En septembre 2019, le groupe des Gilets Jaunes de Commercy lance un appel à la création de « Communes Libres »1 partout en France, affirmant ainsi un projet politique d’inspiration municipaliste. Mouvements a rencontré Steven, Claude et Andrea, tous trois membres actifs du groupe, pour les interroger sur la genèse et le sens de ce projet municipaliste ainsi que sa réception dans le reste du mouvement. Ils nous expliquent comment, de leur mobilisation locale à l’Assemblée des assemblées, le renversement des institutions municipales leur est apparu comme un prolongement et un levier de renforcement de leur lutte.

Propos recueilli par Guillaume Gourgues.

Mouvements (M.) : Pour commencer, est-ce que vous pouvez revenir sur la manière dont les Gilets Jaunes de Commercy en sont venu·es à porter un projet clairement municipaliste ?

Steven : Tout démarre avec la mobilisation locale, puis l’Assemblée Des Assemblées [ADA]. On a vécu cette expérience démocratique, avec des assemblées quotidiennes de 1h30 à 2h30 tous les jours. Mais sans refaire l’historique du mouvement, il y a un moment où l’épuisement est apparu et on s’est dit qu’il fallait que l’on puisse prolonger cette expérience, là, à Commercy. Et donc cette volonté d’aller vers le municipalisme a émergé parce qu’il y a eu l’expérience de l’ADA. On a eu un débat interne sur ça, avec des « pour », des « contre », des « neutre » et, d’un commun accord, on est resté sur l’idée que ça devait être quelque chose de citoyen. On a fait une rencontre à Marseille, et à partir de là on a créé un collectif citoyen qui organise les rencontres et toutes les étapes mises en place jusque maintenant.

Claude : Pour moi ça commence avant. J’étais dans un milieu associatif où on parlait déjà de municipalisme et où on voulait créer une assemblée locale, éventuellement d’aller vers une liste… en tout cas, créer du lien, pour aller vers l’autonomie et la prise en main. Donc on rêvait de ça, on commençait à le faire tranquillement. Et puis on a été percuté de plein fouet par les Gilets Jaunes [GJ] qui l’ont fait concrètement, qui ont parlé dès le début de cette histoire, parce que Steven avait entendu parler par nous du municipalisme et c’était une des revendications dès le départ du mouvement, dès le 17 novembre 2018.

Steven : Oui, c’est vrai, j’ai occulté un peu le début. Moi, c’était dès les élections de 2017 où j’étais un peu désabusé et je cherchais un engagement pour la suite. Je suis tombé sur une page Facebook, comme ça, par hasard, sur le secteur de Commercy qui parlait de différents sujets sur le féminisme, sur l’autonomie énergétique, des trucs comme ça… et à un moment donné c’était sur le municipalisme. C’était présenté comme une alternative politique possible et accessible à tout le monde, parce que c’était local. Je suis venu à cette réunion et je suis reparti avec cette idée en me disant : « c’est super ce qu’ils proposent ! » Mais on ne s’est jamais vraiment revu… En novembre 2018, on fait une réunion publique avec les initiateurs des Gilets Jaunes et dans le diaporama il y a un moment où on dit « il y a des alternatives possibles » : réécrire la constitution, référendum d’initiative populaire comme en Suisse et donc municipalisme libertaire, une idée que j’avais gardé de ma rencontre avec Claude. On a fait une assemblée de GJ pour parler de ce sujet-là, et après il y a eu l’ADA. C’est cet héritage-là qui nous amène au municipalisme à Commercy aujourd’hui.

M. : Quel rôle spécifique a joué l’ADA dans votre intérêt pour le municipalisme ?

Claude : Si tu veux, l’ADA c’est un peu le confédéralisme démocratique, qui relie toutes les expériences locales de GJ. Cette idée confédérale était dans l’air avant le mouvement des GJ, mais ils l’ont concrétisé, parce que c’est toujours dans le mouvement que les choses se cristallisent et avancent. On aurait pu mettre dix ans nous à faire ce que les GJ ont fait ! Cette idée de nouvelle démocratie et d’organisation « autre » de la société, elle est devenue audible à vitesse grand V et c’est ça qui est génial ! C’est pour ça que moi, quand j’ai assisté à cette première réunion, j’étais stupéfait de voir que cette idée qu’on n’avait encore pas eu le temps de populariser, elle existait déjà, que les gens se la sont assez vite appropriée. Pas tout le monde, parce que tous les GJ n’étaient pas d’accord, mais quand même, une bonne partie des gens ! Assez en tout cas pour que l’on puisse poursuivre l’expérience, au moins en local.

