« [L’]utopie est le non-lieu, le point extrême d’une reconfiguration polémique du sensible, qui brise les catégories de l’évidence. Mais elle est aussi la configuration d’un bon lieu, d’un partage non polémique de l’univers sensible, où ce qu’on fait, ce qu’on voit et ce qu’on dit s’ajustent exactement. Les utopies et les socialismes utopiques ont fonctionné sur cette ambiguïté : d’un côté comme révocation des évidences sensibles dans lesquelles s’enracine la normalité de la domination ; de l’autre, comme proposition d’un état de choses où l’idée de la communauté aurait ses formes adéquates d’incorporation, où serait donc supprimée cette contestation sur les rapports des mots aux choses qui fait le cœur de la politique »
Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2001, p. 64[1].
L’an 2000 pour les générations historiques qui nous ont précédées a été un ailleurs temporel propice à des projections utopiques. L’un des textes les plus célèbres dans ce registre, News from Nowhere or an Epoch of Rest (1890) de William Morris, est une réponse à un autre roman utopique, Looking Backward 2000-1887 écrit par Edward Bellamy (1888). Réponse critique qui à elle seule montre que l’utopie ne saurait être pensée comme un schème conceptuel unique sous lequel il serait possible de ranger une variété de récits partageant au fond une même vision du monde. Si Bellamy bâtit une société de fiction somme toute proche des projections saint-simoniennes du premier tiers du XIXe siècle, à savoir un mélange de technocratie, de mérite individuel et d’abondance économique, Morris, quant à lui, met en avant dans ses Nouvelles de nulle part (un nulle part qui rend mal le jeu de mots de Morris, puisque nulle part – nowhere – chez lui est un maintenant – now – et un ici – here) un monde où les ressources présentes sous notre main (un rapport artisanal et esthétique à un monde délivré de la démesure du progrès technique et de la quête infinie de richesses matérielles) doivent être cultivées comme des îlots éthiques présents parmi nous mais que nous aurions le défaut de ne plus savoir voir.
Deux conceptions de l’utopie se font jour dans cette querelle fin-dix-neuvième-siècle au sujet des années 2000 et il n’est pas sûr que l’alternative demeurée en suspens – Bellamy vs. Morris – ne soit pas encore aujourd’hui notre propre point de suspension. Vues depuis 1888 ou 1890, les années 2000 sont le moment d’un grand renversement des ordres traditionnels, la projection d’une société à venir révolutionnée, où les rapports entre les humains comme leur rapport à leur environnement auront été bouleversés par des réagencements moraux, sociaux, politiques, esthétiques et techno-scientifiques. Mais là où Bellamy se fait le promoteur d’armées industrielles mises en ordre de marche par un État autoritaire, se montre fasciné par des innovations technologiques qui facilitent les transactions et l’économie d’abondance (comme la carte de paiement dématérialisé), Morris, qui lui répond, fait l’éloge de la simplicité, de l’absence de hiérarchie et d’autorité, de l’échange direct sans intermédiation financière, dans un monde d’objets maitrisés et fabriqués artisanalement par des hommes et des femmes ayant éliminé les faux besoins et développé une forme de vie plus authentique car plus proche de la nature. Qu’est-ce qui a changé ? Pas grand-chose, nos sociétés n’ont pas rangé les questions qu’elles se posent, ni les différentes manières de les poser ou d’y répondre.
Si l’on se rapporte aux années 2000 depuis l’horizon qui est le nôtre, l’année 2021, ce qui saute aux yeux, c’est plutôt une faille qui se creuse sous nos pieds qu’une montagne magique qui nous ferait face et que nous serions sur le point de franchir – prêts à nous aventurer sur des terres alternatives. Une humeur chagrine nous porterait davantage à voir la collapsologie, plutôt que l’utopie, comme le genre discursif caractéristique de notre époque. Nous sommes au bord du gouffre, lit-on et entend-on, pas au pied d’une montagne. Au rayon des livres qui font époque, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, a remplacé les Nouvelles de nulle part de Morris. Un point commun rapproche malgré tout ces deux ouvrages : la forte dimension de présentisme, qui semble rompre avec la projection, le saut dans le vide à quoi on associe traditionnellement l’utopie. Et pourtant, le terme d’utopie, l’idée même d’utopie, tout comme certaines réalisations pratiques étiquetées comme telles sont aujourd’hui plus qu’hier remis au goût du jour. En témoigne la profusion récente d’articles, de sites internet, de numéros de revues, d’intitulé de colloques et d’ouvrages scientifiques qui reprennent ce terme naguère pourtant perçu comme d’emblée disqualifiant.
