ELECTIONS EN ALLEMAGNE : A la faveur d’un contexte international propice et d’une reconfiguration de la gauche parlementaire nationale, un pôle de gauche est apparu en Allemagne. Depuis deux ans environ, un espace s’est ouvert à l’interface de la scène non parlementaire de gauche radicale et de certains courants du parti Die Linke. Dans cet espace, les militants se réclament à la fois des traditions de la ‘gauche sociale’ et de la ‘gauche culturelle’, qu’ils souhaitent unir dans une pratique interventionniste. Anne Joly analyse les conditions de cette émergence et ses conséquences sur le paysage politique de la gauche allemande. Le texte est suivi d’une interview de Michael Below, lembre berlinois de la Gauche Interventionniste. 5 septembre 2009
Make capitalism history, le mot d’ordre de la large protestation transnationale du contre sommet du G8 à Rostock, dans le nord de l’Allemagne, en 2007, reste fédérateur outre Rhin. Scandé le 28 mars dernier lors des manifestations de Berlin et Francfort contre la politique de gestion de crise (plus de 20.000 manifestants à Berlin), décliné à Strasbourg et Baden-Baden quelques jours plus tard à l’occasion du soixantième anniversaire de l’OTAN (Make NATO history), le slogan semble presque faire pièce au moins audacieux « Un autre monde est possible » altermondialiste. Plus percutant, osant un pied de nez à l’idée de « fin de l’Histoire » depuis 1989, renouant avec une « vieille » idée – l’anticapitalisme- que certains groupes de la gauche non parlementaire jugeaient presque importune auparavant et formulé dans la langue de la lutte transnationale : ce mot d’ordre a plusieurs atouts pour fédérer les gauches sociale et culturelle de différentes générations militantes. Depuis le début de la crise financière, rencontres et discussions s’enchaînent autour de ce slogan. Make capitalism history a même muté en congrès. C’est sous cet intitulé en effet que die Linke-SDS – l’organisation étudiante du parti de gauche-, organise début octobre un congrès réunissant étudiants et professeurs, syndicalistes et membres du parti, militants altermondialistes et membres de la gauche extraparlementaire ainsi que d’anciens membres de la gauche de l’opposition est-allemande en 1989, pour analyser la crise et débattre du capitalisme.
Les années 1990 ou la dispersion
Ce mot d’ordre signale le retour de la question sociale dans l’arène non parlementaire. Dans les années 1990 les préoccupations « post matérialistes » ou « culturelles » – liées à l’émancipation individuelle, à la libération sexuelle, à la lutte contre le sexisme, contre le nationalisme et le racisme – dominaient encore largement la pratique politique extraparlementaire et laissaient finalement à la gauche parlementaire (PDS) et aux groupuscules trotskistes et maoïstes, le monopole des questions sociales. Depuis 1989 en outre, cette gauche culturelle aux traditions militantes ouest-allemandes, cherchait à se démarquer de l’échec du socialisme d’Etat est-allemand, ce qui encouragea aussi l’effort de distanciation avec la gauche sociale anticapitaliste. Celle-ci était condamnée d’une part pour formuler la question sociale dans des catégories jugées trop traditionnelles – la classe, le travail, l’Etat-, en négligeant l’émancipation individuelle ; d’autre part pour interroger insuffisamment les formes culturelles de la domination – le racisme, le nationalisme ou populisme, le sexisme – voire pour sa propension à les reproduire. Cette gauche sociale était jugée impuissante à combattre les diverses expressions du nationalisme allemand, notamment la montée significative des violences racistes au début des années 1990. Cette fracture entre gauche sociale et gauche culturelle se renforça dans le contexte d’ébranlement idéologique et structurel, après 1989. La réunification inaugura une longue décennie de latence, où toutes les tentatives de mobilisation collective, au sein même de la scène extraparlementaire, se soldaient par des échecs. Aux différends idéologiques s’ajoutaient les querelles intestines entre militants ouest- et est-allemands. La gauche non parlementaire, issue des mouvements sociaux est-allemands de 1989, ressentit les tentatives d’approche des groupes ouest-allemands comme des essais de colonisation. La césure Est/ouest survécut aussi, dans ce milieu de la gauche non parlementaire, longtemps après 1989.