Andréa : Le mouvement des GJ est loin d’être fini, bien au contraire, il se métamorphose dans plein de directions. Le soulèvement des GJ a posé un niveau de rapport de force sans précédent par rapport aux trente dernières années de mouvements sociaux, et la réaction du bloc oligarchique au pouvoir est quand même globalement assez minime. Il n’y a pas beaucoup de concessions de faites, il y a répression maximale. Un Grand Débat pour faire diversion, diluer, et un peu de thunes mises sur la table en décembre, ça répond pas ! Ce n’est absolument pas la réponse sociale qui est attendue à l’échelon national. Au regard des pratiques du mouvement, c’est un pari stratégique : on n’arrive à rien obtenir au niveau national, donc il faut qu’on arrive à grignoter le système, à cet échelon-là. D’ailleurs on voyait bien quand ça merdait sévère pour Macron et ses potes, le premier truc auquel ils font appel, après la police, c’est les élus locaux, c’est les territoires. Je me souviens, après la conférence de presse de Macron en décembre 2018, un des premiers tweets de Jean-Yves Le Drian disait « il y a une réponse politique, maintenant place aux territoires ». Le Grand Débat, ça a été avant tout d’aller consulter les élus locaux, parce que c’est eux la courroie de transmission, le dernier endroit qui ne soit pas touché par le discrédit général aussi de la classe politique. C’est eux qui font remonter les doléances, les infos, etc. Le pouvoir macronien a commencé par mépriser les maires, et à la fin il est revenu… ça montre bien, en fait, un endroit de fragilité du pouvoir aujourd’hui, ou en tout cas une échelle d’action.

Donc la question pour nous c’est « comment est-ce qu’on peut aussi transformer ce qui peut l’être, se réapproprier ce qui peut l’être, à l’échelon local et communal » ? Là aussi, on hérite aussi des quinze dernières années de lutte où, en fait, vu que tous les modes d’encadrement classiques de la contestation, les syndicats, tout ça, ont été un peu dévalorisés, beaucoup de gens se sont mis à faire des trucs par eux-mêmes. Ne plus attendre, ne plus déléguer à une direction syndicale, à un maire, à quelqu’un qui sait mieux faire que toi. Les luttes des dernières années, avant les GJ, c’était cette idée d’action directe, d’autonomie, qui était forte : les assemblées Nuit Debout, les cortèges de tête, ce qui s’est passé dans les ZAD… Cette idée que les premiers concernés agissent par eux-mêmes, et bien les GJ c’était un peu la suite de ça, à une échelle plus globale. Il y a aussi cette idée de se réapproprier sa vie, et la première échelle à laquelle on se la réapproprie c’est celle de la commune, comme échelon administratif mais aussi comme échelon de communauté de vie, de communauté de lutte, de saisir le territoire que l’on a en commun. Ce que les GJ ont fait avant tout, c’est se réapproprier les territoires les plus désappropriés, à savoir les ronds-points, des endroits de circulation des gens, des marchandises, où il n’y a rien qui se passe. On rejoint ici l’idée « communaliste » de se réapproprier un contre-pouvoir à l’échelon communal, que ce soit dans les institutions ou pas… Quelque part, pour moi, quand tu commences à occuper une cabane sur un rond-point ou que tu fais une Maison du Peuple, tu es déjà en train de faire ça.

M. : Claude, cette définition du municipalisme comme communalisme, comme projet commun localisé, c’était ça aussi que vous portiez dans votre association avant les GJ ?

Claude : Oui tout à fait. Je ne sais pas si tous les membres de l’association avaient cette idée bien précise en tête, mais moi oui. Cette conception, elle a été clarifié grâce au mouvement. Comme le dit Andréa, pour moi, l’échelon local et les élus locaux, pour avoir été maire moi-même, je peux en témoigner, c’est un peu le dernier tampon, le dernier coussin de sécurité du pouvoir. L’élu local est formaté, il fait partie des rouages du système. Il est flatté en permanence, on fait appel à son sens de la responsabilité, à son sens du devoir, on dit qu’il a une influence positive sur ses concitoyens, il peut calmer le jeu à tout moment. Et, justement, l’idée du communalisme c’est de priver le pouvoir de ce dernier rempart. L’élu local se retrouve, non pas dirigeant, mais délégué de la base. On inverse la pyramide ! Le maire n’est plus un homme de pouvoir qui va en imposer, qui va être une courroie de transmission de l’État vers le peuple, mais bien l’inverse, son défenseur, son porte-parole, qui se met au service de l’assemblée citoyenne. C’est plus facile à faire à cet échelon-là ce renversement de système, c’est bien ce qui a été enthousiasmant. Le mouvement des GJ, il est ce qu’il est, il continue, il est protéiforme, mais il peut créer de la désespérance parce que ça ne bouge pas au plus haut niveau… Si on ne faisait rien d’autre que les manifestations ou les mobilisations classiques qu’on connait depuis des décennies, ça serait pas seulement un essoufflement, ce serait une sorte de désespoir qui s’inscrirait durablement dans la société, alors que là, on a des débouchés autres, on des possibilités locales qui sont enthousiasmantes, qui offrent une chance de réussite concrète et rapide !

