Artistes, activistes et pratiquant·es d’une forme de recherche-action tendue vers un processus révolutionnaire, John Jordan et Isabelle Frémeaux ont mis la question des utopies au cœur de leur itinéraire militant. Au début des années 2000, iels fondent le « laboratoire d’imagination insurrectionnelle » (Labofii), collectif de recherche et de création artiviste destiné à créer des formes de lutte anticapitalistes efficaces et à « rendre la révolution désirable ». Avec le labofii, iels vont participer à de nombreux combats de justice climatique avant d’entamer à la fin des années 2000 un périple européen à la rencontre d’expériences de vie post-capitalistes. De cette exploration émerge l’ouvrage-film Les Sentiers de l’Utopie, récit de voyage et documentaire fictionnel qui va nourrir encore leur désir de « changer le monde, ici, maintenant » par l’expérience et la pratique. Ce désir les amènera à construire plusieurs expériences d’utopies concrètes et les conduira à rejoindre la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et à s’installer au cœur de cette utopie en construction qu’est la zone à défendre (ZAD). Pour Mouvements, iels reviennent sur ces 20 ans d’exploration des utopies.
Isabelle Frémeaux est une chercheuse engagée, co-créatrice du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle.
John Jordan est artiste-activiste, co-créateur du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle.
Mouvements (M) : Vous avez deux profils assez différents, John est artiste, et toi enseignante et chercheuse, initialement sur les questions de formes d’action collective. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontré·es et comment vous avez fondé au milieu des années 2000, « le laboratoire d’imagination insurrectionnelle » qui avait vocation de mettre l’art au service des luttes ?
John Jordan (J.J.) : Nous sommes co-fondateur·rices et facilitateur·rices du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle cofondé au départ avec un artiste dont le nom est « le Vacuum Cleaner », qui a depuis continué sa route en solo. L’idée du Labo, c’est d’ouvrir des espaces multiformes pour faire se rencontrer artistes et activistes afin d’élaborer de nouvelles formes de résistances et de désobéissance créatives. Le Labo, c’est vraiment un endroit où se rencontrent l’art, l’activisme mais aussi la pédagogie. Moi, j’étais artiste, d’abord dans le théâtre puis dans la performance. Mais je me suis rendu compte que « l’art politique » ne m’allait pas du tout, qu’il y avait toujours les mêmes 500 personnes qui venaient dans les mêmes espaces culturels. Un microcosme qui avait le sentiment d’avoir une expérience politique en sortant de l’événement, alors tout cela n’affectait ni ne transformait le monde. Puis, j’ai eu la chance de rencontrer et de m’impliquer dans les mouvements d’action directe où j’ai observé les corps s’opposer, s’engager directement contre les machines, pour arrêter des constructions d’autoroutes (ndr : John Jordan a participé aux luttes contre la destruction de forêts et de quartiers pour la construction d’autoroutes dans les années 90 en Grande-Bretagne). Pour moi, c’était très proche de la performance mais en plus pragmatique, c’était poétique et en même temps il y avait du sens. Et cela a fonctionné puisque plus de 700 projets routiers ont été annulés en conséquence. La beauté, la puissance esthétique pour moi étaient le fait que lorsqu’un projet d’infrastructure était annulé, la vie (humaine et plus qu’humaine) pouvait continuer à fleurir. Il est devenu clair pour moi qu’un art du vivant contre la machine de l’économie consistait à créer des espaces pour que la vie puisse s’épanouir. En parallèle, j’étais prof aux beaux-arts, mais je n’avais pas une culture de l’éducation populaire. Je pensais que je faisais de la pédagogie radicale parce que le contenu était radical, mais si la façon dont je le faisais était certes un peu créative, je n’avais jamais réfléchi à partir des principes fondamentaux de l’éducation populaire, comme l’idée que « le savoir est déjà là », que tu vas juste créer des « frameworks » (cadres) pour le révéler. C’est ce qu’Isa a apporté.
Isabelle Frémeaux (I.F.) : J’étais proffe à la fac à l’époque (maîtresse de conférences en Cultural Studies à Birkbeck College), mais avec un fort rejet du système universitaire. J’ai toujours été plus à l’aise en tant qu’éducatrice et proffe que dans le rôle de « chercheuse ». Ce qui m’a toujours passionnée, ce sont les formes d’éducation qui sont porteuses de créativité et de véritable transformation politique. En cela, le Labo était (et reste) autrement plus enthousiasmant que l’institution universitaire, qui étouffe ce type de velléités.
