La sociologue Claire Cosquer revient sur sa thèse dont le terrain est le milieu expatrié français à Abu Dhabi. Celle-ci prend à contre-courant les polémiques, au sein du monde politique mais aussi dans la sphère scientifique, autour d’une université qui serait traversée par des études essentialisant la race au détriment du social, comme si les deux questions étaient séparées. Le contexte singulier de la société émirienne, composée d’une grande majorité de migrantꞏes pauvres (mais aussi d’occidentauxꞏales très aiséꞏes) et d’une minorité (riche) de nationaux, lui permet de travailler finement les recompositions et continuités coloniales, et l’imbrication des rapports sociaux de race et de classe.

Claire Cosquer est sociologue, chercheuse contractuelle à l’Institut national d’études démographiques. Elle a soutenu sa thèse « ‘Expat’ à Abu Dhabi, blanchité et construction du groupe national chez les migrant·es français·es » en 2018, après un double cursus en philosophie contemporaine et sociologie. Au cours de ces deux masters, elle a étudié l’imbrication de la race et de la sexualité dans le travail de Michel Foucault qu’elle a mise en dialogue, par une approche sociologique, avec la construction des viols collectifs, appelés « tournantes », comme problème public racialisé. Ces premières recherches l’ont amenée à identifier, d’une part, la racialisation comme processus d’assignation par des mécanismes de minorisation et d’altérisation et, d’autre part, la construction d’une majorité blanche se caractérisant notamment par une « neutralité ».

Vous dites que la blanchité devient visible pour les Blanc·hes par sa « mise en crise », par le fait qu’iels soient minoritaires à Abu Dhabi. Est-ce que vous aviez déjà cela en tête avant le terrain ?

Les études sur les migrations et celles sur les rapports sociaux de race sont, du moins en France, étroitement liées : on pense conjointement le lien à l’immigration postcoloniale et la minorisation raciale. L’émigration française vers Abu Dhabi amène à retourner le problème, c’est-à-dire qu’il s’agit d’analyser à la fois une émigration et une population très majoritairement blanche. J’ai ensuite été amenée à interroger le lien entre ces deux aspects, c’est-à-dire penser l’articulation entre un certain privilège migratoire et la construction d’une position raciale dominante.

C’est aussi un contexte migratoire qui permet d’étudier des déplacements et des continuités vis-à-vis des migrations coloniales. La France n’était pas le principal acteur colonial à Abu Dhabi : jusque dans les années 1970, les Émirats arabes unis étaient sous contrôle britannique. La migration française n’y représente donc pas une continuité directe des migrations coloniales, mais traduit plutôt la mise en concurrence postcoloniale des anciens empires européens. Un autre aspect intéressant provient de l’enrichissement national très important depuis l’indépendance et l’exploitation du pétrole. Enfin, les Émirats ont une démographie très particulière appuyée sur la migration, puisqu’environ 80% de la population ne possède pas la nationalité émirienne. Les hiérarchies migratoires y sont structurées par d’importantes inégalités Nord-Sud. En d’autres termes, elles reconduisent des rapports de pouvoir qui font écho plus étroitement, cette fois, à des rapports de pouvoirs coloniaux.