Pour moi, ce n’est pas le prolongement logique des GJ mais un des prolongements, une ramification possible et qu’il ne faut absolument pas laisser tomber, qu’il faut entretenir, parce qu’elle est complémentaire à tout le reste. Elle va permettre de maintenir l’espoir et permettre à ceux qui continuent à bouger – on en est, d’ailleurs – de ne pas s’arrêter et d’avoir toujours de l’énergie. On aura au moins ça, et ce n’est pas un petit truc annexe, c’est le début de l’ébranlement du système par la base. On va grignoter par le bas le système, et si on réussit à se fédérer et bien on va à terme constituer un véritable contre-pouvoir, c’est notre objectif en tout cas.

M. : Si je comprends bien, le prolongement municipaliste n’a pas fait que des convaincus ? Ça a été débattu à Commercy ou au sein de l’ADA ?

Steven : Au niveau de l’ADA, il y avait la possibilité d’apporter des propositions. A Saint-Nazaire, pour la deuxième ADA, on avait déjà porté cette proposition, et ça a ouvert un chantier de travail pour la troisième, à Montceau-les-Mines. J’y étais. Ça a beaucoup discuté sur la différence entre assemblée citoyenne et assemblée gilets jaunes, est-ce que c’est une bonne idée au niveau local, etc. Concrètement était ressorti de ce débat une volonté claire d’organiser une rencontre au niveau national, mais il n’y a pas eu de suivi de cet atelier-là, et derrière personne n’a pris l’initiative, sauf peut-être nous actuellement… Ce qui était ressorti quand même c’était une liberté de ces assemblées populaires d’aller au-delà de la lutte GJ localement, soit par l’ouverture d’associations, d’un espace autogestion ou de maisons du peuple, soit d’aller vers la pression sur les élus locaux ou carrément présenter une liste aux municipales, au choix, ou tout en même temps.

Au niveau local, à Commercy, avant même Saint-Nazaire, tout le monde était d’accord. On a eu un débat à la cabane, et tout le monde avait validé cette proposition, au moins pour émettre l’idée à l’ADA. Mais ça n’engageait à rien à l’époque encore. Quand il a fallu s’engager réellement, il y a des personnes qui étaient radicalement contre, pour rester sur les revendications de base (pouvoir d’achat, justice sociale, etc.). Eux, ils ne voyaient pas l’intérêt de se lancer au niveau local car ça ne répondait pas directement à ces revendications-là, ce qui est tout à fait entendable. Le municipalisme, c’est un projet sur le long terme et, eux, leur mode d’action c’était les manifestations, faire plier le pouvoir par le nombre dans la rue. Ils voulaient remobiliser les gens. Donc moi, j’étais clairement, avec d’autres, pour le municipalisme au niveau local et on défendait l’idée qu’on n’arrivera pas à faire rejoindre les gens sous la bannière GJ parce que si ça avait dû se faire, ça aurait déjà dû se faire. On a perdu la bataille médiatique, on apparait comme des antisémites, des violents, des racistes, tout ce qui a pu être dit dans les grands médias. Mais puisqu’il y en a qui ont la volonté de le faire, et d’autres non, on s’est dit « on va quand même respecter la minorité », et on a fait une assemblée citoyenne, qui est en dehors des GJ, mais qui veut quand même s’installer dans la lutte au niveau local, exercer un contre-pouvoir local, et se fédérer avec d’autres assemblées pour que ce soit plus global.

M. : Vous allez continuer ce débat à Montpellier ? 2

Steven : On a envoyé la proposition et notre texte, un camarade y sera et il va porter cette parole, mais je crois que ce n’est pas forcément… en tout cas c’est ma vision personnelle… Je ne crois pas que ce soit d’actualité chez les GJ. Le mouvement s’est vraiment affaibli, en tout cas il s’est métamorphosé. On voit bien qu’il y a des collectifs écolos, des bases syndicales qui s’agitent aussi, et donc je pense qu’il y a une réelle convergence à construire, plutôt que de remettre en avant le mouvement des GJ. Le mouvement se questionne beaucoup et je pense que ça va pas mal tourner autour de ça : dans l’ordre du jour c’est « comment retrouver un lien avec la population au niveau local ? » C’est ce que nous, on en train de faire, mais sans l’étiquette GJ parce que les gens sont excédés, donc il faut passer à autre chose, concrètement….

