Au lendemain de la chute de l’Union Soviétique, symbole de la prétendue défaite du marxisme, en pleine vague de “fin de l’histoire”, le zapatisme avait suscité un vaste élan de sympathie. Mais qu’a-t-il réactivé, exactement ? Quelque chose d’entièrement nouveau ? Yohan Dubigeon montre ici ce que le zapatisme a de commun avec des mouvements d’émancipation plus anciens, mais aussi ce qu’il a d’original. Marx n’est toujours pas enterré.

Gratter le vernis

Le 1er janvier 1994, la nébuleuse des mouvements sociaux et de ses porte-parole s’est enthousiasmée pour ce qui est soudainement apparu, à l’autre bout du monde, comme le témoignage en acte du renouveau des pratiques contestataires. Une armée populaire de milliers d’indigènes du Chiapas – l’un des états les plus pauvres du Mexique, emmenée par le bientôt très médiatique Sous-Commandant Marcos, se soulevait pour dire Ya Basta ! au capitalisme néolibéral triomphant sans partage |1| et apparemment sans contestation depuis la chute du mur de Berlin. Le mouvement zapatiste ne faisait qu’éclore sur la scène publique, et déjà il devenait la coqueluche des analystes qui s’emparaient de l’objet avec enthousiasme.

Après la chute de l’URSS, la prétendue défaite du marxisme, et alors que les mouvements de contestation sociale et politique entamaient une traversée du désert, il faut bien reconnaître que le zapatisme réunissait tous les ingrédients du mouvement politique novateur et symbolique. Il attira, d’abord, par son côté « folklorique » lié à l’importante teneur indigène et culturelle de ses revendications, qui semblaient bien épouser le troc des luttes de classes contre les revendications identitaires étiquetées comme « nouveaux mouvements sociaux ». Il intrigua, ensuite, par ses choix idéologiques autant que stratégiques. Mouvement armé qui se détourna de la prise du pouvoir, le zapatisme revendiqua dès l’origine son rejet des modèles théoriques hérités de transformation sociale et se lança dans une recherche de dépassement politique et pratique de ceux-ci. Il étonna, enfin, par sa capacité à retenir l’attention « sur le vif » des commentateurs et analystes en jouant avec les symboles tout en se jouant de ceux-ci : la figure et la rhétorique de son porte-parole, le sous-commandant Marcos, l’usage symbolique des passe-montagnes, les discours politiques mêlant verve libératrice avec satire, poésie et ironie, la manipulation étonnante des techniques de communication, avec l’usage massif d’internet au premier chef, sont autant de traits caractéristiques qui ont facilité la diffusion rapide du mouvement, son influence, et l’intérêt massif mais biaisé – car trop cantonné aux sorties médiatiques – qu’on a pu lui porter.

Or, le triomphe marketing du zapatisme et de sa composante folklorique ne fut pas seulement éphémère, il fut également dommageable d’un point de vue théorique, pour une expérience politique dont l’intérêt nous semble plus profond, et sans doute plus complexe. « Le zapatisme est passé de mode ? Tant mieux ! » ironise Jérôme Baschet |2||, reprenant à son compte les paroles du sous-commandant Marcos. À l’instar de l’historien français, il nous semble que le temps est venu pour une analyse plus profonde du mouvement, et de la manière dont il s’insère dans le long cheminement des mouvements sociaux.