M : C’est à ce moment-là que la notion d’utopie prend une place importante dans votre réflexion ou bien est-elle déjà présente dans vos parcours respectifs et sous quelle forme ?
J.J. : En ce qui me concerne, j’ai été toujours intéressé par la « politique préfigurative », que j’ai vraiment pu expérimenter à travers Reclaim the Streets[1], les Climate camps[2], puis les ZAD. C’est l’idée que tu incarnes dans l’action le monde que tu appelles de tes vœux, que l’action elle-même n’est pas juste un moyen de lutte et de protestation mais un moyen pour faire advenir dans le présent le monde pour lequel tu te bats, l’incarner même pour un moment temporaire. C’est influencé aussi des TAZ[3] (ndr : référence à l’écrivain Hakim Bey). Pour moi, cette idée de « politique préfigurative » est très proche de l’idée d’utopie.
I.F. : C’était aussi présent chez moi depuis longtemps. J’ai été fortement influencée dans ma vision politique par les zapatistes, dont la vision et les pratiques sont profondément utopiques : il y a une vraie projection d’un idéal, mais dans le présent, là où on est, donc en embrassant l’imperfection de ce que tu tentes de construire. Iels n’ont pas attendu le moment révolutionnaire, iels ont entamé un processus révolutionnaire dans l’ici et maintenant. C’est ce qui est très fort dans ce qu’ont proposé et ce que proposent toujours les zapatistes : la lutte composée d’un « non » et de beaucoup de « oui », ce qu’on appellerait maintenant les pluriverses même s’iels n’employaient pas forcément le terme (ndr : pluriversité est l’antonyme d’universalité).
M : Les zapatistes incluraient donc les limites de l’utopie dans leur pensée/pratique de l’utopie ?
I.F. : Ce n’est pas tant l’idée qu’il y aurait des limites… c’est plutôt le fait que si ce que tu tentes dans le réel n’est pas parfait, ce n’est pas un signe d’échec. C’est un processus d’expérimentation permanent : tu continues à viser et croire à un horizon meilleur, mais pour le faire advenir il faut accepter les tâtonnements, la recherche. Le zapatisme n’est pas une nouvelle idéologie politique, ni une reprise d’anciennes idéologies… Il n’y a pas de recettes, de lignes, de stratégies, de tactiques, de lois, de règles ou de slogans universels. Il n’y a qu’un désir : construire un monde meilleur, c’est-à-dire un monde nouveau, dans lequel il puisse y en avoir plusieurs comme disent les zapatistes.
M : Cette sorte de transformation politique par l’expérience, de « politique expérientielle », est une conception très particulière de l’utopie et une forme très spécifique de son usage politique. Cela dépend évidemment de ce que l’on entend par utopie, mais disons… si on entend par là « un récit politique qui décrit un monde qui fonctionnerait selon des règles, meilleures, plus justes, etc. », il se trouve que cette définition un peu générique est aussi très proche de l’étymologie du terme, l’utopie c’est le lieu qui n’existe pas (mais que l’utopie raconte). Mais ce dont vous parlez, tout ce mouvement expérientiel, concret qui insiste sur l’incarnation dans le présent et dans le lieu de façon concrète, ne serait-il pas mieux désigné par le terme d’hétérotopie que d’utopie ? Quel lien d’ailleurs pour vous entre ces deux notions ?
I.F. : L’hétérotopie suggère une réalisation concrète, plutôt que quelque chose de parfait donc d’impossible à mettre en place, mais la partie la plus intéressante des définitions de l’hétérotopie de Foucault est qu’il s’agit d’un lieu où les normes de comportement sont suspendues. Pour nous, cette idée que la résistance aux normes doit être au cœur de toutes les utopies est essentielle. Le projet des Sentiers de l’utopie, c’était de bousculer l’idée que l’idéal, par définition, ne peut pas exister (ce qui est effectivement l’étymologie du terme). Nous voulions explorer la notion que l’idéal n’est pas nécessairement la perfection.
