Au cœur de la crise systémique que nous traversons actuellement, la remise en question des paradigmes hégémoniques qui masquent les différentes formes de domination s’impose comme une tâche incontournable. C’est à cette tâche que Marc Maesschalck et Alain Loute entendent contribuer en délivrant un excellent recueil de travaux d’auteurs inscrits dans divers « lieux d’énonciation » et qui essaient, à géométrie très variable selon les enjeux politico-culturels, de proposer de nouveaux outils analytiques et d’ouvrir des pistes de recherche pour une « nouvelle critique sociale ». Même si les sujets des différentes contributions peuvent sembler très variés et diversifiés, la question d’une « nouvelle critique sociale » est présente avec force tout au long du livre. L’ouvrage est composé de trois parties :

La première, intitulée L’éthique comme critique sociale rassemble des textes de Marc Maesschalck, Berthony Saint-Georges, Delia Popa, Romildo Gomes Pinheiro, Laurence Blésin et Alain Loute. En s’appuyant sur la notion de « déplacement », Maesschalck met en lumière ce qu’il appelle « le tournant contextualiste et pragmatiste de l’éthique » afin de mettre en avant sa contribution non seulement pour les sciences sociales mais aussi pour une réflexion sur l’action collective. Pour cet auteur, « le tournant contextualiste et pragmatiste dans les sciences sociales contemporaines est caractérisé par l’attention centrale accordée aux processus d’apprentissage social dans la réalisation des possibilités d’action collective en situation » (p. 46). Un tel tournant a généré une nouvelle conception de l’espace public dite « expérimentalisme démocratique », qui met l’apprentissage social inter-groupes au cœur du projet démocratique. Ce tournant se caractériserait néanmoins par un point aveugle : elle ne prendrait pas en compte le fait que « l’expérimentation de nouvelles manières de faire ensemble a partie liée avec une capacité de réflexivité à l’égard de notre histoire commune » (58), laissant dans l’ombre « l’enjeu d’un dépassement de la répétition des blocages antérieurs » (59).

De son côté, Berthony Saint-Georges revient sur le dialogue « avorté » entre Karl-Otto Apel et Enrique Dussel. Concernant Apel, Saint-Georges souligne l’influence de la pensée kantienne qui l’aurait « empêché de dépasser la dichotomie entre le transcendantal et l’empirique ou encore l’antinomie entre le formel et l’empirique » (p. 86). Quant à Dussel, Saint-Georges défend la cohérence et la validité de son éthique de la libération en tant qu’éthique matérielle de la vie. La contribution de la pensée dusselienne réside non seulement dans sa lecture à contre-courant de l’histoire mondiale mais aussi dans son projet « trans-moderne » où toutes les cultures non-reconnues par la modernité eurocentrée trouvent une place, davantage comme interlocuteurs ou partenaires symétriques que comme victimes. De leur côté, partant de l’éthique de la reconnaissance développée par Emmanuel Renault à partir des travaux de Axel Honneth par rapport aux nouvelles souffrances sociales, Laurence Blésin et Alain Loute suggèrent d’aborder l’éthique de la reconnaissance sous l’éclairage des propositions faites par John Dewey. La coupure entre experts et profanes reproduite par Renault pourrait être dépassée depuis une perspective pragmatiste, c’est-à-dire à partir d’une attention à la « dynamique de nouvelles formes d’action participative dans l’espace social » (p. 175). Ces auteurs revendiquent ainsi la nécessité d’un passage du statut de citoyen-victime, sujet passif, au statut de citoyen-critique-participatif. Enfin, tant Délia Popa que Romildo Gomez Pinheiro s’attardent sur la figure du philosophe Giorgio Agamben. Délia Popa questionnant avec Agamben « Les conditions de la communauté », tandis que R. G. Pinheiro s’intéresse à « Agamben lecteur de Foucault ».

Le déplacement décolonial, deuxième partie de l’ouvrage, offre un panorama des inquiétudes critiques et des propositions développées par le groupe de recherche « Modernité/Colonialité ». Formé par des intellectuels issus de différents domaines (histoire, sociologie, sémiotique, philosophie, entre autres), ce groupe essaie de jeter un éclairage nouveau sur le concept de « modernité ». Adoptant une perspective interdisciplinaire, ces chercheurs et chercheuses, ont proposé une généalogie du dit concept en le mettant en relation avec l’émergence du capitalisme et la colonisation de l’Amérique latine. Selon ce groupe, le colonialisme n’est pas un effet de la modernité mais plutôt un élément constitutif de cette dernière.

C’est ainsi que l’article de Juan Pablo Bermudez est d’un grand intérêt car il retrace les sources théoriques (théorie critique, théorie de la dépendance, analyse du Système-Monde, etc.) qui ont contribué à la configuration de ce courant de pensée. Même si le groupe Modernité/Colonialité est loin de constituer un bloc homogène –comme certains auteurs le laissent entendre–, les membres de ce groupe de recherche partagent des objectifs théoriques éthiques et politiques communs, par exemple : la remise en question de l’eurocentrisme en tant qu’idéologie dominante, le refus de tout type de négation d’Autrui (racisme, sexisme, patriarcat, etc.), le dévoilement des dimensions masquées par le discours moderne telles que la colonialité du pouvoir, du savoir ou de l’être. C’est pourquoi, Walter Mignolo, dans son travail, suggère d’identifier avant toute chose ce qu’il appelle la matrice coloniale du pouvoir afin de mettre en œuvre une véritable « décolonisation épistémique » (p. 252). En effet « l’option décoloniale suppose la déprise initiale par rapport à la rhétorique de la modernité au sein de laquelle sont légitimés des modèles intellectuels qui deviennent des équivalents de l’organisation sociale elle-même et de sa consistance historique » (p. 249).