M. : Justement, à Commercy vous faites quoi exactement ? Vous investissez les élections municipales ?

Claude : On fait deux choses. D’abord, on a créé une assemblée citoyenne qui fonctionne, qui a déjà fait deux réunions plénières et plein de réunions à thème sur des sujets d’intérêt local – l’autonomie énergétique, l’eau, les ordures ménagères, la démocratie, comment fonctionnerait-elle, etc. Cette assemblée, elle fonctionne et elle va continuer de fonctionner quoi qu’il arrive. Elle sera dans tous les cas force de proposition et force de pression, créatrice de projets elle-même sans passer forcément par les élections municipales. Mais, en plus, on est aussi en train de monter une liste et ça y est, on l’a annoncé, c’est de notoriété publique ! Parce que ça serait encore plus simple si la population de Commercy avait le pouvoir sur sa ville. Évidemment, si tous les moyens de la municipalité étaient mis au service de l’assemblée et bien on irait beaucoup plus vite dans ce qu’on veut faire ! Par contre cette liste, on le précise et on le réaffirme, ce n’est pas une liste comme les autres, une liste citoyenne qui veut être élue pour prendre le pouvoir et mettre en place un programme un peu progressiste, non, non…

Steven : Parce que les gens de tous les partis et les listes de gauche se disent citoyens…

Claude : Ils vont tous faire de la démocratie participative et des réunions de quartier, des machins comme ça… Non, nous c’est de la démocratie directe. Dès lors qu’on est sur cette liste-là, on signe une charte et on s’engage à exécuter les décisions de l’assemblée citoyenne. Les exécuter, c’est à dire être vraiment de purs délégués, des bureaucrates, des exécutants, des gens qui vont monter les dossiers mais qui ne vont pas décider. Bien sûr, il ne s’agit pas de laisser l’assemblée décider de l’achat des crayons ou des stylos de la ville ! Mais sur toutes les grandes décisions importantes, ce sera l’assemblée qui décide. Si on est élus, on sera une équipe à travailler pour mettre en place ces décisions-là. C’est vraiment très important de faire comprendre ça parce que c’est l’inversion complète de ce qui existe actuellement, c’est pas du tout une démarche électoraliste, mais une démarche anti-électoraliste. On veut renverser le pouvoir en local.

Andréa : Mais il ne faut pas oublier qu’il y a plein d’autres choses qui se passent à Commercy ! Il y a toujours des réunions des GJ trois fois par semaine, des gens qui vont aux manifestations. On pronostique toujours la mort du mouvement, mais dans les manifs, en tout cas dans l’Est, il y a environ 1000 personnes chaque semaine !  Il y a toujours des actions qui se préparent, des rassemblements devant les tribunaux… Il y a des conflits, autour du municipalisme mais pas que, et c’est logique au bout d’un an…. Mais il y a une vraie vitalité ! Les GJ qui se réunissent toutes les semaines et qui tentent des trucs, l’assemblée citoyenne qui réfléchit à une liste aux municipales, et aussi l’association dont parlait Claude qui s’appelle La Convive, qui a racheté un bâtiment depuis un an et qui a fait son inauguration officielle il y a deux semaines. C’est tout un immeuble, une maison du peuple, où on est dans un truc communaliste puisque ce bâtiment-là n’a pas vocation à devenir une officine, on n’y fait pas les réunions électorales dedans. C’est comme s’il y avait plusieurs pôles indépendants !

C’est une question de main tendue. C’est à la fois se réapproprier du pouvoir d’agir à plein d’endroits, ce qu’on peut faire de plein de manières. Par de l’auto-organisation ou de l’autogestion pour la maison du peuple. Le mouvement de lutte au niveau national, c’est plutôt pour les GJ. La question institutionnelle, c’est plus pour l’assemblée citoyenne et avec la question électorale, en essayant de subvertir le cadre. Tout ça vient du même truc qui est au centre du mouvement des GJ mais aussi de tous les mouvements sociaux aujourd’hui : ce besoin de dignité et de justice sociale, de retrouver du pouvoir sur nos vies et du pouvoir d’agir, du pouvoir de décision ! Ça c’est l’aspiration fondamentale. Clairement, ce qui existe à Commercy, c’est modeste, c’est pas des trucs de fous. Mais dans les différentes directions que ça prend, il y a un peu tout. On fait même une assemblée inter-luttes, qui n’est pas à Commercy mais à Bar-le-Duc, qui rassemble GJ, base syndicale, collectifs écolos. Pareil ça marche plus ou moins bien… Mais à chaque levier de puissance commune, il y a des tentatives qui existent, qui ne sont pas figées sur des dogmatismes, on tente et on voit si ça marche…

Claude : Tu dis que ce n’est pas un truc de fou, mais moi je trouve que si !  On a une maison du peuple qui crée du lien, une épicerie solidaire, une bibliothèque associative, des rencontres et des conférences…

Andréa : Et, là-dedans, tout le monde n’est pas dans le truc électoral, c’est ça qui est intéressant…