Et puis je trouve que le terme d’utopie est plus mobilisateur : il y a un imaginaire qui est déclenché quand on parle d’utopie qui à mon avis n’existe pas quand on parle d’hétérotopie (même si c’est un terme plus « correct »), à moins d’être dans un cercle resserré d’universitaires. Or, l’une des choses qui nous intéressaient avec le livre-film, c’était de faire un récit accessible. Nous avons rencontré des gens de tous horizons à qui ce livre a beaucoup parlé. En fait, nous définissons le succès de l’ouvrage par le nombre de messages que nous recevons de lecteur·rices disant qu’iels ont ou vont quitter leur boulot.
M : Pour revenir sur votre parcours, vous vous rencontrez donc aux alentours de 2004, vous créez le labofii avec « the vacuum cleaner » à cette période-là, puis en 2010 il y l’écriture des Sentiers de l’utopie[4], que se passe-t-il dans ce laps de temps ? Est-ce la rencontre d’une multiplicité d’expériences de « politique préfigurative » qui vous motive à faire ce « voyage en utopie » qu’est le livre ?
I.F. : Il y a le croisement de deux dimensions. D’abord un constat qui, à l’époque, nous exaspère : le discours dominant au début des années 2000 reste, malgré les mouvements altermondialistes, celui du capitalisme comme seul horizon, les théories sur la fin de l’histoire, etc. Or, il nous paraît évident qu’il y a, partout, des expérimentations d’autres possibles. Simplement elles sont rendues inaudibles et invisibles. En parallèle, nous éprouvons aussi une certaine frustration quant au fait que dans les mouvements auxquels nous appartenions, les inspirations étaient toujours lointaines et un peu “exotiques”. On parle beaucoup des zapatistes au Chiapas, du Mouvement des Sans Terre au Brésil, des usines occupées en Argentine… C’est ce qui nous amène à avoir envie de mettre en lumière des exemples issus d’un contexte politique et social plus proche, afin de les rendre plus compréhensibles et donc atteignables. Et puis, il y a un dernier élément, plus personnel, c’est que l’on commence à fatiguer de la nature éphémère, épisodique, événementielle de l’activisme dans lequel on est. On commence à rechercher des formes de vie qui permettent de lier le quotidien à la lutte.
J.J. : Tout notre travail militant et artistique essayait vraiment d’être fidèle à nos principes d’action préfigurative : on était en collectif, horizontal, on faisait de l’action directe, durant les camps climat on vivait de façon beaucoup plus écologique… et puis on rentrait chez nous, en couple, avec une hypothèque, un boulot… Bref on continuait à reproduire le capitalisme dans notre vie quotidienne. On voyait bien que quelque chose ne marchait pas. On est très inspiré·es par les avant-gardes européennes du XXe siècle, de DADA jusqu’aux situationnistes, qui mettent la vie quotidienne au centre de l’action et théorisent en même temps qu’elles le pratiquent le triangle « vie quotidienne/activisme/art ». Avec le Labofii, on avait bien emmêlé art et activisme, mais il manquait la vie quotidienne. Et on voulait aussi avoir un territoire. On se sentait de plus en plus mal dans ce monde métropolitain où l’artificiel règne sur tout. La « métropole », c’est ce que nous avons lorsque le processus de modernisation est achevé et que la « nature » est évacuée, où tout est capturé par le marché. Tout est conçu pour que les humains n’aient de relations qu’avec elleux-mêmes, où seul « nous » gouvernons, produisons et créons la réalité.
Nous étions des « creatives » (créatif·ves) blanc·hes, de classe moyenne dans un quartier populaire londonien. En y vivant, nous savions que nous rejoignions inévitablement le mouvement qui pousse dehors les habitant·es les plus pauvres, avec ces bulldozers déguisés en boutiques, en bars, en espaces de coworking et en galeries d’art. Nous contribuions à transformer ce quartier ouvrier, autrefois riche et divers, en une énième enclave de hipsters, à l’instar de Brooklyn ou de Kreuzberg. Nous étions impliqué·es dans des luttes locales contre la gentrification, et pourtant nous savions qu’en tant que « travailleurs culturels », il était impossible de vivre dans une métropole européenne sans nourrir les « monstres monoculturels » de la gentrification. Nous devions déserter !
M : Vous partez donc en voyage, vous visitez une dizaine d’expériences, très différentes les unes des autres, certaines très anciennes, d’autres plus neuves à l’époque. Vous les racontez, les analysez, vous en inspirez. Dix ans plus tard, quel regard portez-vous sur ces explorations et sur les utopies que vous avez croisées durant ce voyage ?