Une partie de mon enquête porte sur la façon dont cet ensemble de recompositions et de continuités coloniales se répercute dans les rapports sociaux de race, plus précisément dans l’imbrication des rapports sociaux de race et de classe. C’est en ce sens qu’on peut se demander si la blanchité est, d’une certaine façon, mise en crise. On retrouve d’une part la question de la neutralité associée à la position blanche : en devenant minoritaires numériquement dans la population d’Abu Dhabi, les migrant·es français·es sont davantage ramené·es à leur blanchité. Mais pour beaucoup de ces migrant·es, il ne s’agit pas de la première expérience migratoire et beaucoup font référence à des expériences antérieures de migration Nord-Sud pour raconter leur « découverte » de leur statut racial. En revanche, le sentiment d’être dominé·e – économiquement et politiquement – par toute la population émirienne est assez spécifique à cette expérience migratoire. C’est aussi un aspect du « terrain » que je n’avais pas complètement anticipé et qui m’a surprise. Cette expérience subjective de domination est centrale dans la construction locale d’une identité blanche : elle constitue le socle de la distinction blanche, quoique de façon hétérogène. Le pouvoir économique et politique détenu par les citoyen·nes émirien·nes est régulièrement dénoncé comme indu, comme s’il n’était pas « mérité » d’un point de vue moral. On retrouve là l’imbrication étroite entre classe et race. D’une part, ces citoyen.nes émirien.nes sont dénigré.es comme « nouveaux riches », donc par des modes de distinction reposant sur la construction d’une authenticité de classe. D’autre part, iels sont aussi ramené.es à leur arabité, comme si celle-ci était la cause de l’autoritarisme d’État ou du conservatisme, notamment en matière de genre et de sexualité. Je disais que la distinction blanche était hétérogène, parce que cette distinction par le progressisme, qui emprunte au « nationalisme sexuel », coexiste avec des discours qui tiennent plus d’un différentialisme en apparence pacifié. Je parle de progressisme distinctif et de différentialisme conservateur. Ce dernier consiste presque en un retournement de la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington : le pays et sa population nationale sont représentés comme uniformément conservateurs, on construit aussi une cohérence avec l’arabité ou l’islam, mais il ne s’agit pas de changer cet « ordre des choses » mais au contraire de cultiver cette différence en préservant les traditions de part et d’autre de cette frontières. Par exemple, la polygamie est très bien « pour eux » mais pas « pour nous ».

Ce choc des civilisations « pacifié » rejoint un imaginaire qui semble très empreint d’orientalisme. Peut-on alors parler d’un conservatisme idéalisé ?

Il y a tout un imaginaire structuré, principalement avant le départ, par des représentations orientalistes. Sur place, on constate le désir de valoriser culturellement son expérience migratoire en recherchant une authenticité nationale, un folklore. Ces attentes sont façonnées par l’imaginaire orientaliste, et sont souvent déçues, précisément parce que la population émirienne est stigmatisée comme inauthentique et « bling-bling ». Cela sous-entend donc que la « vraie » culture émirienne serait presque inexistante, ce qui se surajoute à la distinction par le progressisme : le dénigrement culturel du pays participe à présenter la France, et à se présenter soi-même, comme plus « avancé » d’un point de vue culturel que les Émirats et les Émirien.nes. Mais la déception des attentes orientalistes est, elle aussi, hétérogène. La recherche de l’authenticité nationale amène certain·es « expatrié·es » à se saisir du discours national émirien, très marqué par la construction postcoloniale de la nation arabe. C’est, autrement dit, un point de rencontre entre le différentialisme « expatrié » et le nationalisme émirien qui reconstruit certaines traditions en les associant à l’arabité : culture de la datte, fauconnerie, élevage de dromadaires… effaçant au passage la diversité ethnique de la région et son intense histoire migratoire.

Ce différentialisme conservateur construit des identités réifiées et séparées. Il territorialise aussi ces identités, en solidifiant la géographie de la race : l’arabité émirienne appartient à cet ordre des choses, mais elle permet aussi de mieux stigmatiser les « autres Arabes », particulièrement en France et en Europe. Autrement dit, si le « choc des civilisations » est pacifié, c’est aussi parce que chacun·e est chez soi. Ce qui souligne aussi que les migrant·es français·es ne se pensent pas elleux-mêmes comme migrant·es…

D’où votre usage de « migrations privilégiées ». Iels ne se pensent pas « migrant·es », mais plutôt « expats’ ». Cette sémantique autour de l’expatriation semble très significative.

Pourtant, ils considèrent comme migrant·es plein d’autres personnes qui se trouvent aux Émirats sans avoir la nationalité émirienne !