Claude : On joue sur tous les tableaux, donc on ne peut pas perdre, parce que même si on perd les élections, d’ailleurs ce qui est probable, on s’en fout, on n’y va pas pour gagner. On va continuer avec l’assemblée, on va continuer à faire un mélange avec tout ça. Et ce n’est pas dix personnes comme on a pu le connaitre quand on est militant et qu’on ramait dans les petits groupes pour amener du monde… Là, on touche des dizaines et des dizaines de personnes sur une ville comme Commercy où il y a moins de 6000 habitants. Moi je trouve que ce n’est pas rien ! Pour moi c’est un espoir et si on pouvait avoir une résonance, et si on arrive à fédérer ce qui se passe ailleurs sous différentes formes, si notre commune des communes prend un retentissement un peu plus grand que local et bien on peut faire renaître un espoir ! Soyons modestes certes mais ne minimisons pas ce qu’on fait. Soyons enthousiastes face à la désespérance qu’on connaît à l’échelle des mouvements successifs et de l’essoufflement du mouvement des GJ. On a besoin d’enthousiasme, on a besoin d’espoir et d’y croire.

M. : Si je comprends bien, les élections municipales, en elles-mêmes, ne vous servent qu’à alimenter une mobilisation plus large ? Le résultat a peu d’importance ?

Andréa : C’est ça. Dans l’appel « La commune des communes », c’était bien clair : c’est un moyen et pas une fin, un outil tactique au service d’une stratégie qui est de construire un rapport de force pour transformer ce système pourri, mais pas une fin, où on sera super content une fois qu’on aura cinq élus, un conseil municipal, ou une majorité. La question qui nous est posée à tous, c’est comment on construit un rapport de force national et international pour en finir avec le système capitaliste ? C’est vraiment le truc qu’on a essayé de dire dans l’appel : il ne faut jamais perdre ça de vue. La critique que certains nous font, dans les GJ ou ailleurs, c’est « ça va perdre du temps ce truc communal, d’institution, c’est un truc qui bouffe de l’énergie et tu finis par discuter des budgets annexes, de la question des trottoirs, de la gestion des crottes de chiens ». Enfin je caricature, mais voilà. L’enjeu c’est de regarder les expériences passées, ce qui s’est passé à Saillans, dans d’autres villes en France, en s’inspirant des échecs des municipalismes à l’espagnole et à la catalane, en allant davantage vers ce qui s’est passé au Kurdistan, au Chiapas. Il faut essayer de trouver une manière de se poser cette question du contre-pouvoir local et des institutions locales qui permettent d’amplifier un rapport de force et une situation révolutionnaire.

Claude : C’est aussi le moyen d’agréger des gens qui n’avaient pas forcément comme objectif d’abattre le capitalisme, mais qui vont dire « ah tiens, vous faites une liste aux municipales pour faire de la démocratie directe, redonner le pouvoir au peuple, ça, ça me parle, c’est du concret, j’ai envie de venir avec vous ». On en a quelques-uns qui sont comme ça, et pas un ou deux. Ces gens-là, qui sont avec nous quand on parle de la formation de la liste, comment on va monter non pas un programme, mais un faisceau de propositions, et bien il se trouvent pris dans une réflexion plus globale. Ils changent, ils se métamorphosent. Ne pas utiliser ce levier des élections, pour moi, ça aurait été dommage. C’est pas de l’électoralisme, au contraire c’est de l’anti-électoralisme. En partant de quelque chose qui est concret pour les gens, qui est l’élection municipale et leur quotidien, on regroupe de plus en plus de monde qui ne serait pas venu. C’est exactement ce qu’a fait le mouvement des GJ en faisant venir dans les manifs des gens qui n’avaient jamais manifesté. C’est des mains tendues, vers des gens qui ne se seraient jamais rencontrés. Avant, des anticapitalistes comme nous, qui étions dans leur petite bulle, dans leur tour d’ivoire, pour venir nous causer, il fallait d’abord être d’accord avec nous. Maintenant c’est fini, on ne veut plus être ça. On ne parle même pas de ça, on parle des problèmes du quotidien, on ne s’interdit rien. On vient avec notre passé et tout, mais on n’est pas là en train de vouloir l’imposer. On accepte tous les gens qui ont envie que les choses changent, même s’ils n’ont pas la même réflexion que nous, ça c’est fondamental. On est sorti des chapelles avec les GJ, et il faut continuer à sortir de ces chapelles avec les Assemblées, c’est le seul espoir pour la communauté humaine aujourd’hui.

M. : Claude, tu as été maire, d’une ville de combien d’habitants ?

Claude : J’ai été maire de mon village de 100 habitants, mais bon quand même…

M. : Justement, qu’est-ce que tu en as tiré ? Est-ce que ça t’est utile aujourd’hui dans ton engagement dans le mouvement ?