Le projet. Réactiver la longue histoire de l’auto-institution

Le zapatisme apparaît en effet comme bien plus que les périodiques embrasements médiatiques dont restent parfois dépendantes les analyses. D’abord, on l’oublie trop souvent, parce qu’il continue de se développer aujourd’hui comme expérience et pratique politique à ciel ouvert depuis plus de 16 ans – et depuis plus encore si l’on y ajoute la longue construction du mouvement dans la clandestinité. Mais surtout, parce que la pratique politique de l’autogouvernement ainsi mise en place ne relève pas seulement de l’exotisme inclassable. Elle nous renvoie à la longue histoire des mouvements sociaux et nous permet, par ses choix, d’en éclairer les orientations présentes et futures. Le travail que nous proposons, et que nous ne ferons qu’esquisser ici, consiste donc à délier certains des nœuds théoriques qui se nichent dans les expérimentations pratiques des zapatistes. Cette tâche, si indispensable qu’elle soit pour comprendre le grand apport de la lutte zapatiste, n’en est rendue pas moins délicate par des facteurs propres au mouvement et à certaines de ses contradictions. La coloration culturelle et localiste des revendications zapatistes est une composante indispensable du mouvement et ne doit pas être oblitérée par notre propos. Nous postulons cependant que la recherche d’un ancrage culturel et territorial propre au zapatisme n’est pas incompatible avec son projet d’émancipation politique plus large. La question de cette articulation est même essentielle et stratégique, mais nous ne l’aborderons pas ici frontalement. Pour autant, il ne s’agit pas de mettre cette question de côté ni de délier les fils théoriques du mouvement « malgré » cet obstacle, mais plutôt de l’intégrer à notre objet de travail et à sa construction. En d’autres termes, l’ancrage culturel du zapatisme en est une véritable composante, puisque c’est au travers de celui-ci qu’est revendiquée la primauté de la pratique politique sur la théorisation, ainsi que le refus de catégorisation sur lequel insistent les discours zapatistes |3| . Cette priorité donnée à la pratique, bien que s’accompagnant fatalement de certains échecs, constitue en elle-même une certaine approche de la transformation sociale.

L’angle théorique qui nous semble donc le plus intéressant est celui de la pratique zapatiste de l’autonomie en ce qu’elle constitue un projet politique d’émancipation. Au-devant des déclarations et de la rhétorique des porte-parole zapatistes, c’est bien – et ceux-ci ne cessent de le rappeler – la mise en place progressive de pratiques et d’institutions d’autogouvernement qui demeure le grand apport de ce mouvement. Or, c’est justement en ce qu’elle est posée à la fois comme méthode et comme finalité de la transformation sociale que cette pratique de l’autonomie ne nous intéresse pas seulement pour elle-même. Par cette articulation particulière, elle demeure l’une des luttes sociales et politiques les plus innovantes et abouties post-1989 pour ce qu’elle invente, mais aussi et surtout pour ce qu’elle réactive. Par la pratique autonome autant que par les éléments théoriques qui s’en dégagent, le mouvement zapatiste renvoie en effet à de nombreux débats stratégiques et fondateurs de l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier. Il nous plonge donc dans ces débats ; et par la réponse qu’il y apporte, les réactualise et donne de riches enseignements, à la lisière de la maturation historique et de l’innovation. Ni réformisme social-démocrate, ni néo-bolchevisme, ni post-modernisme, c’est plutôt dans l’héritage conseilliste et certains courants du gauchisme que se trace la voie zapatiste. C’est le sillon d’un projet d’émancipation sociale par le bas, par la pratique de l’auto-gouvernement, pensé à la fois comme finalité du politi-que, et comme juste moyen d’y accéder.

