La période qui précède les « Evénements » de 1984-1988 est aujourd’hui peu connue, au-delà de l’évocation rituelle mais cursive des Foulards Rouges, du Groupe 1878, fondateurs de l’indépendantisme kanak, ou du festival Mélanésia 2000, marqueur d’un « réveil culturel kanak ». Elie Poigoune et Jean-Paul Caillard, acteurs de cette émergence des luttes indépendantistes, reviennent ici sur le parcours qui les y a menés ainsi que sur ces années d’effervescence politique qui ont réussi à placer la question indépendantiste au cœur de la vie politique de l’île.
Mouvements : Vous avez participé aux luttes indépendantistes kanak dès leurs débuts, une histoire que les jeunes militant·es d’aujourd’hui n’ont pas connue. Une bonne manière d’y entrer serait de commencer par raconter vos parcours à l’un et à l’autre. Toi, Elie, tu as été un des premiers Kanak à avoir le bac.
Elie Poigoune : Je l’ai eu en 1963. Je n’étais pas le premier mais c’était la première génération. Pour nous, le lycée, qui était à Nouméa, a été un choc. On vivait en tribu, de façon traditionnelle, on était aux champs tout le temps. Les seuls colons qu’on connaissait à Canala, c’était ceux chez qui on allait ramasser le café pour avoir un peu d’argent, avec ma mère et mon père. À Poyes, dans ma tribu, on parlait le paicî mais j’ai grandi à Canala jusqu’à l’âge de dix ans, où mon père était pasteur, et là on parlait le xârâcùù. Après j’ai parlé le drehu parce que ma mère est de Lifou. Le français c’était à l’école. Mon père a appris à lire et à écrire en devenant pasteur, à la mission Do Nèvâ, juste après le départ de Leenhardt [Maurice Leenhardt est un pasteur protestant envoyé en Nouvelle-Calédonie en 1902, où il fonde la mission Do Nèvâ, dans la vallée de Houaïlou].
M. : Ce sont tes parents qui t’ont transmis un regard politique ?
E.P. : Non pas du tout, c’était des gens très religieux, très rigoureux. Mais c’était un milieu quand même assez ouvert parce qu’il y avait beaucoup de passage, c’était le centre de la tribu, les gens de ma tribu passaient beaucoup, des missionnaires assez souvent. Je crois que j’ai bénéficié de cet apport. Mais la politique c’est venu après. Ce qui nous a marqués c’était les relations avec le monde colon, qui étaient des relations très dures. On voyait nos parents en souffrir, ils étaient traités comme des enfants, quand on allait au village ils étaient traités comme moins que rien.
M. : Toi, Jean-Paul, tu as grandi ici aussi ?
Jean-Paul Caillard : Je suis né en France à cause de la guerre, et je suis arrivé ici à l’âge de 5 ans. Mon grand-père est parti de France en 1902 pour aller aux Nouvelles Hébrides, et il a épousé la fille d’un ancien maire de Nouméa, M.Marrilier, qui s’était installé en Calédonie et avait épousé une femme née ici, descendante d’un Irlandais et d’un Calédonien, M. Labat, qui était déjà là en 1853.
M. : C’est une famille de colons plutôt bourgeoise.
J.-P. C. : Ce sont des colons agriculteurs au début. Mon grand-père est arrivé en 1902 à la mort de son père, qui avait une bonne situation dans les impôts à Nantes. Il a 17 ans et vient de passer le bac, et son oncle maternel est aux Nouvelles-Hébrides, c’est un aventurier qui fait du commerce entre les îles, y compris la traite des nègres comme on dit, un peu moins dure peut-être que la vraie mais pas loin quand même. Donc il dit à ses deux frères qu’il y a du travail ici, et ils viennent. Mon grand-père rencontre cette fille du maire de Nouméa, ils se marient en 1911, et mon père naît neuf mois après. Il avait le bac mais n’a pas pu faire d’études, et il s’était juré que ses enfants feraient des études. Quand ils sont en âge, après leur bac passé à Nouméa, il vend la plantation et il vient en France en 1919. Mon père a fait médecine, le deuxième a fait droit et HEC, et André, le troisième, s’occupe de la plantation pendant la guerre et quand la guerre est finie il va faire des études de droit. Il a créé l’une des premières agences immobilières en 1952 et a bien réussi dans les affaires.