Claude : La société, c’est comme une gigantesque toile d’araignées. Il y a tout un tas de rouages, nationaux, régionaux, intercommunaux et locaux sur lequel s’appuie le pouvoir. Tout est bien en place. Quand tu es maire, le regard des gens sur toi change. Il y a une espèce de respect craintif qui s’instaure, qui est absolument sidérant. Moi, j’ai été effrayé par ça. On te donne du « Monsieur le maire ». Le préfet, le sous-préfet t’appellent « Monsieur le maire ». Tu deviens un des leurs, tu deviens un rouage essentiel de ce système capitaliste. Même si tu ne fais rien de précis à son service, tu es un rouage, tu es le tampon, on fait appel à ton sens de la responsabilité, on te flatte, tu chopes une boule énorme. Même les plus purs d’entre nous peuvent s’y laisser griller. Et puis tu domines, tu diriges, tu prends de l’assurance, tu participes à des réunions, tu commences à savoir parler, à en imposer aux autres, et puis c’est terminé… et ça on le vérifie à tous les échelons de la société. Tu peux le voir au niveau syndical, au niveau des partis politiques, tu peux le voir partout. Moi, c’est ce que j’en ai retiré. J’avais réussi à faire de mon conseil municipal quelque chose d’à-peu-près démocratique, où on était onze maires et pas un seul. Mais je n’ai pas réussi à faire participer la population, parce que je n’y croyais pas, j’étais un vrai con. Mais aujourd’hui, si je redevenais maire de mon village, il y aurait l’assemblée citoyenne dans le village, qu’elle fonctionne ou pas. Et si l’assemblée ne voulait rien faire, il ne se passerait rien. Il faut absolument ouvrir la possibilité aux gens de fonctionner différemment. Ça ne veut pas dire qu’il vont s’en saisir immédiatement, mais qu’il y aura cette possibilité existante et ça, c’est pas rien, c’est fondamental.

Dans mon village, il y a toute une bande de jeunes qui veulent faire l’autonomie énergétique, qui veulent faire plein de projets, une ceinture maraîchère autour du patelin… et je leur ai dit, ok, je viens avec vous et on fait une assemblée citoyenne. « C’est quoi ? », ils m’ont demandé. J’ai dit : « et bien c’est une assemblée où on pourra dire tout ça, ce n’est pas le conseil municipal qui va décider ». Et ça leur parle. Je pense qu’il y a un an ou deux, ça ne leur aurait pas parlé, mais il y a eu tellement… On vit une période de bouleversement. Le mouvement des GJ a touché les gens bien plus profondément qu’on ne le croit. Je trouve que c’est vraiment facile de parler de ça aujourd’hui. Avant on ne pouvait pas parler d’autonomie, de démocratie, d’autogestion, on ne pouvait pas, aujourd’hui on peut et ça ne paraît pas absurde, ça paraît presque à portée de main.

M. : Est-ce que vous êtes en lien avec les projets de listes citoyennes, très inspirées par Saillans, un peu partout en France ? Notamment celles qui gravitent autour de la Belle Démocratie ?

Andréa : Tout le monde connaissait l’expérience de Saillans, mais pas forcément dans les détails. Moi c’est quelque chose que je connaissais depuis des années, que j’ai suivi…

Steven : Moi, je connaissais pas…

Andréa : Je ne peux pas dire que j’étais familier, mais j’ai suivi. J’ai des amis qui ont même travaillé pendant un an à la mairie de Saillans en tant que chargés de mission sur la démocratie directe, d’autres amis qui ont fait des reportages dessus, j’avais vu des conférences de Tristan Rechid, des choses comme ça… Mais c’est plutôt une connaissance individuelle, il n’y avait pas un lien organisé, on ne s’était pas rallié à La Belle Démocratie. Ce n’était pas forcément un truc dont on avait parlé avec les GJ. Dans les luttes des dernières années, la référence c’était plutôt ce qui se passe sur les ZAD ou dans d’autres endroits. Les réseaux démocratie directe et municipalistes, on n’y était pas rattachés dans une position de militant super dogmatique. Là, il y a eu un peu des tentatives… moi j’ai tenté de contacter Tristan pour qu’il nous en apprenne plus sur certains points. Mais ce n’était pas posé collectivement. On ne s’est pas dit « en tant que collectif, on choisit de se rattacher à la Belle Démocratie ». C’est surtout moi qui ai été chiant là-dessus, en disant « on s’inspire de ce que les autres ont fait, de leurs réussites comme de leurs erreurs en adaptant à leur contexte ». Je sais que l’expérience de Saillans en termes de méthodologie, la façon dont ils ont fait les propositions, les réunions publiques, la manière de hiérarchiser les priorités collectives avec les petites gommettes, tout le côté la « méthode en kit », promue par Tristan notamment, je trouve ça très intéressant en termes d’outils. Après en termes de plateforme politique, ce que la Belle démocratie représente, j’avoue on n’y est jamais allé.

