société. Ces deux stratégies ne sont pas antinomiques mais où mettre le curseur entre stratégie symbiotique et interstitielle (pour reprendre les catégories d’Erik Olin Wright) ? Ce dilemme organisationnel – quelle intégration privilégier ? – rejoint en partie le dilemme stratégique exposé précédemment – gagner ou protester ?
L’absence d’une structure partidaire forte et de statuts clairs emporte d’autres conséquences que celles déjà évoquées : le poids des élu·es et notamment des parlementaires, au risque du « crétinisme » parlementaire (ne voir le monde social qu’à travers le prisme institutionnel). Lorsque la France Insoumise avait 17 députés, de fait la direction du parti était située au sein du groupe parlementaire. Ce groupe était d’autant plus puissant que l’organisation partisane était faible (peu de permanents et de budget) et que ce groupe politique pouvait s’appuyer sur de fortes ressources (des dizaines d’assistants parlementaires, la tribune de communication que représentent via les réseaux sociaux les prises de parole dans l’hémicycle). Depuis les élections présidentielles de 2022, cette parlementarisation s’est renforcée. Les 75 député·es sont de facto les leaders locaux du parti. Alors que LFI tient un discours volontiers anti-élitiste et dégagiste, la logique de la professionnalisation politique n’y est pas remise en cause. Les parlementaires reversent une partie de leurs indemnités à leur parti relativement faible (10%) et il n’y a aucune règle de limitation du cumul de mandats dans le temps. Jean-Luc Mélenchon est un professionnel de la politique depuis 1986. Sur la dernière liste des élections européennes, un candidat sur deux dans les dix premières places est député sortant.
L’intégration institutionnelle se pose en des termes différents au niveau local. Les dirigeant·es insoumis·es sont très méfiant·es à l’égard du pouvoir territorial et de sa pente notabiliaire (qui a desséché le Parti socialiste). LFI est un parti organisé autour d’une plateforme numérique aux fonctionnalités structurantes qui, par le haut niveau d’intermédiation qu’elle rend possible, est censée permettre de faire l’économie d’un ancrage local. Les dirigeant·es insoumis·es n’ont pas accordé beaucoup de place ni de moyens en 2020 à des élections municipales qui ont été en partie « enjambées ». Mais le niveau local peut être aussi un espace de transformation sociale (de municipalisme et de communalisme) et pas forcément de localisme notabiliaire.
Inversement, le changement social ne peut seulement procéder des institutions et de l’électoralisme. Or la rationalité électorale (présidentielle et parlementaire surtout) est très forte à LFI, ce qui rapproche cette organisation du « modèle du parti électoral-professionnel » (tel que Angelo Panebianco l’a forgé pour désigner les partis de gouvernement9). Ce tropisme n’amène-t-il pas à écarter une vision plus mouvementiste du changement social (bottom up) ? La gauche doit sans doute s’organiser au-delà de la seule expression électorale. Le surinvestissement dans le jeu électoral se fait au détriment de la construction pas à pas d’une contre-culture, de réseaux de sociabilité, de solidarités concrètes, bref, de bouts de contre-société. Toutes les énergies militantes sont absorbées par la conquête du pouvoir par les élections. Certes la gauche ne doit pas renoncer à la conquête du pouvoir car elle se joue (en partie) dans les urnes. Mais la victoire électorale ne peut advenir sans doute qu’au terme d’une construction politique de plus grande envergure. LFI devrait pouvoir contribuer ainsi à une stratégie interstitielle, au sens de Erik Olin Wright, c’est à dire renforcer le pouvoir d’agir social en s’appuyant sur les forces vives de la société et changer la société concrètement. Mais elle n’en a guère les moyens ni la volonté organisationnels. Localement le parti est trop faible, peu de moyens financiers sont décentralisés. Des expérimentations en matière de community organizing ont été mises en avant mais ces expériences sont limitées dans le temps, sous-financées par l’organisation et isolées géographiquement. La base militante est trop restreinte pour s’ancrer dans la société et les luttes locales.
9. Qualité contre quantité de l’adhésion. Quel mode et quelle intensité d’engagement ?
La France Insoumise peut-elle et veut-elle être un parti de militants dans un contexte de déclin général de l’engagement partisan ? LFI consacre une nouvelle forme de militantisme à faible coût et « à la carte ». L’adhésion, via la plateforme numérique, se fait en quelques clics et de manière gratuite (ce qui permet à LFI d’afficher plus de 400 000 membres). En conséquence, l’insoumis a à la fois peu de droits et de devoirs. Un engagement de faible intensité est toléré mais la contrepartie de cette souplesse est que les militants ont peu de pouvoir (il est hasardeux de donner des prérogatives à une base militante au périmètre si large). La base militante est en cela évanescente. LFI est un parti accordéon. Elle déploie son attractivité militante lors des élections présidentielles. Elle attire alors sympathisants et militants notamment grâce à une ingénierie numérique (l’application Action populaire en 2022) qui permet de les « mettre en campagne » et sur le terrain immédiatement. Mais elle peine à les retenir après le cycle présidentiel qui est suivi d’une forte démobilisation militante à la base. Les dirigeants insoumis s’accommodent d’un faible engagement entre les élections présidentielles d’une part parce qu’ils s’appuient sur les réseaux sociaux, les médias, la tribune parlementaire mais aussi parce que les militants, plus durablement engagés, sont souvent porteurs d’attentes démocratiques et de rétributions symboliques que les cadres du mouvement ne sont pas prêts à satisfaire. La « tyrannie de l’absence de structure10 » emporte par ailleurs des effets censitaires puissants. Elle favorise les cadres du mouvement qui ont accumulé du capital militant (ceux qui sont issus du Parti de gauche) et/ou qui possèdent un fort capital scolaire ou universitaire ou du temps (les étudiants de sciences politiques sont surreprésentés à Paris, Lille, Rennes, Brest, Annecy…).
Les partis ne peuvent plus susciter des loyautés comme celle qui caractérisait les partis de masse. Mais doivent-ils renoncer à enrôler et mobiliser des militant·es ? Il ne faut pas sous-estimer l’appétence pour le militantisme dans la société. Il y a des exemples à suivre à gauche comme le Parti du travail de Belgique (PTB) qui est passé de 1 000 membres au début des années 2000 à 24 000 aujourd’hui. L’engagement apparaît moins « distancié » (individualiste, labile…) que mis à distance par les partis parce que jugé inutile, inefficace ou encombrant (les militant·es sont souvent considérés par leurs dirigeant·es comme trop radicaux politiquement). Si le mouvement se démocratisait et concédait un droit de vote à ses « membres » (sur des textes politiques ou sur des investitures aux élections), ce qui permettrait de mieux financer les activités locales, il devrait resserrer sa communauté militante et la soumettre à un droit d’entrée ; ce que Podemos a fini par faire en réinstaurant une cotisation financière, qui n’existait pas à la fondation du parti. Il est difficile et hasardeux de donner des droits à des adhérents qui peuvent intégrer le mouvement sans filtre.
Depuis 2016, La France Insoumise a montré à la fois sa force et ses limites : elle a déplacé le centre de gravité de la gauche, permis de produire la candidature présidentielle la plus crédible à gauche et de mener de manière efficace des batailles présidentielles « de mouvement » mais elle peine à construire des tranchées – au sens de Gramsci – dans la société, des mécanismes de socialisation et d’affiliation dans la durée, à fidéliser des militant·es et à travailler le corps social en profondeur. Or la victoire électorale est peut-être à ce prix. La perspective de symbiose suppose sans doute de s’infiltrer dans tous les interstices.