La question du pouvoir. L’autonomie et le retour des sujets

Très vite |4| , alors même qu’il n’avait pu rompre complètement avec les institutions déjà existantes (ne serait-ce qu’à l’échelle du Mexique, ou même du Chiapas), le mouvement zapatiste s’attela à mettre en œuvre une pratique politique autonome se voulant en elle-même un germe révolutionnaire, un laboratoire de « l’après ». Contrairement à ce que peuvent laisser entendre certaines analyses |5| , ce germe n’est pas né ex-nihilo, et n’a pu se développer qu’en prenant appui sur des bases matérielles indispensables : la récupération et la réappropriation des terres. Ainsi rendue possible, la pratique autonome se déploie donc en plusieurs échelons de gouvernement, depuis l’assemblée communautaire décisionnelle et délibérative, épicentre de la vie politique, jusqu’aux Conseils de Bon Gouvernement, échelon suprême du pouvoir zapatiste. Au travers de cette délégation concentrique et ascendante du pouvoir depuis la base, nous voyons transparaître trois grands principes démocratiques. Le premier correspond évidemment à un principe d’autonomie de la base. Les individus regroupés en assemblée à l’échelle la plus locale – qui correspond à l’échelle physique, qu’il s’agisse de la communauté géographique ou du lieu de travail – créent, instituent et décident sur l’ensemble des questions qui leur incombent directement et qu’ils sont en capacité de régler. On retrouve là le fameux principe de capacité dont se servira Althusius pour opposer l’idée originelle de subsidiarité au centralisme de Bodin ; on retrouve surtout le sens premier de l’autonomie : auto-nomos, régime d’auto-institution où l’on tend à se régir soi-même selon ses propres lois. S’ajoute à cette autonomie-capacitaire un principe de délégation selon lequel la communauté politique délègue en cercles concentriques et de manière rotative, les fonctions et décisions politiques qu’il est nécessaire d’harmoniser à un second ou à un troisième niveau de centralisation |6|. Enfin, un principe de contrôle déterminant est mis en œuvre sous la bannière de la célèbre et répétée formule zapatiste “Commander en obéissant” – “Mandar obedeciendo”. Les mandats des délégués tendent à être impératifs, la révocabilité est permanente et les gouver-nants sont sans cesse contrôlés par un comité ayant l’interdiction de prendre part au gouvernement civil. L’absence de rétribution financière liée aux charges politiques, les techniques de recherche du consensus, et la priorité donnée à l’inclusion des minorités |7|, sont d’autres exemples des procédés de contrôle mis en œuvre par l’autogouvernement zapatiste.

Ces principes de gouvernement, et les institutions qui leur correspondent – et qu’il serait nécessaire de présenter de manière plus approfondie – sont l’écho d’une tentative d’exercice collectif et permanent du pouvoir, depuis la base de la société. Par opposition au compromis instable entre élitisme et démocratie que maintiennent nos régimes représentatifs, et dans un souci démocratique réel, l’autogouvernement zapatiste vise à diffuser au maximum l’exercice horizontal du pouvoir et à endiguer au maxi-mum sa verticalité, dans un mouvement interdépendant. Il ne s’agit évidemment pas de refuser naïvement toute verticalité, c’est la raison pour laquelle on se refuse à parler de “démocratie directe” pour caractériser le pouvoir zapatiste. La délégation est jugée nécessaire, et n’est ni évitée, ni abandonnée aux tribuns. En revanche, par méfiance naturelle envers la cristallisation liée au pouvoir, l’exercice du politique demeure à la fois réintégré par un processus de diffusion horizontale et contrôlé, entre autres, par des procédés de rotation et d’information ascendantes et descendantes.

Nous sommes ici face à une pratique qui avance à rebours d’une conception technicienne du politique telle qu’elle fleurit dans les pensées libérale et républicaine, mais également dans certains courants historiques issus de la pensée marxiste. Cette pratique transforme totalement le rapport entre gouvernants et gouvernés, entre la communauté instituante et le pouvoir institué ; l’autogouvernement est dès lors révolutionnaire en ce qu’il est justement praxis politique, activité lucide de transformation du social |8| qui ne prétend ni ne cherche à s’appuyer sur une théorie achevée du social. Nous sommes donc ici dans une critique en acte du versant rationaliste du marxisme ; versant dont Castoriadis fut l’un des premiers à pointer les dérives tout en conservant le projet d’émancipation sociale et politique comme objectif de cette philosophie. Nous nous trouvons ainsi en face d’un projet politique qui se propose de repenser fondamentalement le lien entre théorie et pratique politique. La première n’est pas plus l’apanage des architectes du social – même au service de la classe prolétarienne – que des rois philosophes, mais se trouve intrinsèquement liée à la seconde et se construit dans un rapport dynamique à celle-ci. On comprend mieux ainsi la forme d’indétermination revendiquée par les zapatistes et exprimée au travers de leur formule “Marcher en questionnant” – “ |9|”. Contre les dérives rationalistes du léninisme explicitées dans le Que faire ?, il ne s’agit plus de laisser l’organisation de la transformation sociale aux mains de ceux qui maîtrisent la “science de l’Histoire”, mais de permettre aux objets de ce projet – la classe opprimée – d’en devenir les sujets, les “subjectivités agissantes” pour reprendre l’expression de John Hol-loway. La posture zapatiste, matérialisée par sa pratique politique, semble s’orienter dans la direction tracée avant eux par Rosa Luxemburg, puisque c’est par leur action autonome que les acteurs de la transformation sociale doivent définir progressivement la meilleure stratégie politique de transformation révolutionnaire. Se pose alors avec encore plus d’acuité la question du rôle et de la place que doivent tenir les « média-teurs » et organisations politiques, question sur laquelle nous reviendrons plus en dé-tail.

