Mouvements présente ici l’introduction de l’ œuvre de Chris Harman, Une Histoire populaire de l’humanité. De l’âge de pierre au nouveau millénaire, paru en français aux éditions La Découverte en octobre 2011.

Les questions posées dans le poème de Brecht placé en exergue exigent impérativement des réponses. Et c’est à l’histoire – qui ne saurait constituer la chasse gardée d’un petit groupe de spécialistes, ou le luxe de ceux qui peuvent se l’offrir – qu’il revient de les fournir. L’histoire n’est pas « une sottise » (« bunk »), comme le prétendait Henry Ford, pionnier de la production de masse d’automobiles, ennemi mortel du syndicalisme et grand admirateur d’Adolf Hitler.

L’histoire se penche sur la succession d’événements qui ont abouti à la vie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Elle raconte comment nous sommes devenus ce que nous sommes. Comprendre cela, c’est la clé qui permet de savoir si nous pouvons, et comment nous pouvons, changer le monde dans lequel nous vivons. « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur » ; ce slogan de l’État totalitaire mis en scène par George Orwell dans son roman 1984 est toujours pris au sérieux par ceux – évoqués dans les « Questions » de Brecht – qui vivent dans des palais et se paient des banquets.

Il y a plus de 2 000 ans, un empereur chinois décréta la peine de mort pour ceux qui « utilisaient le passé pour critiquer le présent ». Les Aztèques essayèrent de détruire le souvenir des institutions de leurs prédécesseurs lorsqu’ils conquirent la vallée de Mexico au XVe siècle, et les Espagnols tentèrent d’effacer toute trace des Aztèques lorsqu’à leur tour ils soumirent la région dans les années 1520.

Les choses ne furent pas si différentes au siècle dernier. Contredire les historiens officiels de Staline ou de Hitler menait en prison, à l’exil ou à la mort. Il y a à peine trente ans, les Espagnols n’avaient pas le droit de parler du bombardement de la ville basque de Guernica, ni les Hongrois d’évoquer les événements de 1956. Plus récemment, des amis grecs furent poursuivis pour avoir contesté la version officielle de l’annexion de la majeure partie de la Macédoine avant la Première Guerre mondiale.

La répression étatique pure et simple peut sembler assez exceptionnelle dans les pays industrialisés d’Occident. Mais d’autres méthodes de contrôle, plus subtiles, sont omniprésentes. À l’heure où j’écris ces lignes, un gouvernement travailliste proclame avec insistance que l’école doit mettre l’accent sur l’histoire britannique et ses moments glorieux, et que les élèves doivent apprendre les noms et les dates de nos hommes illustres. Dans les sphères supérieures de l’éducation, ce sont les historiens les plus « en phase » avec les vues de l’élite qui sont couverts d’honneurs ; ceux qui les contestent sont tenus à l’écart des postes universitaires importants. « Faire des concessions » reste « la seule façon de réussir ».

Depuis l’époque des premiers pharaons (il y a 5 000 ans), les dirigeants ont présenté l’histoire comme l’inventaire de leurs « prouesses » et de celles de leurs prédécesseurs. Ces « grands hommes » sont censés avoir construit les villes et les monuments, apporté la prospérité, réalisé de grands travaux ou remporté de grandes victoires – dans le même temps, les « méchants » sont présentés comme les responsables de tous les malheurs du monde. Les premiers ouvrages d’histoire étaient des énumérations de souverains et de dynasties connues sous le nom de « Listes de Rois ». Apprendre ces listes par cœur était une composante essentielle de l’enseignement de l’histoire dans les écoles britanniques il y a quarante ans. Or le New Labour – en harmonie avec l’opposition conservatrice – semble vouloir imposer leur retour. Selon cette conception de l’histoire, le savoir se réduit à mémoriser des dates et des noms, à la façon du Trivial Pursuit ; ce qui n’aide à comprendre ni le passé ni le présent.

