Le 24 juin 2022, par six voix contre trois, la Cour suprême états-unienne a abrogé l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis près de cinquante ans le droit à l’avortement au niveau fédéral. Désormais, chacun des cinquante États est libre de légiférer en matière d’avortement. Le jour même, le Missouri a voté une loi interdisant l’avortement, y compris en cas de viol ou d’inceste, et d’autres États à majorité républicaine vont lui emboîter le pas.

Ce séisme juridico-politique, qui va causer de graves dégâts nationaux et internationaux à long terme, est une conséquence directe des quatre ans de présidence Trump. Parmi les six juges siégeant à vie qui se sont prononcé·es en faveur de l’abrogation de Roe v. Wade, trois ont été nommé·es par Trump, et ce en connaissance de cause. En mai 2016, alors qu’il était encore candidat aux primaires républicaines, ce dernier présentait en effet une liste de onze juges qu’il souhaitait nommer à la plus haute juridiction du pays, parmi lesquels se trouvaient plusieurs magistrat·es opposé·es à l’avortement[1]. Pendant sa campagne, il avait prophétisé que son élection entraînerait « automatiquement » l’abrogation de Roe v. Wade[2].

Cette victoire historique pour le camp réactionnaire n’est pas la seule preuve récente de la marque laissée par la présidence Trump sur la vie politico-institutionnelle, le tissu social, et le paysage idéologique états-uniens. La veille de sa décision antiféministe et criminelle, la Cour suprême confirmait son glissement à l’extrême-droite en libéralisant la législation encadrant le port d’armes dans l’espace public, quelques semaines seulement après les tueries de Buffalo et d’Uvalde, et juste avant que les deux chambres du Congrès ne votent une loi bipartisane encadrant modérément ce même droit constitutionnel. Les deux décisions très rapprochées dans le temps viennent clore un mois de juin marqué par la série d’auditions organisées par la commission parlementaire bipartisane sur l’insurrection ratée du Capitole, le 6 janvier 2021, au cours de laquelle des milliers de fidèles de Trump ont tenté d’envahir les bâtiments du Congrès pour empêcher la certification de l’élection de Joe Biden. Ces auditions publiques montrent de manière irréfutable à quel point Donald Trump a cherché à se maintenir au pouvoir par tous les moyens après les élections de novembre 2020.

Bien sûr, la présidence Trump n’est pas une aberration sortie de nulle part, une parenthèse incompréhensible que l’arrivée de Joe Biden au pouvoir aurait vite refermée. Elle est plutôt la crête d’une puissante lame de fond conservatrice, organisée et offensive, qui depuis les années 1970 s’emploie à transformer les institutions et les rapports sociaux de classe, de genre, de race, de nationalité, en y réaffirmant les positions dominantes – celles du capital face au travail, des hommes cis face aux femmes cis et aux minorités de genre, des blanc·hes face aux groupes racisés, des citoyen·nes face aux étranger·es, etc.

Les quatre ans de présidence Trump n’épuisent pas non plus la séquence politique qui s’est ouverte en 2016 et qui marque une rupture profonde avec l’imaginaire de guerre froide qui prévalait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[3]. Les deux campagnes de Bernie Sanders en 2016 et 2020, le mouvement #MeToo en 2017, l’élection d’Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar et Rashida Tlaib et de centaines d’autres democratic socialists à tous les échelons politiques en 2018, l’opposition à l’oléoduc de Standing Rock, les manifestations de masse suite aux meurtres de Breonna Taylor et George Floyd en 2020, ou plus récemment les victoires syndicales à Amazon et Starbucks : toutes ces luttes, en mettant en cause un bipartisme qui asphyxie la vie politique, ont montré le pouvoir de nuisance voire d’obstruction d’un Parti démocrate obsédé par la restauration de l’ordre néolibéral de l’époque Obama et qui n’a cessé de brandir l’épouvantail trumpiste pour museler la gauche.

Ces luttes, avec leurs slogans, leurs esthétiques, leurs formes d’organisation, leurs porte-parole et leurs revendications, ont renouvelé les mouvements, les pratiques et les idées d’émancipation collective. Elles ne sont pas restées cantonnées au territoire états-unien. Elles ont essaimé à travers le monde, ravivant des luttes existantes, en nourrissant de nouvelles. À bien des égards, elles constituent une source d’inspiration pour le camp de l’émancipation en France comme dans d’autres pays. Elles ne sont pas exemptes de contradictions, comme l’illustre le rôle des syndicats étatsuniens dans le mouvement pour la démocratisation du syndicalisme au Mexique, difficilement dissociable des mécanismes du libre-échange. Si l’on identifie aisément la puissance du mouvement féministe depuis #MeToo[4] et du mouvement antiraciste avec l’écho de Black Lives Matter, le retour sur le devant de la scène états-unienne des idées socialistes avec les candidatures de Bernie Sanders, la figure très médiatisée d’Ocasio-Cortez, et la croissance fulgurante de l’organisation Democratic Socialists of America (DSA), ont également constitué un élément fort du renouvellement de l’imaginaire de gauche.

Tout le monde, y compris à gauche, n’a pas nécessairement bien accueilli ces phénomènes de circulation. Les débats (souvent faux) autour de la « cancel culture » et du « wokisme », la disqualification politique mais aussi scientifique des concepts de race et d’intersectionnalité[5], ont ressuscité l’épouvantail opposant le particularisme anglo-saxon à l’universalisme français.