La question de la méthode. Détruire et reconstruire, la double tâche des organes autonomes

Ce que l’on rencontre ici in fine, c’est l’incarnation pratique du paradoxe de l’autonomie posée comme praxis : l’autonomie n’est pas seulement la finalité du projet d’émancipation politique et sociale ; elle constitue également le meilleur moyen d’y accéder. Mais cette affirmation ne suffit pas. Faire advenir l’autonomie, non encore advenue dans l’état actuel et contradictoire des relations sociales, au moyen même de cette autonomie, semble être l’aporie à laquelle toute l’histoire des mouvements sociaux s’est heurtée frontalement, en y apportant des réponses diverses, opposées, mais non moins imparfaites, puisque sombrant chaque fois dans un écueil ou dans un autre. S’il nous semble inconcevable de considérer le zapatisme comme l’issue enfin trouvée à cette impasse, ce mouvement nous intéresse néanmoins en ce qu’il se plonge en plein cœur de ce débat essentiel et trop souvent oublié, ou recouvert sous l’ardeur passionnée des partis pris théoriques et politiques. Nous le disions, le cœur de cette question, c’est la relation entre instituant et institué qui se tisse au travers de la transformation sociale expérimentée comme praxis éducative. L’enjeu est de reconsidérer les catégo-ries de sujets et d’objets de la politique pour tendre vers une action qui considèrerait autrui comme être autonome et comme “agent essentiel de développement de |sa| propre autonomie” |10|. Il s’agit donc de se pencher désormais sur l’autonomie comme méthode, même si nous répétons que cette séparation est arbitraire en ce qu’il s’agit justement de repenser la relation entre fin et moyen. Nous nous permettons simplement cette séparation par objectif de “clarté” conceptuelle.

Le nœud de la contradiction entre l’autonomie pensée comme finalité et comme moyen stratégique doit être placé au cœur du double rôle qui est assigné aux organes de l’autogouvernement. C’est sans doute sur ce point central et premier que l’autoinstitution zapatiste se rapproche le plus de la forme historique des conseils ouvriers. Moyen de lutte présent et laboratoire du futur, ces organes se voient en effet assignés à la double tâche de détruire la contradiction qui oxyde les relations sociales existantes, tout en expérimentant et construisant des formes de relations sociales qu’il s’agirait de faire advenir demain. Comme l’a très bien identifié Jérôme Baschet, la pratique de l’autogouvernement incarne donc la volonté de fusionner les deux étapes de transformation sociale qui ont presque toujours été séparées : prendre le pouvoir d’une part, et transformer les relations sociales existantes d’autre part. Dans le cas des institutions zapatistes, comme dans le cas des conseils, il s’agirait de concilier pour les mêmes organes les fonctions de lutte et de reconstruction. Ce qui paraît simple si l’on prend de trop grands raccourcis, n’en demeure pas moins complexe aussi bien d’un point de vue théorique que de celui des illustrations historiques que l’on peut prendre en exemple. Là encore, toute la difficulté consiste à préfigurer et faire advenir un état irréalisable dans sa totalité au moment où les organes qui tentent de le construire sont encore pétris des contradictions présentes. Ils doivent s’appuyer sur une autonomie qui n’existe pas encore totalement pour justement faire advenir un état autonome.