M. : Ton père était engagé politiquement ?
J.-P.C. : Il a été résistant, gaulliste. Il a contribué à sauver 87 parachutistes, ça lui a valu un nom de rue en France. Il est revenu ici auréolé de gloire, parce qu’ici tous les colons avaient fait le choix de Pétain en 1940, sauf quelques jeunes. Ensuite il a été gaulliste social, comme Roger Frey, qui a été ministre de l’Intérieur, comme Jacquinot et Billotte, qui furent ministres.
M. : Donc tu grandis dans un milieu où on parle de politique.
J.-P.C : Oui. Quand j’avais 16 ans, en 1958, j’écoutais la radio, Radio Alger, Radio Brazzaville, il y avait le coup d’État là-bas et ici ils étaient sur les charbons ardents, et j’écoutais derrière la porte du salon tout ce qu’ils disaient. À cette époque, j’ai une éducation très religieuse, je sers encore la messe, je suis enfant de chœur à la cathédrale. Quand je vais à Paris pour les études, j’habite dans un foyer mariste, rue de Vaugirard. La conscience politique me vient surtout à ce moment-là, quand j’arrive à Paris, un peu comme Elie quand il arrive à Nouméa. J’arrive seul, le 13 juillet, et le lendemain je vais voir le défilé militaire, je filme tout tellement je suis estomaqué.
M. : Elie, une fois que tu as passé le bac à Nouméa, tu pars en France, à Montpellier.
E.P. : Je commence des études de maths. À nouveau c’est un peu dur, je ne connais personne. J’arrive à la gare, je prends l’hôtel le moins cher parce que la cité universitaire est déjà pleine. Heureusement en partant on m’avait donné l’adresse d’un foyer protestant. J’y suis resté deux ans, et après je suis allé à la cité universitaire. Je ne suis pas rentré chez moi pendant sept années, cinq ans d’études et ensuite deux ans en Tunisie pour le service militaire, en 1970-1971.
M. : C’est à ce moment que se fait le déclic politique ?
E.P. : C’est surtout par les amis, la vie étudiante c’est une vie très riche, tu rencontres tout le monde. En fait, c’est là que je rencontre le milieu européen. Ici c’est deux mondes à part. Avant, au lycée La Pérouse à Nouméa, j’étais dans la même classe que Philippe Pentecoste et Charles Lavoix les deux grandes familles calédoniennes, ça nous a marqués parce qu’ils venaient en grosse Cadillac avec des chauffeurs indonésiens. Mais on se connaissait à peine, parce que les Kanak étaient tout juste une dizaine dans le lycée, on restait dans notre coin. J’ai découvert le monde européen à Montpellier, et je m’y suis fait des relations très solides. C’était vraiment dur, heureusement que c’était loin sinon j’aurais abandonné les études. Je me suis fait un premier copain qui est encore un grand ami. J’allais presque tous les week-ends dans sa famille, ses parents étaient médecins et avaient une maison de campagne dans les Cévennes, c’était comme un frère pour moi. Les premiers Caldoches que j’ai bien connus, c’est aussi en France. Quand ils arrivent là, ils se sentent aussi agressés, ça nous rapproche, on vient de la même île.
J.-P.C. : On a fait connaissance avec Elie à ce moment-là, pendant des vacances. Tu es venu pendant deux ans passer un mois aux Sablières, au centre de vacances dont je m’occupais, destiné aux gens des îles : il y avait des Calédoniens, quelques Tahitiens et des Réunionnais.