Quant au PDS – héritier de l’ancien parti d’Etat est-allemand -, s’il gagna quelques adhérents à la suite de la réunification, parmi les groupes maoïstes ouest-allemands notamment, il demeurait toutefois pour le milieu extraparlementaire de l’ouest, un parti stalinien aux pratiques autoritaires, non démocratiques. La collaboration avec le parti ne pouvait se limiter qu’aux actions de lutte contre l’extrême droite, seul terrain d’entente sur lequel les activistes de la scène extraparlementaire développèrent par ailleurs des compétences inégalées ailleurs.
Les étapes du rapprochement
Le contre sommet transnational du G8 en 2007, dont la gauche allemande fut l’organisatrice principale, a incontestablement été un événement fondateur. C’est dans ce contexte de mobilisation transnationale qu’il fut de nouveau possible pour des militants, aux relations empreintes de méfiance, d’éprouver de nouveau une identité collective, plurielle mais fédératrice. L’altermondialisme a fourni ce lieu de résistance transnationale où gauche sociale et gauche culturelle pouvaient se rejoindre autour d’une reformulation de l’anticapitalisme. Parmi les activistes anti-impérialistes, les groupes antifascistes, antinationaux, écologiques et les clowns anticonformistes se trouvaient également des militants de Die Linke. « Lors du contre sommet, nous sommes parvenus à pratiquer une collaboration entre le parti et le mouvement – au-delà des tentatives de colonisation par le parti. La communication est plus étroite depuis, et la collaboration repose sur plus de confiance » se félicitait une permanente de Die Linke. Le blocus du contre sommet – blocage solidaire des voies d’accès au domaine où se réunissaient les leaders du G8 – est emblématique à lui seul de cette nouvelle pluralité. Le succès de l’expérience a assuré d’ailleurs sa réitération (notamment lors du Contre sommet de l’OTAN, en Avril 2009). Réussite avant tout pratique, cette opération solidaire, orientée sur un objectif très concret et reposant sur une organisation en réseaux, doit certes sa réalisation au souffle transnational de la mobilisation altermondialiste. Aujourd’hui, le groupe extraparlementaire de la Gauche Interventionniste(IL, Interventionistische Linke) |1| se réjouit de cette identité collective retrouvée, prédisposant à l’action politique, d’autant plus opérante qu’elle est inclusive et transnationale : « ‘Nous’, cela ne veut pas seulement dire les différents courants des gauches parlementaires et non parlementaires. |…|‘Nous’, cela signifie une constellation globale de politiques émancipatrices, qui dépasse la gauche, et touche les différentes générations du mouvement social. »
Mais la réussite de ce contre sommet transnational, largement due à l’organisation de la gauche allemande, intervint après un autre moment fédérateur, national celui-ci : la résistance aux réformes Hartz. Ces réformes du marché du travail mises en œuvre par la « coalition rouge-verte » – formée par le parti vert, Bündnis90 – Die Grünen et le SPD social-démocrate entre 1998 et 2005 -, ont provoqué la reconfiguration de la gauche parlementaire et son agrégation à certains groupes et réseaux de mouvements sociaux. Dans cet espace ont également convergé des militants est- et ouest allemands, puisque les premières résistances aux réformes Hartz se sont manifestées dans les nouveaux Länder, suscitant rapidement une solidarité à l’ouest, solidarité coordonnée notamment par les syndicats, le PDS et une partie de la gauche non parlementaire.
Ces réformes signifiaient la réduction importante des prestations sociales et le désengagement de l’Etat. Elles encouragèrent la formation d’un pôle parlementaire à gauche de la coalition rouge-verte. Apparue à l’été 2004, au plus fort des mobilisations, la WASG – Alternative électorale pour la justice sociale – réunit une partie non négligeable de militants chevronnés de la gauche du SPD, mais aussi des syndicalistes, des représentants d’anciens petits partis de l’ouest et des partis trotskistes (Linksruck), des militants altermondialistes et des militants issus des mouvements sociaux -du pacifisme à l’anticapitalisme en passant par l’écologie – quittant le parti vert. Ce nouveau parti de l’ouest se rapprocha rapidement du PDS. En Mai 2005, après l’annonce par le chancelier Schröder de la dissolution du Bundestag, la WASG et le PDS concoururent ensemble pour remporter 8,7% des voix. Issu de l’unification du PDS et de la WASG, le nouveau parti Die Linke, est relié par le biais de ses multiples sous-groupes et plates-formes, à presque toutes les tendances à gauche – du communisme orthodoxe (Plate-forme communiste ou Forum marxiste) aux mouvements sociaux en passant par la gauche écologique et le trotskisme ( Marx 21). Mais le rapprochement avec les forces extraparlementaires est avant tout l’œuvre d’organisations de jeunesse du parti, tels Solid et die linke.sds, ainsi que de certains réseaux à l’intérieur de celui-ci, comme la Gauche Emancipatrice (Ema.li).