Ce pari risqué, cette double tâche impossible, comme on pourrait l’appeler en référence à Freud |11| , constitue bien le processus à la fois évolutif et radical que se fixaient les premières expériences de conseils ouvriers. Leurs principes d’organisation (délégués avec mandats impératifs, reddition de compte, révocabilité, rotation) autant que leur tâche de transformation du social visaient parallèlement, à l’instar du cas zapatiste, le rejet d’une division stable et instituée entre gouvernants et gouvernés. In fine, la question est bien celle du pouvoir. Depuis l’entreprise gérée par un conseil, ou depuis la commune zapatiste auto-organisée, il s’agit de faire naître de nouvelles formes de relations sociales, qui, par leur principe et leur existence même, mettent radicalement en cause l’asymétrie des relations préalables – les divisions propriétaire/non-propriétaire et dirigeants/exécutants, pour ne citer que celles-ci. Les expériences fondatrices de la Commune de Paris et des soviets, ainsi que les conseils ouvriers allemands, italiens ou hongrois |12| dans leurs époques respectives, que ce soit par volonté préalable ou par état de fait, se sont donc originellement vu assigner cette double tâche |13|, avant d’être mis à bas ou détournés de leur objectif premier pour des raisons profondes qu’il serait prétentieux de vouloir résumer ici. Quoi qu’il en soit, il nous semble bien que c’est dans ce sillage que le zapatisme apparaît comme la réactivation des pratiques révolutionnaires justement là où elles furent dévouées, ou là où on les avait – volontairement ou non – abandonnées : dans la recherche d’une réunification des temps de la transformation sociale, dans la lignée d’un marxisme hétérodoxe et anti-autoritaire, proche de la pensée conseilliste. Or, cette réactivation nous semble d’autant plus intéressante en période de parcellisation forte des luttes sociales, au sein de laquelle les formes classiques de l’organisation instituée de masse (parti, syndicat) semblent peiner dans leur rôle de « moteur » du mouvement ouvrier.

La question de l’organisation. Autonomie, mouvement et médiateurs.

C’est justement sur ce terrain essentiel de l’organisation vouée à mener à la transformation sociale que nous voyons également dans la pratique zapatiste la réactivation de modalités auxquelles certains mouvements et penseurs ont été sensibles avant eux, en rapport avec des interrogations similaires et plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Rappeler cette filiation, même indirecte, permet donc de remettre de l’eau au moulin de la question de l’organisation et du rôle assigné aux médiateurs du mouvement social. Nous avons précédemment identifié ce qui nous semble, dans le zapatisme, témoigner d’une attention particulière donnée à une forme d’auto-institution qui se voudrait particulièrement vigilante face aux écueils dans lesquels ont échoué nombre de projets de transformation sociale. Selon nous, ces errements passés et présents du mouvement ouvrier se jouent en grande partie autour de la relation entre la fin et les moyens employés par et pour la lutte sociale. Cette question, qui est celle de l’organisation, se trouve en outre être l’une des questions centrales des projets d’autogouvernement. Les zapatistes ont apporté leur pierre à l’édifice, en se montrant notamment extrêmement critiques envers les notions de parti et d’avant-garde, et en matérialisant ces critiques par divers choix au fil du développement de l’autogouvernement. Pour comprendre en quoi ces postures pratiques, autant que ces choix théoriques se rapprochent là encore de la filiation conseilliste et anti-autoritaire, il faut replonger dans les origines du débat sur l’organisation.