E.P. : C’est 1968 qui a vraiment accéléré les choses. On était en contact avec des étudiants Vietnamiens et Algériens, on échangeait nos expériences. Et quand on rentrait ici, après avoir été mélangé avec d’autres, on se retrouvait à nouveau dans deux mondes séparés. C’est alors que tu réalises que l’indigénat est supprimé depuis 1946, mais qu’en réalité on vit encore dans des mondes séparés.
J.-P.C. : Il n’y avait plus d’endroits avec des écriteaux « Interdit aux Kanak » mais par exemple dans les restaurants les serveurs rechignaient à servir, faisaient comme si les Kanak n’était pas là.
E.-P. : J’ai vécu ça vers 1972. Je venais de rentrer de Tunisie et j’étais déjà professeur au lycée. On était 4 ou 5 copains et on voulait manger dans un restaurant, on nous a dit : « non, on ne peut pas vous faire entrer ». Je ne pouvais pas accepter, donc j’ai dit aux autres : « vous partez mais moi je reste devant, je bloque l’entrée et je proteste ». Ils ont fait venir la police, qui m’a embarqué, devant les copains qui protestaient, et j’ai passé la nuit au trou, ils m’ont tabassé, et ils m’ont gardé toute la matinée, j’étais absent au lycée.
J.-PC : Tu m’as raconté aussi que dans un magasin, on te dit tout de suite « touche pas », tu es tutoyé, on surveille tout ce que tu fais.
E. P : On vivait déjà ça avec nos parents. C’est quand tu reviens de France que tu prends conscience de la situation, parce qu’en France tu es respecté comme tout le monde.
M. : À ce moment-là tu es déjà militant ?
E.P. : Non pas du tout. Mais 1968 m’a transformé. On faisait des réunions à Paris avec Nidoish Naisseline, il parlait de l’identité kanak, de son projet de créer un mouvement en rentrant [en décembre 1968 est créée l’Association des jeunes calédoniens kanak (AJCK), qui publie à partir de février 1969 la revue Canaque homme libre]. Il faisait des études de sociologie, il lisait beaucoup, Franz Fanon, tout ça. On a fait des réunions, et on sentait que quelque chose se passerait quand il rentrerait. Mais à ce moment-là je suis parti deux ans en Tunisie, je ne suis revenu qu’en 1972.
M. : Jean-Paul, est-ce aussi en France que tu rencontres des Kanak ?
J.-P.C. : Pas vraiment, en tout cas pas avant 1968. J’étais en contact avec des Kanak mais à travers mes activités associatives. À partir de 1964 je suis président des Étudiants calédoniens en France, une association qu’on politise un peu, au sens progressiste, notre volonté alors c’était le développement de l’île. On fait un journal, Le trait d’union, en 1965, avec Max Chivot et d’autres, qui contenait par exemple des interviews du père Apollinaire Anova Ataba [1929-1966 ; prêtre kanak auteur en 1965 d’un mémoire présenté à la faculté catholique de Paris, Histoire et psychologie des Mélanésiens, dénonçant les contradictions de l’église catholique face aux Kanak. Nidoish Naisseline publie aussi des essais dans Trait d’Union inspirés d’Albert Memmi, Aimé Césaire, Franz Fanon…]. On faisait des études sur les débouchés commerciaux, sur la démographie, etc. À l’époque j’avais de bon rapports avec le ministère de l’Outre-mer, j’y étais tout le temps fourré, j’allais fouiller dans leurs archives pour faire le journal. Il y avait aussi une association, La France des îles, une émanation du ministère qui essayait de rassembler les gens des îles, c’est par ce biais que je m’occupais du centre de vacances des Sablières. En 1966 et 1967 j’ai organisé deux Nuits du Pacifique. La première a eu lieu à la Maison de la chimie, et je voulais qu’il y ait des danses kanak mais je n’y connaissais pas grand-chose. J’ai demandé à Cibone Hague, à Abraham Xenie, ils étaient cinq, de venir faire un pilou. C’est comme ça que j’ai fait danser un pilou à Nidoish, je ne savais pas qu’un chef ne fait jamais ça, j’avais insisté et il avait fini par se laisser faire, donc il a dansé avec les autres, devant les tablées de Blancs en cravates, il y avait le ministre Stirn, etc. Les autres Caldoches étaient très contents, parce que les danses, ça ne mange pas de pain, c’était folklorique, ça faisait bien dans le tableau. Et puis arrive Mai 68 et là ça change tout.