I.F. : Personnellement, mon regard n’a pas tant changé sur ces initiatives. Évidemment, elles ont toutes changé parce que tout est en constante métamorphose. Mais la profonde inspiration et le désir que j’en ai retirés n’ont pas changé… Je suis toujours aussi admirative de toutes ces personnes qui tentent des choses, en ratent, se relèvent, réessaient, tentent d’autres choses… Cela transmet une force vitale très forte, de savoir que d’autres cherchent aussi, qu’iels continuent d’essayer, qu’iels essaiment, font fleurir des expériences qui parfois perdurent. Mais le plus important est peut-être qu’il y a dix ans, nous n’étions pas sûr·es d’avoir le courage de déserter nos vies, nos jobs et la métropole pour vivre collectivement, mais ces communautés nous ont donné l’audace de sauter le pas et nous ont enseigné de nombreuses leçons qui sont encore utiles pour partager des formes de vie aujourd’hui.
M : Cela résonne très fort avec le projet du Labofii, qui était de créer un lien entre activisme et désir de changement. Vous dites souvent que vous tentez de “rendre la révolution désirable”. Cela ouvre une autre lecture du possible usage de l’utopie, qui n’aurait pas seulement pour fonction de construire un horizon, parfois critique, parfois programmatique, mais aussi de susciter le désir. L’utopie vécue, la politique préfigurative est-elle un outil de vivification du désir de révolution ?
J.J. : Oui tout à fait. Et c’est un désir qui n’est pas entendu comme une force abstraite, qui n’est pas seulement intellectuel, c’est un désir de chair et d’os, construit et incarné dans le quotidien. Une des lignes directrices dans les « sentiers de l’utopie », c’est cette idée fondamentale de notre conception de l’action selon laquelle l’ADN de la transformation révolutionnaire c’est « un brin qui dit oui » et « un brin qui dit non », c’est l’articulation de la création et de la résistance, de la création et du conflit. Pour nous ces deux dimensions sont inséparables.
C’est la raison pour laquelle nous avons fini par nous installer à Notre-Dame-des-Landes (NDDL), après une sorte d’ « interlude initiatique ». Après les Les Sentiers de l’Utopie, nous avons quitté Londres pour monter un collectif en Bretagne. Ce collectif, qui existe toujours, s’appelle la r.O.n.c.e pour « Résister, Organiser, Nourrir, Créer et Exister ». Or, nous avons réalisé qu’à la r.O.n.c.e nous étions principalement dans le « brin qui dit oui », dans l’alternative, sur un territoire, où il y a beaucoup de néo-ruraux·ales, de paysan·nes bio, des gens formidables au demeurant, mais où, pour nous, manquait la dimension de conflit. C’était vraiment un espace de création d’alternatives.
I.F. : Pour beaucoup de gens, la façon dont ces alternatives étaient menées était un terrain de lutte. Il y avait par exemple beaucoup de paysan·nes qui étaient à la Confédération paysanne et qui voyaient, à juste titre, un vrai front de lutte dans les manières dont iels menaient leurs activités. Nous, ce qui nous a manqué, c’était de faire partie d’un mouvement important, massif, et d’être dans une intensité de la lutte. C’était intéressant d’être sur un territoire qui se considérait en lutte, mais c’était une forme de lutte plus diffuse. Lorsque l’on s’est retrouvé·es sur la ZAD, on a vécu cette expérience d’un mouvement social hyper fort et en même temps la construction au quotidien, comme on l’avait toujours rêvée. Cela nous correspondait beaucoup plus fortement.
J.J. : Parce qu’en fait, une utopie sans lutte peut être extrêmement dangereuse. La Silicon Valley, tout ce capitalisme de la surveillance qui se déploie partout est l’enfant des années 1970 et de ses utopies californiennes, de ces communautés qui parfois ont dit « on va quitter la société, déserter » (« drop-out »).
M : Mais est-ce que c’est parce que ce sont des utopies sans lutte, ou bien est-ce la nature même de ces utopies qui est dangereuse ? La Silicon Valley est issue d’utopies technicistes de l’ouest états-uniens travaillées par l’idée que la technologie va libérer l’être humain (ce qui est très éloigné des prémisses de l’utopie zadiste).