On trouve généralement deux « idéaux types » sur cette position, incarnés à l’origine par le bolchevisme léniniste d’une part, et la pensée libertaire de tradition socialiste-révolutionnaire d’autre part. Tandis que d’un côté sont strictement séparés les finalités et les moyens de la lutte pour des raisons théoriques claires, on va de l’autre bord tendre vers une adéquation parfaite entre la fin et « l’impureté des moyens ». Comme l’a explicité P. Corcuff à la relecture de Luxemburg |14|, nous nous trouvons face à deux écueils dont les dérives sont clairement identifiables : la première position risque de tendre vers le sectarisme et la perte de caractère de masse, là où la seconde mène à terme au réformisme et/ou à l’abandon de l’objectif final par recherche d’adéquation parfaite entre fins et moyens employés. Tandis que les premiers se focalisent sur la lutte politique, au risque de se détourner des mouvements sociaux partiels, les seconds se focalisent sur les luttes économiques et syndicales, au risque d’abandonner le but final. Symbole des premiers, Lénine repris clairement dans Que faire ? les thèses de Kautsky selon lesquelles la lutte sociale et la conscience de classe étaient strictement séparées |15| . En d’autres termes, le théoricien du parti bolchevique considérait que par leurs luttes locales, économiques et partielles, les ouvriers ne pouvaient tendre « naturellement » vers une conscience de classe globale, politique et révolutionnaire, mais tout au plus vers une « conscience trade-unioniste ». L’élément politique conscient ne peut selon ses vues être introduit que de l’extérieur, par l’intervention de militants politiques formant l’avant-garde. Puisque conscience de classe et mouvement social sont parallèles et ne se rencontrent pas, et puisque c’est par l’organisation politique qu’est introduite la potentialité révolutionnaire, Lénine choisira de se focaliser en priorité sur la logique de l’organisation, au détriment de la logique du mouvement social en tant que tel. On tend ainsi vers ce que l’on pourrait appeler une conception dure de l’avant-garde, selon laquelle celle-ci est chargée d’introduire, de l’extérieur, les éléments de conscientisation, et d’éducation.

Sans sombrer dans l’écueil inverse et dans le refus de toute médiation issue de l’extérieur |16|, c’est à cette conception de l’organisation que s’oppose explicitement le sous-commandant Marcos dans ses écrits théoriques, à la manière dont Rosa Luxemburg s’opposait directement à Lénine. Pour cette dernière, l’organisation se veut avant tout une instance de dialogue devant servir de pont, franchissable par les ouvriers eux-mêmes, entre les luttes quotidiennes et l’horizon politique plus large. Plutôt que de donner la priorité à l’une au détriment de l’autre, Luxemburg se veut vigilante à ce que l’organisation politique cherche en permanence à maintenir un lien entre les deux. Au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, Castoriadis défendra cette même position face à Lefort, en la justifiant par un argument qui nous paraît ici déterminant. Là où Lénine estime que l’horizon politique est inaccessible aux ouvriers pris dans un mouvement social partiel, là où Lefort et les libertaires argueront que l’organisation n’a pas à intervenir dans la formation de cette conscience politique, Castoriadis défendra lui que l’horizon politique à la fois dépasse les luttes partielles et en même temps se trouve déjà en germe en leur sein. La forme des conseils ou comités d’usine semble en être la meilleure illustration. Le rôle de l’organisation politique sera donc de donner à voir, de transcrire et d’expliciter ce germe pour que le mouvement social soit le point d’appui vers une recherche de transformation sociale et politique globale.