M. : Comment ça ?
J.-P.C : L’idée de décolonisation devient évidente. Le pays devait évoluer, il fallait arrêter que tout se décide à Paris. 1968 a catalysé tout ça, et les lois Billotte de janvier 1969 nous ont donné du grain à moudre. En 1956, la loi-cadre de Deferre avait donné l’autonomie à toutes les colonies, et ici on en a écopé sans l’avoir demandée, si bien que les Caldoches se sont retrouvés avec des ministres de l’Union calédonienne, donc y compris kanak, puisque leur devise était « deux couleurs un seul peuple » [l’UC est alors le principal parti calédonien, multiethnique et partisan d’une plus grande autonomie]. Mais en 1962, la loi Jacquinot supprime le conseil de gouvernement et, en 1969, les lois Billotte dépossèdent l’Assemblée territoriale des compétences minières, ce n’est pas rien, de la tutelle des communes, ce n’est pas rien non plus, et de l’éducation. L’inverse de la décolonisation. Pour moi ça devient évident en 1969. Dans la nuit du 13 au 14 juillet avec deux camarades on a écrit « A bas le colonialisme », « Calédonie libre » sur les murs de Nouméa. L’indépendance c’était un slogan pour mettre un coup de pied dans la fourmilière, il n’y avait rien de très élaboré encore. Pour moi la décolonisation était évidente parce qu’à l’époque les Kanak étaient majoritaires à 70%.
[Encart : Suite aux lois Billotte votées en janvier, l’été 1969 précipite la visibilité publique de nouveaux groupes militants. L’action du 13-14 juillet est menée par des étudiants qui se sont rencontrés peu avant, les uns liés à Trait d’Union, les autres au journal Sikis, un journal d’inspiration maoîste actif surtout à la Société Le Nickel (SLN), alors principale entreprise minière de Nouvelle-Calédonie. Fin août, lors d’un mariage à Lifou, est distribué un tract dénonçant le refoulement de Kanak par un restaurant de Nouméa, écrit par Fote Trolue et Yeiwene Yeiwene. Un mois plus tard, Nidoish Naisseline est arrêté à Mare pour la distribution du même tract traduit en langue kanak . Le 2 septembre, plusieurs centaines de Kanak se rassemblent devant le commissariat et, en fin de journée, les prisonniers n’étant pas libérés, ils jettent des pierres et des bouteilles sur le bâtiment. La police charge et disperse les manifestants, qui se répandent dans la ville en brisant des vitrines, des voitures, en s’attaquant aussi à quelques personnes, dont un chauffeur de taxi grièvement blessé. Trente nouvelles arrestations ont lieu. Peu après, des athlètes kanak de Mare en partance pour les Jeux du Pacifique attachent un foulard rouge à leur cou et lèvent le poing. C’est l’acte de naissance du groupe militant des Foulards Rouges. Cet épisode divise l’UC : les motions de soutien aux manifestants et d’appel à un statut d’autonomie plus poussé que celui défendu jusque-là par l’UC, présentées par Yann Céléné Uregeï, élu des îles Loyauté à l’Assemblée territoriale depuis 1967, sont rejetées. Ce dernier quitte l’UC puis crée l’Union multiraciale de Nouvelle-Calédonie début 1971. Les Caldoches qui ont fait échouer la motion d’appel à l’autonomie ont été exclus de l’UC, et ils créent le Mouvement libéral calédonien. Cette double dissidence empêche pour la première fois l’UC d’obtenir la majorité à l’Assemblée territoriale en 1972.]