Steven : Tu sais, le type du Nord qui fait partie de la Belle Démocratie et qui co-organise le festival qui va avoir lieu à Lille….

M. : Oui, Curieuses démocraties

Steven : Je l’ai eu au téléphone parce qu’il voulait qu’on vienne présenter notre initiative, et donc on a été en contact. Je lui ai expliqué qu’on avait lancé cette initiative-là sans faire l’état des lieux de ce qui pouvait exister en matière de plateforme nationale ou d’initiatives, un peu comme eux ils font. Nous, on a fait notre truc de notre côté. Quand on a parlé de cette rencontre nationale, tout le monde n’était pas au clair sur ce qui pourrait se passer… Nous, on est au clair par rapport à l’expérience qu’on a vécue, avec ce qu’on vit et avec ce qu’on projette. On est sûr de ça. La commune des communes ce n’est pas « on a un savoir, on sait comment il faut s’organiser et venez voir ce qu’on veut faire », c’est vraiment que les initiatives qui vont être présentées créent une plateforme, qui se veut un contrepouvoir au niveau national et au niveau global. Mais il faut que tout le monde vienne pour le construire. Nous, on n’a pas une idée préconçue de ce que ça doit être. C’est ce que j’ai dit au collectif La Belle démocratie, c’est « venez aussi et on va construire ça ensemble, on peut même organiser le weekend ensemble si vous voulez parce que nous n’avons pas du tout de prétention ».

Andréa : Ça pose les questions des limites des trucs collectifs sur ces questions de rapport au niveau national. Tout le monde ne part pas à égalité. Notre proposition de la commune des communes, on va voir si ça va réussir, mais ça ne se limite pas aux listes citoyennes qui vont aux élections. C’est quelque chose qui va au-delà de la Belle Démocratie, c’est pas juste municipaliste, c’est communaliste, en tout cas dans la proposition politique, c’est très clair. Nous, on voudrait que les maisons du peuple viennent, que les collectifs de quartiers populaires qui sont dans des projets communaux viennent. C’est aussi ça l’aspect novateur. Qu’est-ce qu’il se passe si on met dans une pièce, le temps d’un weekend, des gens qui ont une expérience de la démocratie locale, des assemblées, des ZAD, des maisons du peuple, des choses comme ça ? Qu’est-ce qu’il se passe si on arrive à penser ça, échanger des expériences, partager des informations, des ateliers concrets, comment on ouvre des maisons du peuple, comment on les fait vivre ? Il n’y a pas que « faire sa liste citoyenne et son assemblée en kit ». Il y a aussi « comment est-ce qu’on ancre un rapport de force au niveau communal », la question de l’autonomie alimentaire… Il y a plein de questions qui se posent. L’enjeu c’est de faire une rencontre des assemblées populaires, peu importe leur stratégie, qu’elles aillent aux élections ou pas. Et ça, ce n’est pas forcément proposé par la Belle Démocratie.

M. : Vous les trouvez trop focalisés sur l’échéance électorale municipale ?

Steven : Je pense qu’ils sont peut-être dans l’hyper local. Ils ont un festival itinérant si j’ai bien compris, et donc dans l’idée de construire des bases solides, et peut-être qu’après dans l’idée ce sera de fédérer. Nous c’est un peu la proposition inverse : c’est créer un appel d’air, en disant qu’à un moment, il y a un contexte au niveau national, avec le mouvement des GJ, de toutes les autres mobilisations, il y a une demande de changement profond de la société et donc ok, on propose ça. Et ensuite, peut-être que ça peut donner des idées à d’autres.

Claude : Parce que si on n’avait pas lancé l’idée d’ADA, en disant « faut attendre, faut déjà approfondir, ancrer le fonctionnement de nos assemblées locales », on aurait raté quelque chose. Ça a créé une espèce de dialectique, à  la fois des mouvements locaux et de la fédération. C’est pas non plus spectaculaire, on n’a pas fait la révolution, mais ça a commencé à marcher. Il y a un contexte, il faut surfer dessus. Il est où le problème ? Si on ne le fait pas, on va le regretter toute notre vie alors qu’il y a une petite fenêtre qui est ouverte. On veut jouer sur tous les tableaux.

M. : Si je comprends bien, les impulsions sur le communalisme ont plus de mal à se diffuser parmi les groupes locaux de GJ que le projet de l’ADA ?

