Chaque année d’élections présidentielles et législatives depuis la création de la revue en 1998, Mouvements a consacré un dossier à la gauche : Changer à gauche, changer la gauche (n° 23) en 2002, Où est passée la gauche ? (n° 50) en 2007, Gauche : attention chantier ! (n° 68) et Changer la vie, changer la gauche (n° 69) en 2012. Ces numéros s’inscrivaient dans le projet fondateur de la revue : alimenter sur le plan intellectuel et programmatique les forces de gauche et favoriser le gouvernement d’une gauche luttant contre les inégalités et ancrée dans les mouvements sociaux.

S’il nous paraît nécessaire, à l’approche de la présidentielle, de consacrer un nouveau numéro à la gauche, celui-ci ne peut s’inscrire dans la perspective qui était la nôtre lors des élections précédentes. Les évolutions des partis de gauche au cours des dernières années, en particulier du Parti socialiste, frappent (temporairement ?) ce projet d’obsolescence. Désencastrés du monde social et notammentdes mondes populaires qu’ils prétendent représenter, ces partis se sont transformés en simples machines électorales, incapables de donner une traduction politique aux diverses mobilisations et luttes (syndicales, féministes, environnementalistes, minoritaires…) qui se sont développées ces dernières années aux échelles locale, nationale et internationale, autour d’enjeux qui dessinent de nouveaux clivages. La politique néolibérale et sécuritaire menée par le PS durant le dernier quinquennat a contribué à décaler l’ensemble du champ politique vers la droite et à défaire les dernières illusions d’une alternative du côté de la gauche des partis.

Le PS est maintenant au pied du mur : il a perdu, une à une, toutes les positions de pouvoir qu’il avait conquises, il est vrai souvent sur le dos de l’impopularité d’une droite résolument antisociale. La méthode Hollande a reposé sur un amateurisme stratégique, un néant intellectuel et un plan de réformes combinant politiques d’austérité et poursuite de la démolition de l’État social. La profondeur du rejet de cette gestion est à la hauteur de la colère populaire contre ce président qui prétendait être « normal ». Le PS comprendra-t-il qu’il est temps de tourner la page de ce blairisme français (l’investissement dans les services publics en moins) et de ce républicanisme creux ? La tentation de continuer comme si de rien n’était et d’attendre patiemment le discrédit de la droite pour revenir au pouvoir est palpable. Les dernier.e.s socialistes sincères qui se trouvent encore dans ce parti – et les sympathisant.e.s qui ont élu Benoît Hamon – sauront-ils reprendre la main et faire mentir ceux qui annoncent déjà au vieux parti un destin similaire à celui du Pasok ou… de la SFIO ?

Y’a-t-il encore une alternative à gauche ? Les élites partisanes ne font même plus semblant d’y croire. Converties à un « réalisme » gestionnaire, elles évitent les débats idéologiques et souvent même le dialogue avec les intellectuel.le.s et les activistes porteurs de réflexions critiques et de propositions jugées trop radicales. Les partis ont cessé d’être des lieux de travail, de production de réflexions et de lectures du monde. La logique des primaires vient parachever cette dérive qui voit des « projets » directement proposés par des candidat.e.s. Dans la gauche radicale, les organisations n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une candidature unique ni à construire un projet commun de société appuyé sur la revitalisation d’utopies. Et pourtant on pouvait s’attendre à ce qu’elle gère avec plus d’intelligence politique le discrédit de la social-démocratie. Mais cette gauche de gauche française n’est ni Podemos, ni Syriza, ni Bernie Sanders, toute empêtrée dans ses querelles de personnes et ses ressassements idéologiques. Pourquoi cette gauche radicale française ne s’intéresse-t-elle toujours pas sérieusement aux questions de domination liées au sexe ou à l’origine ethnique, à l’enchevêtrement des dominations de classe, de race et de genre dans la production des inégalités ? Le ralliement du PCF et d’Ensemble à la candidature très Ve République et autoritaire de Jean-Luc Mélenchon laisse augurer de nouvelles déconvenues douloureuses.

À l’échec de la transformation politique pérenne des mouvements sociaux des années 2000 (mouvement altermondialiste, opposition à la guerre en Irak, au Traité constitutionnel européen, etc.) se sont ajoutées les défaites du mouvement syndical contre la réforme des retraites en 2010 et la loi Travail en 2016. Sans dynamique, sans modèle et divisés par la logique des institutions de la Ve République (présidentialisation, personnalisation, scrutin majoritaire et financement public des partis ne favorisant pas les alliances, etc.), les partis à la gauche du PS ne paraissent pas en mesure de rassembler et de donner un débouché politique au mécontentement populaire.