Il existe une autre façon d’envisager l’histoire, délibérément opposée à celle des « grands hommes », qui consiste à rendre compte d’événements particuliers et de leur déroulement du point de vue des simples participants. Les émissions de télévision – et les chaînes spécialisées – qui utilisent une telle formule recueillent d’ailleurs une audience importante ; et les lycéens qui y participent font montre d’un intérêt passionné que suscite rarement la vieille rengaine des « rois, des dates et des événements ».

Mais une telle « histoire par en bas » laisse le plus souvent dans l’ombre une dimension très importante : la manière dont les événements sont liés entre eux. Se borner à mettre l’accent sur les individus impliqués dans un fait historique donné ne peut, en soi, apporter la compréhension des forces d’ensemble qui ont façonné leurs vies et qui continuent à agir sur la nôtre. On ne peut, par exemple, comprendre la montée du christianisme sans la relier à l’ascension et à la chute de l’empire romain. On ne peut concevoir la soudaine floraison des arts sous la Renaissance sans y voir à l’œuvre l’impact des grandes crises de la féodalité européenne et des progrès de la civilisation sur des continents éloignés de l’Europe. On ne peut commencer à connaître le mouvement ouvrier du XIXe siècle sans l’articuler à la révolution industrielle. Et on ne peut saisir la démarche par laquelle l’humanité est parvenue à sa condition présente sans analyser les modes d’interaction de ces événements avec de nombreux autres événements. L’objectif de ce livre est de tenter de fournir une vue d’ensemble qui irait autant que possible dans ce sens.

Je ne prétends nullement qu’il représente un récit complet de l’histoire humaine. Il y manque de nombreux personnages et événements essentiels pour rendre compte de façon circonstanciée de chaque période. Mais il n’est pas nécessaire de connaître tous les détails du passé de l’humanité pour comprendre le schéma général qui a façonné le présent.

C’est Karl Marx qui, le premier, a donné les outils d’une telle compréhension. Il a fait remarquer que les êtres humains n’ont pu survivre sur cette planète que grâce à l’effort collectif et à la coopération, indispensables pour se procurer leurs moyens d’existence, et que chaque nouvelle forme d’organisation présidant à la création de ces moyens a entraîné des changements dans leurs relations en général. Des changements dans ce qu’il appelait « les forces productives » se sont combinés à des mutations dans les « rapports de production », qui ont, au final, régulièrement transformé les relations dans l’ensemble de la société.

Cela étant, ces changements ne se sont pas produits de façon mécanique. À tout moment, des êtres humains ont fait le choix d’emprunter tel chemin plutôt que tel autre, et ils ont lutté pour ces choix au cours de grands conflits sociaux. À partir d’un certain stade de l’histoire, ce sont les positions de classe qui ont déterminé la façon dont les gens ont fait ces choix. L’esclave faisait généralement des choix différents de ceux du maître, de même que l’artisan médiéval ne pouvait guère avoir les mêmes positions que le seigneur féodal. Les grandes luttes au cours desquelles s’est joué l’avenir de l’humanité furent toujours en partie des luttes de classe. La séquence de ces grands conflits fournit l’architecture de base que le reste de l’histoire prolonge.
Cette approche ne nie pas le rôle des individus ou des idées qu’ils propagent. Elle insiste en revanche sur le fait que ces individus, ou ces idées, ne peuvent jouer un rôle qu’en fonction du développement matériel préalable de la société, de la façon dont les humains assurent leur subsistance et de la structure des classes et des États. Le squelette n’est pas le corps vivant. Mais sans le squelette, le corps n’aurait aucune solidité et ne pourrait survivre. Comprendre la « base » matérielle de l’histoire est une condition nécessaire, mais non suffisante, de la compréhension du reste.

Ce livre tente donc de fournir une introduction sommaire à l’histoire mondiale, et pas davantage. Mais c’est une approche générale qui, je l’espère, aidera certains lecteurs à se former une représentation du passé et du présent.