L’Ezln, en tant qu’organisation militaire du mouvement zapatiste appuyée sur le gouvernement civil autonome mais restant extérieur à lui, semble n’avoir fait ni le choix de s’auto-dissoudre comme organisation, ni de se substituer aux organes de gouvernement autonome dans leur processus de développement. Critiquable par diverses positions et conscient de l’être |17| , cet organe d’action et de médiation nous semble se rapprocher clairement de la position luxemburgiste et de l’héritage développé par Castoriadis. Cela peut sembler d’autant plus étonnant que les écrits zapatistes n’y font jamais référence, et qu’il est même difficile de cerner à quel point ils ont pu en avoir connaissance ou non. Mais bien plus important que le degré de pénétration direct de ces idées, l’exemple zapatiste est l’illustration de l’actualité et de l’importance stratégique de ces débats, à l’heure de la recomposition des organisations qui se veulent porte-parole et moteurs de la transformation et des luttes sociales. Si les partis de mobilisation sont en crise, si l’action syndicale est en crise, si l’intervention militante est en crise, il y a fort à parier que ce n’est pas uniquement en raison de facteurs conjoncturels extérieurs (liés à la période, etc.) et qu’il y a dans cet exemple le terreau de débats structurels qu’il est sans doute nécessaire et même urgent de déterrer.

Gratter encore.

Certains nous reprocherons d’opposer de manière trop définitive les clés théoriques zapatistes et celles qui subsistent aujourd’hui dans la tradition marxiste-léniniste classique, tirant de ce fait des conclusions trop brutales sur l’originalité de ce que réactive la pratique zapatiste. D’autres estimeront au contraire que l’on cherche à « banaliser » ce mouvement inclassable en le rapprochant de l’histoire du mouvement ouvrier européen, oblitérant du même coup l’importance du versant culturel du zapatisme et les références omniprésentes à des formes de cosmologie indigène déterminantes. Nous considérons avec sérieux ces arguments mais assumons le rapprochement tenté ici pour des raisons fondamentales que nous voulons rappeler. La première est d’ordre stratégique et prospectif, et est, scientifiquement parlant, la moins solide : nous pensons effectivement que l’effritement contemporain des mouvements sociaux possède son sens, qu’on peut y voir des raisons historiques et qu’il y a donc des leçons à en tirer. Mais par là même, nous pensons aussi qu’il est nécessaire de rester vigilant face aux exotismes qui servent parfois d’échappatoire intellectuel et permettent d’éviter les questions stratégiques restées en suspend et face auxquels beaucoup continuent de se cogner, sans même s’en rendre compte. Seconde raison, et c’est lié, ce rapprochement nous semble pertinent en ce que la pratique d’autogouvernement zapatiste, tout comme la recherche conseilliste de l’auto-organisation bousculent à la fois la forme du gouvernement représentatif, et le socialisme « instrumental » ou « rationaliste » sur, au moins, trois axes majeurs et interdépendants. La question du pouvoir, l’asymétrie fondamentale entre gouvernant et gouverné, ou entre dirigeant et exécutant est évidemment le premier, et celui qui est au cœur de la question de l’autonomie. De cette question découle celle de l’articulation traditionnelle entre théorie et pratique politique, qui est là aussi mise en cause par l’autogouvernement. Enfin, c’est la question de la relation entre la fin et les moyens de la transformation sociale qui est retravaillée par la pensée et la pratique de l’autonomie. Il nous semble que c’est autour de chacun de ces trois axes que se développent simultanément l’ensemble des critiques de la politique envisagée comme activité technique (critique de la professionnalisation, des formes de représentation, du consentement et de la soumission) et les propositions qui émanent de l’autonomie comme auto-institution du social (praxis politique non déterministe, rôle et place de l’organisation politique, stratégie de transformation sociale). Et c’est justement la manière, à la fois originale et historiquement intelligible, dont les zapatistes se confrontent à ces trois axes, qui nous interpelle et nous semble digne d’un intérêt plus profond que la couleur des costumes qui habillent les nouveaux acteurs de la lutte sociale et politique.


|1| Le 1er janvier 1994 fut notamment choisi par les zapatistes comme date de leur soulèvement puisque celle-ci concordait avec l’entrée en vigueur de l’Alena, accord de libre-échange entre les pays d’Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada et Mexique).