Nous sommes convaincu.e.s que l’on a atteint un point de rupture, un tournant historique : partout dans le monde (dans les « vieilles » comme dans les« nouvelles » démocraties), le gouvernement représentatif appuyé sur la compétition entre partis et la professionnalisation de la vie politique se révèle inadapté ou à bout de souffle. Le compromis entre démocratie et capitalisme incarné depuis deux siècles dans le système représentatif ne tient plus. Et les scénarios de sortie sont très inquiétants, oscillant entre la post-démocratie (un système en apparence démocratique mais où le pouvoir réside dans les mains des dirigeants des firmes économiques, des marchés et des agences de notation) et l’autoritarisme liberticide. En France en 2017, face à une droite aussi dure que gangrénée par les affaires, à une candidate d’extrême droite qui, par sens tactique, se présente en défenseure des services publics et des classes populaires, et à un candidat de l’oligarchie qui prétend incarner le renouveau politique alors même qu’il est co-responsable du naufrage de la présidence Hollande, l’impuissance des partis politiques de gauche est lourde de conséquences. À l’heure où nous écrivons, il apparaît bien peu probable que la candidature de Benoît Hamon puisse changer la donne.

Dans ce contexte, envisager (et oeuvrer pour) une relance de la gauche telle qu’elle est nous apparaît vain. Cette désillusion et le constat lucide des menaces qui pèsent sur la France – et le monde – en 2017 ne nous font cependant pas basculer dans la mélancolie. Il suffit de regarder hors de nos frontières ou dans les territoires pour s’en convaincre : celles et ceux qui proclament « There is no alternative » ont tort. Partout, des initiatives fleurissent qui, même partielles et fragiles, n’en sont pas moins porteuses de transformation sociale et politique. Le fait qu’elles se déploient à distance des partis de gauche, voire contre ces organisations,
n’est pas la preuve de l’existence de « deux gauches irréconciliables », mais simplement de la trahison ou de l’impuissance de partis qui ont cessé d’essayer de concilier les espoirs de transformation sociale et les contraintes de l’exercice du pouvoir.

Le présent numéro s’attelle à établir un état des lieux de la gauche partidaire et de ses impasses, sous la forme d’un bilan critique des années de pouvoir de la gauche gouvernementale, marqué par les renoncements et la déconnexion des luttes. Il propose un panorama de la gauche actuelle, un champ de ruines qui risque d’être plus dévasté encore au terme de cette séquence électorale. Sortir de cet horizon bouché, reconstruire à terme un projet émancipateur dont la gauche serait porteuse, prendra du temps. Les contributions réunies dans ce numéro en dessinent, en creux, la direction. Plusieurs entrées, qui constituent autant d’impensés du champ politique traditionnel ou que les partis se sont contenté d’instrumentaliser, bornent ce chemin. Ces défis devront mobiliser nos énergies si l’on veut que la phase actuelle de décomposition laisse place à une phase de recomposition. Les contributrices et contributeurs du numéro plaident ainsi alternativement en faveur de la reconnaissance d’une société multiculturelle déjà intégrée et tolérante, d’une gauche post-croissance qui saurait penser et partager le travail, d’une république de la non-domination, de nouvelles institutions politiques, d’un féminisme intersectionnel inclusif, de coalitions mouvantes et multi-échelles, de désobéissance, de biens communs, d’une solidarité internationaliste…

Il faudrait pour commencer « démocratiser la démocratie », redonner sens à cette vieille idée de la souveraineté populaire et trouver les procédures qui l’organisent et la garantissent. On ne peut se contenter de la généralisation des primaires, des quotas de genre ou de l’encadrement strict du cumul des mandats pour changer le fonctionnement du système. Ces réformes ne s’attaquent pas au coeur du problème, à la distance entre élites politiques et gouverné.e.s, à la verticalité de l’exercice du pouvoir. Les expériences alternatives existent pourtant : depuis le mouvement des Indigné.e.s, d’Occupy Wall Street et jusqu’à Nuit Debout, se dessinent les contours de ce qui pourrait être le « troisième âge de la démocratie », favorisant la délibération, la participation et le fonctionnement horizontal du pouvoir politique. On trouve la même exigence de transparence et la même réflexivité dans les mouvements de solidarité avec les migrant.e.s, dans les Zones À Défendre, dans les contre-pouvoirs du numérique.

Si l’on accepte, de même, de porter le regard sur ce qui se passe du côté des luttes des minoritaires, en France comme ailleurs, on constatera que la « cité s’organise ». Les campagnes reconquises et les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques. Des militant.e.s parlent et agissent en leur nom pour renouveler la lutte contre les discriminations liées au racisme, au sexisme et aux inégalités de classe. Cette vitalité reste largement incomprise voire invisible pour les forces politiques de gauche. L’horizon est aussi celui de l’écologie politique, un horizon anticapitaliste radical : rien ne changera fondamentalement si l’activité économique n’est pas désolidarisée de la course au profit et de l’absurde mantra de la croissance à tout prix. Cet impératif écologique, qui est aussi un impératif égalitaire, change tout à la manière de penser l’organisation des pouvoirs, la prise en charge des vulnérabilités, le fonctionnement des activités productives. Il faut repenser la place du travail dans nos sociétés et défendre l’activité des associations et des syndicats qui sont bien souvent les seules  organisations collectives actives et présentes sur le terrain.

La gauche est morte ? Vive la gauche! Organiser la convergence des luttes et tenir ensemble le combat contre les inégalités sociales et les enjeux de reconnaissance et d’émancipation nous apparaissent comme les défis de la démocratie du XXIe siècle.