Le bruit médiatique et le prêt-à-penser des réactionnaires de tous bords ont occulté la compréhension lucide de ces mouvements. Mais les visions fascinées n’ont pas non plus facilité l’analyse critique de la diversité des acteur·ices impliqué·es et des tensions et contradictions à l’œuvre. Ce numéro de Mouvements vise donc à revenir sur les conditions d’émergence et la production des idées et luttes émancipatrices qui se sont construites en dialectique contre la victoire du camp néoconservateur incarnée dans la présidence de Trump. En portant la focale sur les mouvements antiracistes, féministes et écologistes autant que sur les enjeux actuels de la syndicalisation, l’histoire du socialisme et l’évolution récente du Parti démocrate, il invite à déconstruire les idées reçues sur un pays perçu en France comme le principal exportateur de productions universitaires sur le genre et la race au détriment d’autres perspectives. Dans le même temps, il cherche à rompre avec la vision enchantée d’un pays qui se caractériserait par la renaissance spontanée du socialisme et l’émergence de jeunes militant·es intersectionnel·les, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, pour mettre en évidence certaines lignes de fracture peu connues du public français, telles que l’institutionnalisation relative de Black Lives Matter, les luttes contre les politiques migratoires à la frontière mexicaine, ou les effets contrastés de l’apparition d’élu·es LGBTQ+ à New York.

La première partie du numéro rassemble des articles qui se concentrent sur des luttes sociales, politiques et culturelles emblématiques de ces dernières années : la longue histoire des luttes contre les violences sexuelles à l’Université (Mniaï), les luttes antiracistes au sein des syndicats de dockers à Los Angeles (Wilson), le mouvement anticarcéral (Morisse). Parce que les productions culturelles sont elles aussi un champ de bataille idéologique, cette partie aborde également la dimension critique des représentations à l’œuvre dans la littérature, notamment la représentation intersectionnelle des migrations chez les écrivaines chicanas (Kasparian), et les séries depuis #MeToo (Dupont). Elle met également en lumière les enjeux et les contraintes pesant sur des flux migratoires qui traversent l’ensemble du continent américain (Salord). Dans un entretien exclusif, l’écrivain Don Winslow dénonce, à travers les dessous de la « guerre contre la drogue » et l’obsession incarnée par Trump d’un mur étanche isolant les États-Unis de l’Amérique centrale, la violence de l’offensive ultra-libérale et ses conséquences sur les minorités raciales et les populations les plus pauvres.

La seconde partie regroupe des contributions qui abordent les dynamiques d’institutionnalisation de la contestation. Qu’il s’agisse de la présence d’élu·es LGBTQ+ dans l’arène électorale locale ou fédérale (Bouvard et Thomas-Hébert) ou du bilan contrasté des premières années de la présidence Biden (Magnaudeix), de la place des syndicats à Amazon (Mometti) ou de leur rôle dans la réforme des relations de travail au Mexique (Yon), de l’histoire des idées socialistes (Béja, Bekhtari et Plassart) ou du mouvement Black Lives Matter (Murch), ces textes montrent que les mouvements d’émancipation, loin d’être homogènes, sont traversés de divergences, de luttes internes et de contradictions ; montrant les raisons pour lesquelles le jeu institutionnel peut apparaître payant, ils montrent aussi les contraintes qu’il fait peser sur la poursuite de la contestation et les effets de neutralisation qu’il peut produire.

Enfin, l’itinéraire avec Tanya Hernández, qui revient sur le parcours intellectuel de cette juriste spécialiste du droit anti-discrimination et grande figure de la critical race theory, souligne à quel point l’histoire des politiques de lutte contre les discriminations depuis le mouvement pour les droits civiques éclaire les critiques et attaques actuelles contre la « cancel culture » et la critical race theory.

Prises ensemble, ces luttes et ces idées émancipatrices constituent-elles une lame de fond non seulement capable de concurrencer la vague réactionnaire mais aussi et surtout de répondre aux enjeux politiques, sociaux, économiques et climatiques de la période actuelle ? Parmi les slogans et les textes qu’a fait circuler le mouvement Black Lives Matter depuis 2013, un poème de l’ancienne Black Panther et militante révolutionnaire Assata Shakur affirme et annonce, en écho au Manifeste du parti communiste : « C’est notre devoir de lutter pour notre liberté / C’est notre devoir de triompher / Nous devons nous aimer et nous protéger les un·es les autres / Nous n’avons rien à perdre que nos chaînes. » L’identité de ce « nous » n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit dans et par la lutte. Mais ce « nous », c’est l’avenir, et l’avenir, c’est maintenant.

[1] Aucun·e des trois juges que Trump nomme pendant son mandat (Neil Gorsuch en 2017, Brett Kavanaugh en 2018 et Amy Coney Barrett en 2020) n’étaient dans cette liste initiale. URL : https://www.nytimes.com/2016/05/19/us/politics/donald-trump-supreme-court-nominees.html.

[2] https://www.cnbc.com/2016/10/19/trump-ill-appoint-supreme-court-justices-to-overturn-roe-v-wade-abortion-case.html.

[3] A. RANA, « Goodbye, Cold War », n+1, vol. 30, 2018. URL : https://www.nplusonemag.com/issue-30/politics/goodbye-cold-war/.

[4] Voir notamment le dossier Révoltes sexuelles après #MeToo, Mouvements, n° 99, vol. 3, 2019.

[5] Voir notamment le dossier « Intersectionnalité » publié en ligne en février 2019 par Mouvements.