A la base : les véritables acteurs du rapprochement
La dénomination même de l’organisation étudiante du parti de gauche, Die Linke.SDS, apparue en 2007, explicite cette volonté de lever les frontières entre traditions parlementaires et non parlementaires : le SDS, association des étudiants allemands, joua un rôle clé dans l’opposition extraparlementaire post 1968 en RFA. Invoquer cette tradition et l’associer à l’activité du parti suppose un équilibre, fatalement précaire, entre organisation partisane et legs antiautoritaire de la scène non parlementaire ouest-allemande. L’antiautoritarisme, incompatible avec toute forme d’organisation collective impliquant une hiérarchie interne, contribua à disperser le milieu jusqu’au milieu des années 2000 et à entraver l’action collective non parlementaire.
La Gauche Interventionniste (IL) est une autre entreprise emblématique de cette ambition de dompter l’éclatement par l’intervention. Réunissant, en dehors du parti de gauche, des individus et une vingtaine de groupes à l’échelle fédérale – issus de la gauche non parlementaire, de l’altermondisalisme (ATTAC Allemagne), encartés à Die Linke ou encore syndicalistes (Ver.di) -, la IL est une structure souple, respectant l’indépendance de chacun de ses membres. La mise en réseau de ces militants, dont la majorité est pourtant issue de la gauche culturelle (forte représentation des groupes antiracistes, autonomes et antifascistes notamment), a contribué à propulser la question sociale au centre de ses préoccupations et « interventions », alors qu’elle demeure peu inscrite dans ses référents et traditions.
« Si l’émancipation culturelle est nécessaire, l’aspect matériel, la qjavascript:barre_raccourci(”,”,document.formulaire.texte,%201)uestion sociale, ne doivent pas être négligés » dit Katja Kipping, députée et adjointe à la présidence du parti Die Linke. Cette trentenaire est à l’initiative de la Gauche Emancipatrice (Ema.li), structure informelle en réseau, reproduit au sein même du parti. Or « c’est devenu l’un des principaux problèmes du parti Vert ». Les Grünen se définissaient comme « bras parlementaire » des mouvements sociaux – notamment du mouvement pacifique des années 1980 – dont ils prétendaient répercuter les revendications dans l’enceinte parlementaires. Ils représentent donc l’exemple à ne pas suivre car non seulement ils coupèrent les liens avec les mouvements non parlementaires mais sacrifièrent en outre la question sociale au nom de l’émancipation culturelle.
Pourtant ces nouvelles dynamiques ne s’accomplissent pas sans heurt : la tête du parti de gauche enregistre ces évolutions, sans toujours les voir d’un bon œil. Ce fut le cas lors du 1er mai dernier, lorsqu’un jeune permanent, Kyrill Jermak, se fit vertement admonester par la direction pour son soutien public à la « Manifestation révolutionnaire » du quartier berlinois de Kreuzberg –dont les altercations systématiques opposant les manifestants aux forces de l’ordre défraient annuellement la chronique. Le parti veille à ne pas souiller sa propre réputation en évitant de mêler son histoire à tout activisme violent. En ce sens, Die Linke exclut d’être le « bras parlementaire » de la gauche radicale, comme le revendiquait jadis le parti vert en RFA. Dans la scène non parlementaire par ailleurs, s’élèvent régulièrement des craintes quant à l’organisation partisane jugée trop autoritaire, la politique jugée trop réformiste, les dérives populistes et les stratégies de pouvoir de Die Linke.
Pragmatisme et empirisme militant
Ces quelques réseaux, actifs dans des arènes distinctes, bien que poreuses – l’université, la scène extraparlementaire, la gauche syndicale et – s’appliquent donc à conjuguer les pratiques et références parlementaires et non parlementaires ainsi que les questions sociale et culturelle. L’unification, souple et ouverte, de ces courants idéologiquement hétérogènes, des Länder, à l’est et à l’ouest, aux histoires et traditions fort différentes semble bien se faire autour de la critique anticapitaliste. Mais aucune revendication commune n’a encore vu le jour, mise à part, peut-être, celle du revenu minimum d’existence – formulée notamment par la Gauche Emancipatrice (Die Linke) et la IL. Elle illustre bien ce double souci de l’autonomie et de l’émancipation individuelle d’une part et de la solidarité sociale d’autre part puisqu’il s’agit de délivrer les individus de la contrainte du travail en leur assurant un revenu minimum sans condition. Cette revendication, qui se heurte aux courants plus traditionnels du parti, n’a toujours pas trouvé de formulation convaincante. A défaut de mesure fédératrice et symbolique d’une conquête anticapitaliste, c’est donc surtout dans le cadre de discussions fédérales sur la crise et sur les nouvelles perspectives politiques de gauche, mais aussi sur l’antimilitarisme (Anti OTAN) et la lutte contre l’extrême droite, que sont envisagées les possibilités de collaboration.