Dans le même sens, la contribution de Nelson Maldonado-Torres rend bien compte de l’importance d’une « attitude décoloniale » à l’égard de la modernité hégémonique. En s’appuyant sur les apports des féministes non-blanches États-Uniens –telles que Gloria Anzaldua, Cherrie Moraga et Chela Sandoval–, Maldonado-Torres souligne l’importance d’une méthodologie de l’opprimé dont l’héritage du legs fanonien ne peut être minimisé. Quant à lui, Enrique Dussel s’intéresse à la dynamique historique de « l’État de droit » où les « sans droits » essaient de transformer le « système du droit » en luttant pour de nouveaux droits. La corporalité souffrante, point de départ de toute philosophie et éthique de libération, rend manifestes les effets pervers de tout système ou totalité historiquement perfectible. Dans son article, Santiago Castro-Gomez s’intéresse à l’analytique foucaldienne du pouvoir. Pour Castro-Gomez, le développement par Foucault d’une analytique hétérarchique du pouvoir témoigne d’un intérêt pour des régimes de pouvoir globaux. Le concept de biopolitique cher à Foucault est mis en lien avec celui de « Colonialité du pouvoir » afin de jeter un éclairage nouveau sur les dispositifs de sécurité. Une des conclusions de Castro-Gomez est qu’il n’existe pas une « colonialité du pouvoir » mais plutôt de nombreux dispositifs coloniaux (p. 276) qui s’articuleraient de manière réticulaire. Notons, au passage, l’intérêt d’une pensée latino-américaine qui ne rejette pas les apports de la pensée européenne, mais qui, au contraire, les intègre afin de développer une critique radicale et d’envisager un projet d’émancipation.

Enfin, Ressources pour une critique décoloniale, constitue la dernière partie de l’ouvrage. Dans cette troisième partie, Elise Derroitte s’est plongée dans la perspective ouverte par Walter Benjamin dans ses thèses « Sur le concept de l’histoire » pour montrer la tension constante entre l’histoire et la politique. L’auteure réalise une confrontation pertinente entre la pensée d’Herbert Marcuse et celle de Benjamin, ce qui lui permet d’affirmer que l’intention de ces deux philosophes était de « reconstruire l’histoire à partir du vécu des acteurs présents mais aussi au vu des victimes du passé » (p. 337). La critique de l’idée du « progrès » est mise en valeur car elle est au cœur de la pensée benjaminienne. Malgré la profonde connaissance de Walter Benjamin dont témoigne Derroitte, il nous semble que son point de vue sur la théologie de la libération est discutable.

Raphaël Alvarenga évoque, dans son texte, le rôle de l’art dans la transformation sociale à partir de la théorie esthétique d’un des fondateurs de l’École de Francfort : Theodor Adorno. Le point de vue d’une dialectique négative est également mobilisé par Vladimir Safatle. Ce dernier, à travers une reprise des écrits de Hegel et de Lacan, rend compte de la puissance politique de l’inhumain représenté par la figure d’Antigone. Ainsi, écrit-il : « l’inhumanité d’Antigone est déjà humanité, pour autant qu’elle est la libéralité propre à ceux qui ne refusent pas la différence. Une différence qui n’est pas simplement l’altérité d’une autre conscience, mais l’a-normativité de ce qui met en question l’ordre qui soutient ma forme de vie » (p. 467-468). De leur côté, Fabio Bruschi et Alain Loute considèrent différents apports de la pensée de Georges Gurvitch, entre autres sa méthode idéal-réaliste, sa réflexion sur le droit social en tant que synthèse de l’individualisme et l’universalisme, de même que sa perspective « transpersonnaliste ». À leurs yeux, Gurvitch prend au sérieux les mots de Jean Jaurès (« il faut aller vers l’idéal, en comprenant le réel ») dans sa conception de l’intervention intellectuelle, comme sa Déclaration des droits sociaux en témoigne. Il nous semble que la richesse de cet article réside dans le fait qu’il montre l’intérêt de la lutte contre l’individualisme juridique que mène Gurvitch de même que la critique impitoyable qu’il développe des lois fétichisées.

Cet ouvrage est le fruit de trois séminaires de recherche, qui ont eu lieu en 2009, 2010 et 2011. Même si les différents articles de ce livre collectif abordent des thématiques très diverses, et ce depuis des depuis des lieux d’énonciation également diversifiés, le fil rouge du livre est de participer à la réflexion collective sur une « nouvelle critique sociale ». Ce recueil d’articles rassemblé par Marc Maesschalck et par Alain Loute a le mérite de mettre en valeur de nouvelles perspectives et pistes de recherches ouvertes tant par des chercheurs latino-américains que par leurs collègues européens. En cette époque sombre pour notre génération, il est à espérer que les questions soulevées dans cet ouvrage pourront avoir un écho et s’incarner dans l’action sociale.