M. : C’était avant qu’on « fasse du blanc », comme on dit [l’Etat français relance alors la politique de peuplement, déjà accélérée dans les années 1950, destinée explicitement à rendre les Kanak minoritaires, en plus d’alimenter en main-d’œuvre les mines de nickel].
J.-P.C : Je ne me posais pas la question de savoir si l’indépendance allait être kanak ou européenne, il y avait une majorité kanak donc l’UC serait majoritaire, parce qu’à l’époque il n’y avait encore que l’UC. Après il y a eu l’éclatement, d’un côté Georges Nagle, Frouin, Lèques, avec le Mouvement libéral calédonien, de l’autre côté Yann Céléné Uregeï avec l’Union multiraciale de NC. C’est tout de suite un groupe plus radical, avec une revendication kanak même s’il ne parle pas encore d’indépendance. Donc à l’époque, être indépendantiste ou autonomiste ce n’est pas pour faire une Calédonie blanche puisque les Kanak sont majoritaires. En mars 1973 on crée l’Union des jeunes calédoniens (UJC), un petit collectif qui va vite grandir, réuni autour de Max Chivot et Jean-Pierre Déteix, puis moi j’arrive en août et je deviens trésorier. La première réunion a lieu à la salle paroissiale de la cathédrale, et ensuite l’UC nous propose son local, celui du journal L’Avenir calédonien.
M. : Donc à ce moment-là, il n’y a pas encore de mouvement commun entre les jeunes radicaux Kanak et européens.
J.-P.C : Il y avait des passerelles mais pas de réflexion commune. Nous, l’UJC, pour les intellectuels Kanak comme Paul Neaoutyine ou Déwé Gorodé, on était gênants. Dès 1970, en France, l’Association des étudiants calédoniens a été séparée avec une association kanak et une association non kanak. On l’a fait ensemble, on était d’accord, j’ai encore les procès-verbaux de la réunion. On constatait qu’on avait des façons de penser différentes, qu’on ne pensait pas la même chose les jeunes Kanak et les jeunes Européens.
M. : Même si vous commenciez tous à parler d’indépendance ?
J.-P.C : Nous on était déjà indépendantiste mais pas forcément les Kanak. Parmi les jeunes Kanak qui se radicalisent, il y a plusieurs groupes mais ils trouvent une réflexion commune à travers Le Réveil Canaque, il y a eu de nombreux bulletins, ça s’est réuni à ce moment-là [revue créée en 1970 par l’association kanake parisienne partie de l’Association des étudiants calédoniens, qui fait par exemple sa deuxième couverture sur le procès de Nidoish Naisseline, puis en janvier 1972 sur le deuxième congrès de l’Union multiraciale]. Mais, pour eux, nous les Blancs, on était quand même un peu suspects, ils nous trouvaient bizarres, des Blancs qui étaient pour les Kanak, ce n’était pas tout à fait normal : et s’ils voulaient faire l’indépendance mais sans nous ? C’est dans cette logique que quand ils adoptent explicitement une position indépendantiste, c’est une indépendance kanak : « non pas qu’on ne veuille pas de Blanc, mais c’est nous qui allons faire l’indépendance, si vous voulez nous aider, vous venez, mais c’est nous qui allons nous libérer ».
E.P. : La première position officiellement indépendantiste pour nous c’est en 1974. Il y avait déjà les Foulards rouges depuis 1969, assez proches de l’Union multiraciale qui les avait soutenus au procès. C’était surtout des gens des îles Loyauté, Nidoish, Fote Trolue… mais aussi Déwé [Gorodé], qui s’étaient connus au lycée, en terminale, qui ont fait ces actions et ce groupe en 1969 et qui sont partis ensuite faire leurs études. Moi je reviens en 1972, je travaille alors au lycée et, en 1974, avec des jeunes de la Grande Terre, on crée le Groupe 1878 [1878 est l’année de la plus importante insurrection kanak contre la colonisation française].