Cette différence sémantique recouvre notamment une distance de classe, puisque les personnes considérées comme « migrantes » sont aussi celles qui sont qualifiées de « workers », comme les employé·es des services par exemple. Et cela se combine à des connotations raciales et de nationalité. D’autres peuvent être qualifié·es d’expats’, comme les classes supérieures irakiennes. Mais iels sont précisément qualifiés d’‘Arab expats’’.

Précisons que cette sémantique est aussi genrée. On parle de « femme d’expat’ », ce qui traduit comment la catégorie d’expat’ est masculinisée. Là encore, cela s’articule à des hiérarchies migratoires bien réelles. Autrement dit, les routes migratoires sont structurées par l’hétéroconjugalité : le couple, ou la famille, suit les opportunités professionnelles du conjoint masculin. La position de « femme d’expat’ » est très ambivalente, puisqu’elle implique à la fois un statut social élevé pour le couple, et une subordination étroite au statut social du conjoint.

Cette construction genrée du groupe national se retrouve dans une altérisation des masculinités non-blanches et des autres femmes par les femmes d’expats’ français. La perte d’une liberté supposée vécue en France, explique-t-elle cela ?

L’expérience expatriée à Abu Dhabi construit les conditions d’une complicité à la fois féminine et blanche. Il y a beaucoup de temps passé entre femmes, en raison de la mono-activité des ménages. Le contexte local favorise également les homosociabilités qui se matérialisent, par exemple, par des clubs de femmes et le rituel des Coffee Mornings. Ces espaces, relativement libérés du contrôle social masculin, construisent aussi une hiérarchie racialisée des masculinités, notamment par la sexualisation et l’objectification des jeunes hommes arabes.

Ces femmes sont tiraillées entre leur privilège de blanches de classe supérieure et un renforcement d’une assignation à leur genre. Comment cette situation sociale ambivalente s’exprime-t-elle concrètement, et notamment dans la sphère privée ?

L’identification sociale au statut du mari est très forte. Il y a une reproduction très directe des hiérarchies entre hommes chez les femmes. Dans le compound (ensemble résidentiel fermé) où sont logés les militaires français et leur famille, on peut voir des pratiques de déférence entre femmes selon le grade du conjoint. Par exemple, plusieurs femmes qui attendaient l’ascenseur ont laissé la priorité aux conjointes d’hommes plus haut gradés. C’est ce que Callan et Ardener ont appelé l’ « incorporation » en jouant sur le terme anglais ‘corporate’, pour désigner ce processus d’identification des femmes au statut social du conjoint. En observant les clubs de femmes, on voit la répercussion de ces hiérarchies symboliques au travers de négociations minuscules : à qui laisser la place, à côté de qui s’assoir ?

Enfin, l’espace privé est recomposé par l’emploi domestique. Ce qui peut placer les femmes dans une situation un peu ambivalente. Certaines femmes peuvent parfois se sentir dépossédées du contrôle sur le foyer, et donc vivre l’emploi domestique comme une perte supplémentaire de statut.

Quand des travailleuses domestiques sont employées à Abu Dhabi, souvent, c’est sur des critères en lien avec la nationalité et/ou racialisés. Est-ce aussi une façon de garder le contrôle sur le foyer en sélectionnant la « bonne » personne sur des critères raciaux ?

Dès le recrutement, les critères de sélection nationaux et confessionnels sont très institutionnalisés. Les futurs employeurs peuvent faire appel à des agences de recrutement, qui proposent des catalogues avec la photo et les caractéristiques des candidates, qui sont classées par nationalité et parfois par confession. A chaque nationalité est aussi associé un niveau de salaire. Les salaires minimums sont négociés de façon bilatérale entre les pays qui envoient des travailleuses et les Émirats, ce qui renvoie donc à une hiérarchie géopolitique des influences étatiques respectives. Les « mieux » payées sont les Philippines. Tout en bas de l’échelle, les nationalités est-africaines ne bénéficient même pas de salaire minimum. Choisir une nationalité revient donc explicitement à choisir un niveau de salaire. Enfin, à chaque nationalité est associée une réputation professionnelle, et le racisme est un opérateur central de la hiérarchie entre ces réputations. Les Philippines ont la réputation d’être les « meilleures » sur le marché, en termes culturels et parfois même en termes de capacités intellectuelles.