J.J. : Mais ces utopies étaient aussi des utopies communautaires, que l’on retrouve dans les réseaux sociaux, avec des imaginaires de réseaux égalitaires et affinitaires…
I.F. : Je pense que ce que veut dire « une utopie sans lutte est dangereuse », c’est qu’une utopie, c’est toujours une construction dans la critique d’un monde actuel, et ça devient dangereux quand tu oublies ce contre quoi tu te construis. C’est le double geste de l’utopie qui peut être oublié, où l’on ne va plus être dans ce double geste, on ne va plus chercher que la part idéale. C’est vrai qu’il y a une dimension techniciste dans le modèle de la Silicon Valley, mais il y a aussi et surtout initialement des gens qui sont devenu·es des « drop-out », qui ont oublié ou ont décidé de ne plus se focaliser sur le système militaro-industriel qu’iels critiquaient initialement et qui, du coup, n’ont pas fait rempart quand la vision idéale s’est transformée en outil du système militaro-industriel.
J.J. : On le voit bien dans des mouvements comme celui des « colibris », dans le mouvement des villes en transition, dans toutes ces constructions d’alternatives qui se définissent comme utopiques mais qui ont peur du conflit, voire même le rejettent. Pour nous, c’est une porte ouverte à des potentielles formes du capital, et en l’occurrence du capital vert, et il est inenvisageable de devenir des labos pour des « start-ups de l’écologie ». Les utopies doivent être des modèles anti-capitalistes parce que le problème au fond n’est pas un problème écologique, c’est le problème du capital.
M : Ce que vous dites, c’est qu’il faut être vigilant car les utopies, en tout cas dans le monde occidental, se construisent au sein d’un système qui est capable de tout avaler, de tout retourner sans cesse à son avantage. La vigilance critique est donc fondamentale pour les utopies, sinon elles risquent de devenir l’outil de cette forme un peu étrange d’utopie qu’est le capitalisme, car il y a me semble-t-il initialement une dimension utopique dans le récit capitaliste. Est-ce que ce serait ce qui aurait manqué à des mouvements comme celui des gilets jaunes ?
J.J. : Je ne crois pas : il y avait de l’utopie avec les ronds-points, les maisons du peuple… Les gilets jaunes ont surtout eu à affronter une répression policière insensée.
Mais c’est vrai que si te bats toute ta vie et que tu ne vis jamais les formes de vie que tu désires, ce n’est pas soutenable. C’est pour ça qu’il y a tellement de burn-out militants. Nous pensons que l’une des raisons du non-avènement d’une forme de révolution, c’est parce que la plupart des activistes font des burn-out, rentrent chez elleux et arrêtent, notamment parce qu’iels n’ont jamais l’opportunité de vivre le monde dont iels rêvent. Personne ne peut vivre longtemps avec cette déchirure. Le burnout, le turn over constant et le manque de multi-générationnalité sont des désastres pour les mouvements.
M : Ce qui émerge, c’est que l’utopie n’est pas qu’un objet de discours politique, qu’elle a ou doit avoir une dimension sensible, qu’à travers elle, sous sa forme préfigurative en tout cas, il y a un réinvestissement de la dimension sensible de l’action politique, de l’émotion, du corps. Vivre l’expérience pour laquelle on lutte, fut-ce de façon imparfaite, transitoire, c’est s’y régénérer.
I.F. : Dans l’idéal oui, quand on ne s’y crame pas.
M : On s’y crame ?
I.F. : C’est vers cela qu’il faut tendre, ne pas vivre le burn-out activiste comme une fatalité, mais trouver des manières de vivre, des formes de vie régénérative tout en restant dans la lutte. C’est un travail profond et de longue haleine. Si les formes de vie qui sont régénératives ne sont que des formes de développement personnel et de bien-être individuel, on va se retrouver dans un système fasciste… Il faut rendre la lutte soutenable sur le long terme et revendiquer des formes politiques du désir et de plaisir qui renvoient au collectif.
M : Cette « leçon » que vous tirez des expériences utopiques antérieures, notamment celles nées dans les années 1970, selon laquelle l’utopie ne doit jamais abdiquer sa dimension critique au risque de se trahir elle-même, vous diriez qu’elle est partagée dans les mouvements sociaux actuels ? À la ZAD, par exemple ?
J.J. : Oui : bâtir et lutter sont les deux mots clefs de la ZAD. Et ne pas être dans une politique de mots et de gestes abstraits mais dans une politique du faire.