M. : Il y a des groupes différents pour les îles et pour la Grande Terre, cependant ce n’est pas pour faire les choses séparément. Cela reflète simplement les réalités du monde kanak ?
E.P. : Oui. Quand on a créé le Groupe 1878 pour la Grande Terre, les Foulards rouges ont décidé de faire pareil pour les îles et de se scinder en trois groupes, un à Maré, un à Lifou et un à Ouvéa. Déwé était aux Foulards rouges mais elle décide du coup de venir au Groupe 1878 puisqu’elle est originaire de la Grande Terre. On travaillait déjà plus ou moins ensemble, mais tout ça n’est pas vraiment organisé, c’est créé sur le tas. Ceux qui avaient fait des études formulaient le ressenti des jeunes. La première chose a été de réclamer les terres qu’on nous avait volées. Sur la Grande Terre on avait été chassé des fonds de vallée, repoussé vers les montagnes, donc on disait aux gens qu’il fallait s’organiser et réclamer nos terres. La première manifestation a lieu en 1974 avec la distribution de tracts au défilé militaire du 24 septembre, devant l’Orstom [aujourd’hui Institut de recherche pour le développement], il y avait des banderoles, un petit meeting devant le Bilboquet Plage. Les flics sont venus, ils nous ont tabassés, donc on a suivi la plage et on a traversé les militaires qui étaient au garde à vous pour continuer à protester devant la tribune. Les gens ont dit que nous avons déchiré les drapeaux sur la tribune officielle, alors que pour nous il s’agissait juste de distribuer des tracts. Le lendemain, au tribunal, Henry Bailly a pris 8 jours de prison ferme, quant à moi, j’ai eu une peine de 15 jours . C’est là que l’UJC est venue en force, en plus des Foulards rouges et deux militants de L’union pacifiste [créée en 1961, section française de l’Internationale des résistants à la guerre].
J.-P.C. : On était une trentaine.
E.P. : Quand le verdict a été prononcé et qu’on a été embarqués en taule, ils ont refusé de partir et ont fait un sit-in.
J.-P.C. : Nous, on a pris entre 2 et 6 mois de prison ferme. La Ligue des droits de l’homme est intervenue et finalement on n’a fait que 3 mois. Les Kanak ont fait entre 8 et 15 jours, sauf Elie qui est allé badigeonner le monument aux morts de Touho.
E.P. : C’était par solidarité avec vous. J’ai été faire une réunion dans ma tribu, et quand je reviens, les militaires me bloquent sur le pont de Pouanamou, et je suis embarqué avec Déwé et Bernadette Monteapo. On avait badigeonné des bâtiments publics, et le monument aux morts devant la mairie de Touo, ça a été un choc pour les gens du village. Cette fois j’ai pris un mois de prison ferme. C’est là que les liens se sont faits entre nous. Jean-Paul je l’ai connu en prison, on était dans la même cellule pendant un mois, ce sont des liens qui sont très forts après.