Cette imbrication de critères est évidemment au centre de la relation d’emploi, mais elle est souvent éclipsée par un discours plus explicite sur le travail émotionnel exigé des employées domestiques. C’est-à-dire qu’on rationalise les décisions de recrutement en expliquant qu’on a été « conquis » par ce que dégageait, affectivement, une candidate. C’est une façon de mettre en scène le recrutement en minimisant les critères nationaux et leur racialisation, mais cela recouvre aussi des exigences émotionnelles bien réelles : dès le recrutement, on évalue leur capacité à ne pas « plomber l’ambiance » ou ne pas « faire la gueule ». On exige qu’elles participent, finalement, à l’euphémisation de leur propre exploitation : on leur demande de faire « bonne figure », de sourire en faisant le ménage, et surtout de ne pas paraître triste devant les enfants.

Ce racisme, plus ou moins explicite, n’est-il pas une forme, pour ces Français.es en minorité numérique, de se réapproprier leur identité ? Comme James Baldwin explique le racisme anti-Noir·es des Blanc·hes par le fait que sans les Noir·es, les Blanc·hes ne sauraient plus qui iels sont.

La condition minoritaire et ce contexte migratoire spécifique façonnent les modes de distinction. Il faut avoir en tête que cette minorité n’est pas que numérique, c’est aussi dans une certaine mesure une minorité de pouvoir, du fait de la richesse émirienne et de l’autoritarisme d’État. Outre qu’ils se sentent beaucoup moins riches que les citoyen.nes émirien.nes, les expatrié·es français·es insistent sur leur crainte permanente d’être expulsé·es ou emprisonné·es. Le différentialisme conservateur, par exemple, semble très étroitement associé à cette configuration de pouvoir, puisqu’il est marqué par un certain respect, voire une peur, vis-à-vis des nationaux. Le progressisme distinctif, en revanche, emprunte des modes de distinction blanche plus génériques. La recomposition de la distinction est donc seulement partielle, d’autant plus que cette expérience de la minorité est très limitée : elle est, premièrement, circonscrite au contexte local et, deuxièmement, elle ne concerne que les relations sociales avec les citoyen.nes émrien.nes, qui représentent une petite partie seulement de la population totale.

Pour aller plus loin :

– COSQUER Claire, « Une cage dorée ? Expériences genrées du privilège migratoire dans l’‘expatriation’ », Sociologie, 2020, Vol. 11, N° 3, p. 223-242, URL : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2020-3-page-223.htm ;

COSQUER Claire, « La production d’un entre-soi expatrié à Abu Dhabi », Métropolitiques, 2020, URL : https://metropolitiques.eu/La-production-d-un-entre-soi-expatrie-a-Abu-Dhabi.html ;

COSQUER Claire, « Ethnographier la blanchité dans les migrations françaises à Abu Dhabi : tensions épistémologiques et éthiques d’un ‘cynisme méthodologique’ », Cahiers de l’Urmis, 2020, N° 19, URL : http://journals.openedition.org/urmis/1966  ;

COSQUER Claire, « L’expatriation révélatrice – Être blanc à Abu Dhabi », La vie des idées, 2019, URL : L’expatriation révélatrice – La Vie des idées (laviedesidees.fr) ;

COSQUER Claire, « ‘Expat’’ à Abu Dhabi. Blanchité et construction du groupe national chez les migrant.e.s français.e.s », Sociétés Plurielles, Presses de l’INALCO, 2019, hal-02506734f, URL : “ Expat’ ” à Abu Dhabi. Blanchité et construction du groupe national chez les migrantes françaises (archives-ouvertes.fr) (résumé de thèse).