En l’écrivant, je n’ai cessé d’avoir en tête qu’il me fallait faire face à deux préjugés. L’un est l’idée que les caractéristiques fondamentales des sociétés successives et de l’histoire humaine seraient le résultat d’une nature humaine « immuable ». C’est un préjugé dont sont imprégnés aussi bien les écrits académiques, que le journalisme et la culture populaire. Les êtres humains, nous dit-on, ont toujours été cupides, compétitifs et agressifs, et cela explique des horreurs comme la guerre, l’exploitation, l’esclavage et l’oppression des femmes. Cette image d’homme des cavernes est destinée à expliquer le bain de sang sur le front occidental au cours de la Première Guerre mondiale et l’Holocauste au cours de la Seconde. Mon point de vue est très différent. La « nature humaine » telle que nous la connaissons est le produit de notre histoire, et non sa cause. Notre histoire est aussi celle de la formation de natures humaines différentes, chacune remplaçant la précédente au cours de grandes luttes économiques, politiques et idéologiques.

Le second préjugé, très répandu au cours de la dernière décenniedu XXe siècle, consiste à dire que bien que la société humaine ait pu évoluer dans le passé, elle ne changera plus. Un conseiller du département d’État américain, Francis Fukuyama, a été l’objet de louanges unanimes lorsque, en 1990, il a prétendu que nous assistions à rien de moins qu’à « la fin de l’histoire » ; son article fut traduit dans toutes les langues et dans quasiment tous les journaux du monde. Les grands conflits sociaux et les grandes luttes idéologiques relevaient désormais du passé – ce à quoi des milliers de rédacteurs en chef et de présentateurs de télévision opinèrent vigoureusement.

Anthony Giddens, ancien directeur de la London School of Economics et sociologue de cour du Premier ministre travailliste Tony Blair, a dit à peu près la même chose en 1998 dans son livre, exagérément célébré mais peu lu, La Troisième Voie |1| . Nous vivons dans un monde, écrivait-il, « où il n’y a pas d’alternative au capitalisme ». Il ne faisait là qu’accepter et répéter une assertion très répandue. Elle est, en réalité, impossible à soutenir sérieusement.
Le capitalisme, comme système d’organisation de la production à l’échelle d’un pays entier, est à peine vieux de trois ou quatre siècles. En tant que mode d’organisation de la production mondiale, il a tout au plus cent cinquante ans d’existence. Le capitalisme industriel, avec ses énormes agglomérations urbaines, son éducation primaire généralisée et sa dépendance à l’égard des marchés, n’a commencé à exister, dans de vastes parties du monde, qu’au cours des cinquante dernières années. Pourtant, les hominidés vivent sur la terre depuis au moins un million d’années, et les humains modernes depuis plus de 100 000 ans. Il serait proprement extraordinaire qu’un mode d’organisation économique et social qui ne représente que 0,5 % de la durée d’existence de l’espèce humaine soit destiné à se prolonger indéfiniment, à moins bien sûr que notre espérance de vie ne soit très réduite. Tout ce à quoi aboutissent les écrits de Fukuyama et de Giddens, c’est à confirmer que Marx avait raison au moins sur un point : « Pour la bourgeoisie, il y a eu une histoire, mais il n’y en a plus. »

Le passé récent de notre espèce ne fut pas un long fleuve tranquille vers le progrès. Il a été marqué par des convulsions répétées, des guerres affreuses, des révolutions et des contre-révolutions. Les temps où il semblait que la masse des humains était destinée à s’améliorer indéfiniment ont presque invariablement cédé la place à des décennies, voire des siècles, d’appauvrissement et de terribles dévastations.

Il est vrai que toutes ces horreurs ont aussi permis des avancées importantes dans le domaine du contrôle et de la manipulation des forces de la nature par les êtres humains. Et nous sommes aujourd’hui en mesure d’exercer ce contrôle de façon infiniment plus perfectionnée qu’il y a 1 000 ans. Nous vivons dans un monde où les forces naturelles ne devraient plus faire mourir des hommes de faim ou de froid, et où des maladies qui naguère terrifiaient les populations devraient avoir disparu depuis longtemps.