Dans ces discussions, le pragmatisme et l’empirisme militant semblent primer sur l’idéologie et ce qu’ils appellent volontiers le ‘dogmatisme’ : « La conscience politique – surtout révolutionnaire – ne naît pas seulement du savoir théorique ou bien de la ‘vraie’ direction. » affirme Christoph Kleine, membre de la IL. De même Katja Kipping, lorsqu’un journaliste s’enquiert de ses premières inspirations idéologiques, répond : « Aucune. Au début, ce furent des choses très pratiques qui furent déterminantes ». Pourtant, accompagnant ce retour de l’anticapitalisme, Marx est de nouveau à l’honneur. La crise financière a bien entendu favorisé ce regain d’intérêt pour l’auteur du Capital. En témoignent les séminaires et lectures dans l’enceinte académique, dont DieLinke.SDS est à l’initiative. A côté de Marx, ce sont aussi, et surtout, les penseurs de l’altermondialisme, tels Antonio Negri, ou encore l’autrichien, Robert Misik, qui emportent l’adhésion. Précisément sans doute parce que leur approche, en termes de multitude ou d’Eigensinn (terme difficilement traduisible exprimant l’idée d’autonomie, mais aussi de désobéissance), se différencient des analyses en termes de classe parce qu’elles prennent en compte l’individu, l’émancipation du « Je ». En attendant : « Je crise ! » (Ich krieg die Krise !), lit-on sur le site de la IL. Parions que ce « cri » est gros d’un « nous » prometteur !
Interview avec Michael Below, membre du groupe berlinois FelS(Pour un courant de gauche) et de la Gauche Interventionniste (IL), réalisée par Anne Joly.
(cf. http://www.dazwischengehen.org/)
Comment est venue l’idée de créer la Gauche interventionniste(IL) ? La mobilisation pour le contre sommet du G8 à Cologne en 1999 a été ressentie comme un échec, parce que tous les groupes de gauche étaient très divisés et incapables de mettre sur pied des actions communes. Il y a eu beaucoup de discussions pour trouver comment améliorer la mobilisation. L’issue de ces débats fut de créer une large fédération pour mener une politique de gauche radicale mais en adoptant des formes nouvelles d’action basées sur des coordinations larges. C’est ce qui a fonctionné pour la mobilisation « block G8 », à Rostock. Certains trouvent que c’était une fédération trop large, et donc trop peu radicale. Je pense que c’était un succès, précisément parce que la mobilisation était si large. C’était une sorte d’enfreinte générale à la loi, une véritable rupture dans les rapports de force, même si elle fut éphémère. Avec la IL, on essaie de conserver cet esprit. Des groupes très différents dans toute l’Allemagne en sont membres : surtout des groupes de la « gauche non dogmatique » : groupes anti-répression, groupes antifa, groupes antiracistes, des rédactions de journaux, mais aussi des groupes traditionnels communistes. On se réunit régulièrement, soit à l’échelle régionale, soit fédérale. Le défi est maintenant de durer et de développer des contenus politiques communs.
La IL semble avoir permis à la gauche radicale de revenir sur le devant de la scène dans les mobilisations récentes. La scène extraparlementaire sort-elle de son isolement ? Comment ont évolué les relations avec Die Linke ? Les manifestations du 28 mars « Nous ne payons pas pour vos profits », contre la politique de sauvetage des banques et de début avril contre l’anniversaire de l’OTAN ont été des succès. L’idée de travailler davantage avec d’autres groupes politiques a fait ses preuves. Nous collaborons aussi plus qu’avant avec des syndicats comme Ver.Di (syndicat du tertiaire). Mais nous avons toujours de gros désaccords avec Die Linke : le parti a, selon moi, utilisé la manifestation comme une plate-forme pour la campagne électorale. Et Gysi a eu un discours très populiste ! Leur positionnement à gauche n’est pas toujours clair. Nous sommes proches de certaines fractions, mais très éloignés d’autres ailes du parti.
|1| cf Interview en fin de texte