M. : Il y avait donc un foisonnement de petits groupes . À l’époque, Jean-Marie Tjibaou était-il encore prêtre ?
E.-P. : Jean-Marie a déjà abandonné la prêtrise depuis longtemps. Il travaille à l’éducation de base, il y avait un service administratif pour ça, par exemple avec les associations de femmes du Souriant village mélanésien, un groupe d’éducation populaire. Lui, en tant que sociologue, il commençait à travailler sur la côte Est avec les chefferies, il voulait réorganiser les chefferies. Il travaillait beaucoup avec les femmes, et pendant la période où on est en prison, il est en train d’organiser Mélanésia 2000 [premier festival des arts mélanésiens de Nouvelle-Calédonie qui s’est tenu du 3 au 7 septembre 1975 à Nouméa], il était sur la question culturelle, la reconnaissance de l’identité kanak. Donc on avait des parcours séparés. Pour nous ça a été très dur, peu de monde nous a soutenus au niveau des politiques officiels. Et eux pendant ce temps faisaient des réunions en brousse pour dire aux gens de venir au festival, ça nous avait un peu choqués. Moi j’étais très mal vu, puisqu’on a dit qu’on était anti-religieux et anti-coutumiers. C’est vrai qu’on disait qu’il fallait arrêter avec la religion. Moi je suis fils de pasteur, et la religion c’était « il faut accepter », et nous, on disait qu’il fallait mettre un coup de pied là-dedans, arrêter de prier dans les églises et prendre en main notre combat. Donc il y a eu un discours très dur contre nous. C’est pour ça qu’on a été très critiques avec Mélanésia 2000 [le PALIKA, créé la même année (voir plus loin), parle de « sabotage de la culture kanak » (le festival est par ailleurs décisif pour imposer l’orthographe « kanak », en place de « canaque »)]. Il y avait d’un côté un projet qui était soutenu par l’État, avec des subventions, et, de l’autre côté, nous on n’avait rien, on se faisait tabasser en ville tout le temps, on faisait des petites manifestations pour réclamer les terres, on se faisait tabasser. Aujourd’hui je n’en veux pas du tout à Jean-Marie, c’est simplement pour expliquer pourquoi au début on était très mal vus par Jean-Marie. On s’est retrouvés ensemble en 1984 quand on a créé le FLNKS.
M. : En 1975 c’est aussi la création du PALIKA.
E.-P. : Oui, parce qu’en sortant de prison, nous étions très remontés, et c’est là que le Groupe 1878 décide officiellement de parler d’indépendance kanak. On fait une conférence au local de l’UC, tous les élus de l’UC sont là, et on leur dit : puisqu’on nous envoie en taule avec nos revendications sur la culture, sur les terres, maintenant on va parler vraiment d’indépendance, notre objectif ce sera de lutter pour l’indépendance kanak. Au mois de juillet 1975, l’Union multiraciale décide de suivre notre mot d’ordre, et on crée un Comité de coordination pour l’indépendance kanak, le CCIK. Pendant 6 mois on fait nos réunions chez le vieux Pidjot [élu à l’Assemblée territoriale de 1957 à 1979 et président de l’UC depuis sa fondation en 1956]. Dans ce comité il y a tous les groupes qu’on a cités, l’Union multiraciale [qui prend officiellement position pour l’indépendance en juin 1975, ce qui vaut à Uregeï, alors président de l’Assemblée territoriale depuis 1973 avec l’aide de la droite locale, la perte de nombreux soutiens et de la présidence de l’Assemblée aux élections de septembre 1975], Les Foulards rouges, le Groupe 1878, et aussi la JOC [Jeunesse ouvrière chrétienne, composée d’une majorité de Kanak] et uniquement les élus de l’UC, Pidjot, Ayawa, etc., pas le mouvement en tant que tel. On fait des réunions et des tournées en brousse pour expliquer aux gens pourquoi on a créé ce nouveau comité. Le but c’était de créer un nouveau parti qui parle d’indépendance. En décembre on fait le bilan et on demande aux élus ce qu’ils veulent faire, et ils disent : on ne veut pas saboter notre parti, on ne le quitte pas. Début 1976, avec les quatre groupes qui restent, on travaille pour créer une tribune officielle et, finalement, en mai 1976, on crée le Parti de libération kanak (PALIKA) avec uniquement le Groupe 1878 et les Foulards rouges [L’union multiraciale n’y participe pas et, pour les élections d’octobre 1976, les autonomistes et les indépendantistes de l’UC, du Parti socialiste calédonien tout juste créé, de l’Union multiraciale, de sa scission de 1974 l’Union progressiste en Mélanésie et du Front populaire calédonien forment une coalition qui permet à la gauche de reprendre la majorité perdue en 1973]. Nidoish est élu à l’Assemblée territoriale en septembre 1977, on a un seul élu, parce qu’en mai 1977, l’UC se réunit en congrès à Bourail et se prononce à son tour pour l’indépendance. C’est là que des anciens quittent le parti et qu’on voit apparaître les nouveaux leaders de l’UC [Jean-Marie Tjibaou, élu la même année maire d’Hienghène, Yeiwéné Yeiwéné, Eloi Machoro, Pierre Declercq, François Burck, tous élus à l’Assemblée territoriale]. Pendant 6 mois en 1975, les élus de l’UC nous avaient dit d’aller expliquer notre objectif dans les tribus, et moi j’avais été à Canala parler à Machoro, donc on a travaillé avec eux pendant 6 mois, mais à ce moment-là ça ne passait pas. Et en 1977 ils se sont finalement prononcés pour l’indépendance.