Mais cela n’a pas empêché la destruction périodique de centaines de millions de vies par la faim, la malnutrition ou la guerre. C’est le bilan que l’on peut tirer du XXe siècle, ce siècle dans lequel le capitalisme industriel a finalement pris possession de toute la planète, à telle enseigne que le paysan ou le berger le plus isolé dépend aujourd’hui aussi, à un degré ou à un autre, du marché. Ce fut également le siècle des guerres, des génocides, des famines et d’une barbarie dont on ne trouve pas d’équivalent dans le passé, à tel point que le philosophe libéral Isaiah Berlin lui a décerné le titre de « siècle le plus terrible de l’histoire occidentale ». Rien, dans les dernières décennies du XXe siècle, ne permettait de penser que les choses s’étaient magiquement améliorées pour l’humanité dans son ensemble. Ce fut une période où l’ancien bloc de l’Est s’est massivement appauvri, où des famines et des guerres civiles apparemment sans fin se sont multipliées dans diverses parties de l’Afrique, où près de la moitié de la population de l’Amérique latine a vécu en dessous du seuil de pauvreté, où une guerre de huit ans a éclaté entre l’Iran et l’Irak, et où des agressions militaires sanglantes contre l’Irak et la Serbie ont été menées par des coalitions regroupant les plus puissants États du monde.

L’histoire n’est pas finie, et le besoin de comprendre ses caractéristiques essentielles est plus grand que jamais. J’ai écrit ce livre dans l’espoir qu’il pourrait amener certains lecteurs sur la voie de cette compréhension.

Ce faisant, je me suis nécessairement appuyé sur de nombreux ouvrages antérieurs. La section concernant l’apparition de la société de classes, par exemple, aurait été impossible sans les écrits du grand archéologue britannique V. Gordon Childe, dont le livre Le Mouvement de l’histoire |2| mérite d’être lu et relu, même s’il commence à dater sur certains points importants. De même, la partie consacrée au monde médiéval doit beaucoup à Marc Bloch et à l’école historique française des Annales, le début du XXe siècle aux écrits de Léon Trotski, et la fin du même siècle aux analyses de Tony Cliff. Les lecteurs qui ont une certaine connaissance de ces références remarqueront une foule d’autres influences, certaines citées ou mentionnées directement dans le texte ou dans les notes de fin d’ouvrage, d’autres assez importantes pour bénéficier ici d’une mention explicite. Des noms comme Christopher Hill, Geoffrey de Sainte Croix, Guy Bois, Albert Soboul, Edward Thompson, James McPherson et D. D. Kosambi me viennent à l’esprit.

Les dates ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’histoire, mais la séquence des événements est parfois très importante – et difficile à retenir pour les lecteurs (et même pour les auteurs !). C’est la raison pour laquelle j’ai intégré une brève chronologie des événements saillants au début de chaque section. Pour la même raison, j’ai ajouté à la fin du livre un glossaire des noms, des lieux et des termes peu familiers. Celui-ci n’est pas exhaustif, mais peut aider les lecteurs, dans une partie ou dans une autre, à comprendre les références aux personnes, aux événements et aux lieux géographiques dont il est question plus complètement dans d’autres parties. Enfin, il me faut remercier tous ceux qui m’ont assisté pour transformer mon manuscrit en livre fini – Ian Birchall, Chris Bambery, Alex Callinicos, Charlie Hore, Charlie Kimber, Lindsey German, Talat Ahmed, Hassan Mahamdallie, Seth Harman, Paul McGarr, Mike Haynes, Tithi Bhattacharya, Barry Pavier, John Molyneux, John Rees, Kevin Ovenden et Sam Ashman pour leur lecture de tout ou partie du texte, relevant de nombreuses erreurs et me forçant parfois à reformuler certains points. Aucun d’entre eux, inutile de le préciser, n’est responsable des jugements historiques que j’ai portés dans de nombreux passages, ni des erreurs factuelles qui pourraient subsister. J’ai une dette particulière envers Ian Taylor, qui a préparé le manuscrit en vue de l’édition, et à l’égard de Rob Hoveman, qui a supervisé la production du livre proprement dit.

Traduit de l’anglais par Jean-Marie Guerlin.


|1| A. GIDDENS, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, Le Seuil, Paris, 2002.

|2| Le Mouvement de l’histoire, trad. Française André Mansat et Jean Barthalan, Arthaud, Grenoble, 1961.