I.F. : C’est ça qui a fait que cette lutte a gagné contre le projet d’aéroport. Elle a gagné aussi parce que c’est une lutte qui s’est reterritorialisée. Cette dernière dimension est essentielle. Avoir des formes de vie où tu habites le territoire de sorte qu’il finit par t’habiter et du coup tu sais pourquoi et comment tu as envie de le défendre. C’est ce qui m’a le plus frappée en comparaison des mouvements auxquels on participait avant.
M : Iriez-vous jusqu’à dire qu’il n’y a pas d’utopie, au sens où vous la définissez depuis le début de l’entretien, sans territoire ?
I.F. : Moi, je crois de plus en plus à cela. Il a fallu que je vienne à la ZAD pour vraiment comprendre ce dont les zapatistes parlaient. La très grande leçon de la résistance des peuples indigènes partout dans le monde, c’est qu’il y a une véritable puissance qui naît à ne pas se séparer de la terre pour laquelle on se bat, que l’on protège. L’hyper mobilité qu’encourage le néo-libéralisme, spatiale mais aussi sociale, tout ce qui fait que ce à quoi tu aspires, c’est de pouvoir passer ton temps à papillonner d’un endroit à l’autre, d’un statut à l’autre, d’un job à l’autre, a aussi pour fonction de nous déraciner. Sous le capitalisme, la mobilité a toujours plus de valeur que le fait de connaître profondément un endroit, d’y prêter attention. On nous décourage d’être attaché·es à quoi que ce soit, sauf peut-être à nos carrières ou à nos théories radicales détachées. Des mots et des idées qui ont rarement des conséquences, qui se traduisent rarement par la transformation des mondes. Être attaché·e à quelque chose de matériel et de relationnel est dangereux car cela signifie que vous pourriez vous battre pour le défendre. C’est beaucoup plus facile de casser un mouvement déraciné qu’un mouvement fortement territorialisé. Cela peut paraitre naïf, mais nous l’avons fortement éprouvé à la ZAD.
M : Moins que naïf, cela rompt avec la longue tradition des utopies nées en Europe au XIXe siècle, ou celle des utopies de gauche, qui sont des utopies cosmopolites qui aspirent à un élargissement des horizons et du monde.
I.F. : La grande leçon des zapatistes, celle qu’iels nous montrent depuis 25 ans, c’est que tu peux avoir une vision du monde cosmopolite, ouvert à la diversité, tout en étant fortement ancré·es dans un territoire. Iels en ont très bien parlé et montré que ce n’était pas une dichotomie, alors que l’on nous a enseigné à penser le monde de manière binaire. C’est soit la ville, soit la campagne, soit tu es ancré·e dans un territoire, tu connais tes ancêtres, tu connais leurs rites, leur culture et donc tu es un peu… « provincial·e », probablement un peu arriéré·e. Soit tu es hyper ouvert·e, cosmopolite, cultivé·e… Cette dichotomie est absurde et artificielle.
J.J. : Les zapatistes nous ont appris que nous pouvons avoir une politique radicale tournée vers l’avenir, enracinée dans le folklore et la tradition, ancrée dans la terre et émanant d’un territoire local, mais internationale dans ses perspectives. Iels ont démontré une politique de la terre sans chauvinisme ni mythes xénophobes du fascisme du sang et du sol. Iels ont développé une politique fractale non binaire, où le passé et le futur se nourrissent l’un l’autre, et où l’individuel et le collectif ne peuvent être dissociés : « Nous sommes vous », disent-iels. La clé, c’est qu’iels ont contourné le binaire stérile du local et du global. Leur lutte « locale » a inspiré la révolte « globale » des mouvements altermondialistes du début des années 2000. Iels ont survécu parce que sans cette visibilité et cette solidarité internationales, leur insurrection se serait terminée par une répression et un bain de sang. Leur génie a été de s’extraire d’un cadre national métropolitain centralisé qui les reléguait à une simple « lutte locale » et de se lier à un archipel de forces radicales.