Steven : Il y a ceux qui sont encore dans le « il faut que quelqu’un émerge au niveau national », du type les gens qui soutiennent François Boulo. C’est un avis qui se respecte, mais on n’arrive pas à avoir un débat avec toutes ces personnes-là. Il y a une frange du mouvement qui dit « il faut impulser au niveau national » mais beaucoup sont fatigués et résignés… Il y a quand même moins de gens dans le mouvement des gilets jaunes qu’au début. Tu vois l’initiative de l’ADA, c’était une frange des GJ, ce n’était pas tous les GJ. Là dedans, il y en a qui sont pour créer une coordination nationale pour la lutte, et dans ce groupe-là, il y en a qui sont contre aller au niveau local. Donc si on devait faire une chronologie des étapes, on a perdu… enfin pas perdu, mais on n’a pas eu tous les GJ avec nous sur l’ADA. Et sur les gilets jaunes de l’ADA qui sont intéressés par la démocratie et le fonctionnement démocratique horizontal, et bien on n’a pas tout le monde non plus pour la commune des communes. Au fur à mesure, ça se rétrécit, il y en a qui ne se retrouvent pas dedans et ça se respecte. Mais j’ai encore espoir qu’à la quatrième ADA à Montpelier, il y ait ce débat. Après, les GJ, on a toujours été en réaction, et le jour où les médias vont commencer à parler des municipales, les GJ vont se dire « ah mais qu’est-ce qu’on fait aux municipales ? » Et certainement que pour le coup on aura construit quelque chose d’important, auquel se référer, et des gilets jaunes comme moi pourront participer à cette initiative parce qu’on est en réaction et pas en construction sur le long terme.

Claude : Ce qu’on fait au niveau du communalisme, ça permet aussi d’élargir au-delà du seul cercle des GJ. Du coup ils ont perdu de l’énergie ou si la base GJ se restreint, nous on tente l’élargissement avec notre projet de démocratie locale et d’autogestion, de démocratie directe, qui intéresse bien au-delà du mouvement. Même des gens qui étaient pas forcément favorables au mouvement des GJ. Donc on se retrouve à Commercy, on le constat,e avec bien d’autres gens que les GJ, et ça c’est très intéressant aussi, c’est l’espoir. C’est le prolongement qu’il faut qu’on cultive si on veut parvenir à quelque chose, voilà.

Andréa : Pour la diffusion nationale, en fait, c’est aussi une question de contexte. Quand on a fait l’appel cet été, après Montceau-les-Mines, on tente un truc, on propose, on ne prétend rien. Mais par contre ce en quoi on croit, on le dit. Et on croit furieusement qu’il faut mieux se relier entre contrepouvoirs communaux, et le penser intelligemment. Après ça prend, ça prend pas, tant pis, il y aura d’autres moments. Il faut se dire que la séquence de l’automne 2019, elle n’est pas communaliste, elle est internationaliste. On est à fond sur l’appel à la grève du 5 décembre, les manifs de rue, le monde entier est en train de se soulever ! Donc la question est moins sur l’ancrage communal pour le rapport de force qu’un renforcement de ce mouvement international. C’est pas antagoniste, ça paraît juste moins prioritaire de se dire « ah, il faut absolument qu’on se retrouve entre maisons du peuple, ou entre assemblées populaires » quand des gens sont en train de construire une grève générale. Finalement, si dans les mois à venir, ça repart sur d’énormes manifs de rue et des soulèvements, tant mieux.

M. : L’idée c’est « on se met sur tous les fronts et on voit lequel part le premier » ?

Andréa : Ouais, on verra. Mais, de fait, il y a toujours des habitants de Commercy qui sont impliqués. Toutes les luttes un peu fortes reposent sur des réseaux de solidarité et de sociabilité locales, tout le temps, parce que les gens se voient, font des bouffes. Ce truc communal, ces solidarités locales, c’est déjà la toile de fond de tous les mouvements. Il ne s’agit pas de se mettre sur un front artificiellement, mais de continuer ce qui est déjà-là, en lui donnant une portée politique nationale un peu plus formalisée. Mais c’est pas en mode artificiel en disant « il faut absolument être sur le truc communal ».

Claude : Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Je rajouterais encore que le front local proprement dit, il est durable. Cet engagement on le vit, il va continuer. Par contre le front national, international, il est fait de hauts, de bas, de soubresauts, de sursauts, il peut très bien demain se dégonfler comme une baudruche et reprendre un an plus tard. Donc l’élection locale c’est la stabilité, celle qui permet cet ancrage dont parlait Andréa, et qui permet d’éviter cette fameuse désespérance qui nous fait tant de tort à tous, à nous en premier. Nous on s’aperçoit qu’on n’a plus rien. Même si la situation internationale se calme, s’ils envoient l’armée, si les vacances de Noël affaiblissent le mouvement, nous on sera toujours là, avec notre petit projet qui peut paraître modeste mais qui est le fondement de tout.