Notre dossier sur l’utopie voudrait précisément faire le point sur cet écart entre l’ancrage de notre temps militant dans un sol pragmatique où les racines qui liaient perspective politique et eschatologie ont été coupées et, par ailleurs, le renouveau des pensées et pratiques utopiques, ou du moins l’intérêt frémissant qui se manifeste à leur égard. Peut-être cet écart exprime-t-il sur un autre plan – celui des genres de discours, dont le genre utopique – la tension, qu’il ne suffit pas d’exprimer pour l’atténuer, entre un « agir local » et une « pensée globale »[2] ?
Traditionnellement, l’utopie est un genre qui a une histoire, dont on peut dater la naissance et peut-être même la fin. Ce qu’il reste de cette histoire, ensuite, c’est un terme (voire un adjectif – « utopique » – ou un nom dévoyé – « utopiste ») dont l’usage est souvent négatif, y compris chez celleux qui sont pourtant renvoyé·es par leurs adversaires du côté de l’utopie. Ainsi en va-t-il de Marx et de l’utopie communiste, Marx qui fut l’un des grands pourfendeurs du socialisme utopique, Engels n’ayant fait que renforcer cette césure entre la science (le marxisme) et le rêve (les rêveurs français du XIXe siècle que furent, à ses yeux, Fourier, Cabet, Proudhon, tous pourtant plus ou moins eux-mêmes critiques de l’utopie). Celleux que l’on appelle « utopistes » revendiquent rarement (sinon jamais) pour elleux-mêmes le terme au XIXe siècle (rare exception, Étienne Cabet, dont le Voyage en Icarie (1840) connaît un succès important dans les milieux ouvriers). Pourtant l’utopie au sens originel, celui de L’utopie (1516) de Thomas More, qui donne à la fois ce titre à un ouvrage et ses lettres de noblesse au genre qu’il inaugure, est loin d’être étrangère au réel, pas plus qu’à la méthode scientifique.
C’est en effet un érudit, un lettré et homme politique du XVIe siècle, l’une des grandes figures de la pensée humaniste, Thomas More (1478-1535), qui invente cette forme littéraire où une partie analytique et critique propose non seulement une description des misères du présent, misères tant morales que matérielles, mais aussi une recherche des causes ou de la cause principale de ces dernières. L’utopie comporte ainsi en elle un souci réaliste, de description quasi scientifique et chirurgicale des dysfonctionnements sociaux. Dans le cas de More, c’est le phénomène des enclosures qui est dénoncé et, en dernier lieu, la propriété privée assimilée à la passion accumulatrice. Elle est condamnée comme facteur principal de la dégénérescence du Royaume. Le genre utopique repose sur cette affinité avec la critique sociale, mais il comporte (c’est la deuxième partie de l’Utopie de More) une dimension de projection – qui peut prendre la forme d’une anticipation ou d’un éloignement, l’une comme l’autre permettant de mener à son terme une expérience sociale en pensée, celle où la cause étant repérée, il devient possible de l’inverser pour imaginer quelle société autre découlerait de principes rénovés – sur l’île d’Utopia, la propriété privée est neutralisée et l’on a affaire à un système centralisé de répartition des ressources, combiné à l’interdiction de l’usage de la monnaie, l’ensemble étant renforcé par des pratiques et des mœurs communes solidement ancrées dans la vie sociale.