M : Mais cela pose, semble-t-il, plusieurs questions. S’il est clair que les utopies contemporaines, par leur dimension écologique, mettent bien ce lien à la terre au centre de leurs élaborations (parce que c’est un enjeu fondamental, voire le principal enjeu actuel), cette dichotomie structure quand même fortement les relations politiques existantes. Pour le dire rapidement, en France en tout cas, les partis et les mouvements les plus attachés au local et qui le revendiquent sont réactionnaires. Donc, il y aurait un nouveau vocabulaire à inventer… d’autant que l’attachement au territoire est complexe, par exemple pour celleux qui sont le produit de l’histoire coloniale de la France, cela se formule de façon spécifique. Beaucoup se sentent attaché·es à un territoire qu’on leur dispute comme leur territoire légitime.
I.F. : Ce qui leur est renvoyé, c’est un choix qui devrait être fait toujours de façon binaire : soit ici, soit là-bas. Alors qu’évidemment, on vit dans un monde où la notion de territoire est complexe. L’enjeu, c’est de dépasser cette binarité, notamment pour se réapproprier la notion de territoire qui est effectivement aujourd’hui indument revendiquée par des visions réactionnaires. L’attachement au territoire n’est pas forcément un attachement au territoire fascisant. Il est important de se souvenir que les zapatistes sont aussi des migrant·es. On imagine qu’il s’agit de peuples qui ont toujours vécu au même endroit, ce qui n’est pas le cas, iels sont aussi le produit d’une forme de colonisation. Donc oui, effectivement : il y a un enjeu à réinventer le vocabulaire, à réinventer les façons de penser le territoire et le cosmopolitisme, et comment les réconcilier.
J.J. : Ce qui est clé, c’est aussi de réfléchir à organiser des mouvements à la fois décentralisés et pas hors sol. L’aéroport était lui-même un symbole de cette politique hors sol, où des décideur·euses veulent construire un équipement inutile et dangereux parce que tout ce qu’iels voient c’est ce monde hyper mobile, pour des classes moyennes qui vont de métropole en métropole. L’enjeu, c’est comment construire de la politique qui ne soit pas toujours tendue vers un centre, vers les métropoles, vers l’État.
M : Donc si je comprends bien, la ZAD affirme sa propre centralité contre celle de la métropole, il y a dans son projet la critique du cosmopolitisme capitaliste issu des Lumières par la revendication du pluricentrisme. On reconnait effectivement là un des socles théoriques de la pensée des zapatistes et plus largement, du mouvement altermondialiste qui, dès sa naissance en 1997, au moment de la structuration du mouvement anti-G7, a affirmé que « les enjeux et les décisions ne peuvent pas et ne doivent pas être prises par ces sept puissances occidentales qui se construisent en centralité indiscutable. Déplaçons les enjeux et les lieux de décision, les centralités ».
I.F. : Oui, tout à fait. Ce « cosmopolitisme » capitaliste, cette hypermobilité néolibérale est profondément excluante. Elle se pare d’universalisme, mais elle est loin de l’être. Cette notion d’universalisme est piégeuse, son antonyme notamment élaboré par Arturo Escobar, le « pluriversalisme » nous parait plus à même de décrire les « many worlds » (mondes nombreux) existants et un horizon politique plus intéressant.
M : Du coup, si vous deviez caractériser l’utopie qui travaille la ZAD, comment la qualifieriez-vous ?
J.J. : C’est une utopie totalement bordélique et imparfaite et c’est comme ça que ça doit rester. En tout cas, ce n’est pas un « modèle », parce que les modèles sont aussi « hors-sol ». L’utopie, c’est un processus d’expérimentation itératif, qui évolue sans cesse. La ZAD n’a jamais correspondu à un quelconque modèle, elle a sans cesse évolué, s’est transformée et se transforme encore… À la ZAD, le socle de l’utopie c’est les Communs, et à la base de la pensée des Communs il y a cette prémisse qui veut que le vivant n’est pas une ressource, mais qu’il y a une relation de réciprocité : la forêt n’est pas « du bois sur pied », il y a un continuum entre les besoins de la forêt et ceux des humains. Cela impose de voir le monde depuis des perspectives plurielles, d’essayer de comprendre tout ce qui constitue le monde vivant.
[1] Action directe de réappropriation de l’espace public.
[2] Camps action climat : campement de protestation temporaire qui vise à alerter sur le changement climatique.
[3] Temporary Autonomous Zone, ou Zone Autonome Temporaire.
[4] I. FREMEAUX, J. JORDAN, Les sentiers de l’utopie, Zones/La découverte, 2010.