M. : Donc entre 1974 et 1984, avec la création du FLNKS, vous êtes sur des manières différentes de porter les luttes.
E.P. : Oui, même si entretemps il y a eu la coalition pour les élections de 1979 [le Front indépendantiste (FI), rassemble l’UC, le PALIKA, le Front uni de libération kanak (FULK, nouveau parti dirigé par Uregeï), le Parti socialiste calédonien et l’Union progressiste en Mélanésie, et emporte, avec 34% des suffrages, 14 sièges sur 36, face au Rassemblement pour la Calédonie dans la France (RPCR, fondé en juillet 1977 par Jacques Lafleur), qui emporte 15 sièges, et à la Fédération pour une nouvelle société calédonienne (FNSC, créée en mai 1979), qui emporte 7 sièges : c’est la première élection dont le clivage principal passe entre indépendantistes et loyalistes (la FNSC étant plus modérée et autonomiste que le RPCR)]. Mais après ça on a subi à nouveau un coup dur. J’étais au lycée Lapérouse depuis 1972, et, en 1978, Paul Neaoutyine [membre des Foulars rouges puis du Groupe 1878, il revient en Nouvelle-Calédonie en 1977, après avoir obtenu un DEA d’économie à Paris] est nommé professeur d’économie. Mais en septembre 1979, on lui dit qu’il doit partir : un titulaire arrive de métropole et, comme lui est maître auxiliaire, il a un DEA mais ni le capes ni l’agrégation, ils lui disent de partir. Avec des jeunes de plusieurs lycées et les élèves de nos classes, on bloque le lycée par solidarité. On est dégagés, et je me retrouve en taule tout de suite avec deux jeunes lycéens, on est jugés quelques jours après et on en prend pour trois mois. Donc puisque j’ai un casier judiciaire, je suis viré, rayé de l’Éducation nationale. Je fais mes trois mois et je pars en brousse, dans ma tribu, en disant à mon épouse, Lucette, de rester avec les enfants à Nouméa. Paul part aussi en brousse, on était beaux-frères, et sa femme Gina, qui avait lancé les Jeunes Kanak de France, reste aussi à Nouméa. Nous on part, et notre affaire continue parce qu’on a fait appel, la condamnation est confirmée, puis c’est parti en cassation en France et, en 1981, avec le nouveau gouvernement, le jugement est cassé. Mitterrand, une des premières décisions qu’il prend en France, c’est de nous réintégrer dans l’Éducation nationale. Pendant toute cette période, on n’a aucun soutien de l’UC, ça a été dur. Ensuite, en 1984, on s’est retrouvés au sein du FLNKS. A partir de là, l’histoire est plus connue : la table-ronde de Nainville-lès-Roches, le boycott actif des élections de 1984, les barrages, etc. Même si dans l’ensemble nous faisons front commun, il y a toujours des discussions parmi les indépendantistes. Il faudra raconter aussi cela un jour mais, déjà, l’histoire un peu oubliée des débuts est importante.