|2| J. Baschet, 14 ans après, la rébellion zapatiste danse encore, |->http://www.rue89.com/2008/01/…

|3| Le passe-montagne qu’arborent les portes-paroles zapatistes en public est explicité par Marcos comme le symbole de la multiplicité des identités qui se cachent sous une même banderole : les non-identiques, incarnés par le combat zapatiste, rejettent la catégorisation figée empêchant l’expression plurielle.

|4| Les premières communes autonomes (au nombre de 38) sont créées en décembre 1994 par la récupération de nombreuses terres sous la menace des armes.

|5| On pense notamment à l’ouvrage de John Holloway, Changing the world without taking power, au travers duquel il laisse entendre que le mouvement zapatiste serait novateur principalement en ce qu’il aurait mis en œuvre une transformation révolutionnaire tout en se détournant de « la » prise de pouvoir. Par une lecture critique des projets révolutionnaires s’appuyant sur ce point noeudal du renversement des rapports de pouvoir, il défend une orientation des mouvements sociaux qu’il analyse en termes « d’anti-pouvoir ». Ce faisant, il met totalement de côté la question de la prise des terres et de la « libération » d’un espace de pouvoir par la force par les zapatistes, sans lesquelles la pratique d’autogouvernement n’aurait pu se développer.

|6| Les 3 niveaux étant donc l’assemblée communautaire, la commune et le « caracol », niveau de pouvoir régional (en espagnol, « comunidad », « municipio » et « caracol »).

|7| Pour plus de détails sur cette question voir Carlos Antonio Augirre Rojas, Mandar obedeciendo : Las lecciones políticas del neozapatismo mexicano, Buenos Aires : Prohistoria Ediciones, 2009, p. 22-31 et 43-48

|8| Castoriadis définit la praxis comme « ce faire dans lequel les autres sont considérés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie » in Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p.112 Castoriadis, ibidem

|9| Caminar preguntando

|10| Castoriadis, ibidem

|11| Le mot « impossible » ne doit pas tromper, et nous l’employons à dessein en référence à l’utilisation qu’en fit Freud pour caractériser l’éducation, la politique et la psychanalyse, et que Castoriadis repris et explicita. Comme eux, nous ne disons pas que ces tâches sont très difficiles mais « impossible » dans leur totalité, en ce qu’elles visent la transformation de l’état de l’homme et de la société d’une manière et dans une direction non totalement définis et définissable à l’avance. Voir Castoriadis, Carrefours du Labyrinthe 3 – Le monde morcelé, Paris : Seuil, 1970, p.172-190.

|12| Voir notamment Castoriadis, “La source hongroise” in Le contenu du socialisme, Paris : 10/18, 1979, pp. 367-409.

|13| Pannekoek dira au sujet des soviets : « Ainsi donc, les soviets se trouvaient face à une tâche nouvelle. Organes de la révolution jusqu’alors, ils devaient maintenant se transformer en organes de la réorganisation de la société. » Anton Pannekoek, Les conseils ouvriers, Tome I. La tâche, Paris : Spartacus, p.136

|14| Voir Philippe Corcuff, « De Rosa Luxemburg à la social-démocratie libertaire », in ContreTemps n°6, février 2003, pp. 101-108

|15| “la conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. (…) Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois.” Kautsky cité par Lénine, Que faire ?, Paris : Éd. Science marxiste, 2004, p. 81-82

|16| Ce qui représente l’écueil vers lequel un large pan de la pensée gauchiste a tendu, se rapprochant sur ce point de l’anarchisme. Voir à ce sujet Roland Simon (transcription et annotations par « Les Chemins non tracés »), Histoire critique de l’ultragauche Trajectoire d’une balle dans le pied, Marseille : Éd. Senonevero, 2009

|17| Le problème de l’intervention et de la place de l’Ezln dans la construction d’organes autonomes de pouvoir est explicitement critiqué par Marcos et l’Elzn, notamment dans le texte célèbre «  Lire une vidéo », communiqué du CCRI-CG de l’EZLN, septembre 2004.