En un geste qui n’est pas sans rappeler l’émergence, deux siècles et demi plus tard, de la science sociale, l’utopie revendique une approche réaliste, scientifique, architecturale de la société. Elle rompt aussi bien avec le fatalisme qu’avec le providentialisme, elle introduit le possible à hauteur d’humain et, pour autant, par sa démarche scientifique même, elle referme sur elle-même la société en excluant et la contingence du politique, et les imprévus de l’histoire. En ce sens, il y a une dimension que l’on appellerait aujourd’hui technocratique qui est fortement présente dans le genre même de l’utopie. Le récit utopique a partie liée, Pierre-François Moreau le signalait dans son Récit utopique. Droit naturel et roman de l’Etat, avec l’émergence des États modernes au XVIe et XVIIe siècle. En tant qu’administrateur et fin conseiller politique, Thomas More n’a fait qu’écrire le récit de cette émergence – pour la porter et la justifier. William Morris, quand il s’éloigne d’un centralisme étatique autoritaire dans la critique qu’il effectue d’Edward Bellamy, marque un pas de côté vis-à-vis du genre établi par More. L’utopie propose une version de ce que l’État attend de ses citoyen·nes pour fonctionner en régime d’harmonie et de non-conflictualité ; Morris entend quant à lui se passer de l’État.
Cette première incursion dans l’histoire et la définition de l’utopie – d’autres seront proposées dans notre dossier – ne doit pas faire oublier que les usages multiples de l’utopie, les transformations du genre comme son adaptation à des besoins politiques et sociaux changeants sont tout aussi intéressants et stimulants qu’une plongée dans l’orthodoxie de l’utopie. Il y a des utopies étatistes, anti-étatistes, de gauche, de droite, progressistes, réactionnaires, et ces qualificatifs sont parfois à géométrie variable tant le progressisme des un·es peut être perçu par d’autres comme une manière d’être à rebours de l’histoire, c’est-à-dire réactionnaire. Il y a, malgré tout, de grandes scansions du genre, des formes d’expression de l’utopie qui sont dépendantes des époques où elles s’inscrivent : émergence de l’État moderne à la Renaissance et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, moment de la révolution industrielle tout au long du XIXe siècle et, dans la période qui succède à la Seconde Guerre mondiale, contexte d’une maîtrise technique vacillante de la nature dans un monde où le devenir de l’humain ne se conçoit plus indépendamment de celui de la nature, la scène de l’histoire étant devenue anthropocène. S’il fallait identifier, au-delà de ces manifestations multiples, une constante du genre, c’est sans doute paradoxalement la valeur toujours délibérément instrumentale du récit utopique : quelle que soit l’époque en effet, l’utopie est une arme spécifiquement conçue pour livrer bataille sur le terrain de l’hégémonie symbolique. L’utopie se définit ainsi d’abord comme la reconnaissance en acte de l’utilité immédiatement pragmatique de l’imaginaire.
Si Morris anticipe quelque chose dans son utopie, c’est moins sans doute la société telle qu’elle est et telle qu’elle va aujourd’hui, que la manière dont le genre utopique depuis les années 70 a évolué. C’est plutôt aujourd’hui dans des interstices de la société comme de la pensée critique que s’invite l’utopie. L’utopie n’est plus cette manière de reconstruire par la raison – informée scientifiquement – la société dans son ensemble pour viser l’harmonie, elle n’est pas même le rêve d’une conflictualité apaisée, pas plus qu’elle ne revendique l’imaginaire indépendamment du réel sur lequel il entend peser. Elle est, c’est du moins ce que notre dossier a voulu interroger et donner à voir, une nouvelle manière de négocier les déceptions sociales, militantes et politiques. Une manière d’expérimenter – sur soi et avec d’autres – des nouvelles modalités d’affronter les effets d’un présent, non pas décevant (car pour qu’il le soit il faudrait encore que des espoirs soient nourris à son égard), mais anesthésiant. Déjà arrivée à l’heure de l’utopie et de sa non-réalisation, c’est l’utopie elle-même qu’il faut réinventer. Ce numéro, modestement, se propose d’ouvrir et d’explorer ce chantier.
[1] Nous remercions Katia Genel d’avoir attiré notre attention sur cette citation lors d’un exposé, « Héritages de la pensée critique », fait au séminaire de philosophie du laboratoire Logiques de l’agir à l’Université de Besançon le 3 février 2021.
[2] La formule, qui ressemble à la recherche d’une pierre philosophale, date de 1972 et on la doit à René Dubos.