Nadine Ribault est écrivain, auteure d’essais, de romans et de nouvelles. Thierry Ribault est économiste au CNRS, et chercheur à l’Institut de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise de Tokyo. Ils vivent à Kyoto. Thierry a travaillé sur la dimension politique des services à la personne, notamment sur les conditions d’emploi et de travail dans les activités de soin aux personnes âgées. Il a co-publié un livre sur les services au Japon (avec Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice) en 1999 (aux Puf), puis plusieurs articles sur le rapport salarial dans les activités de service dans ce même pays. Son travail ancré au Japon depuis 20 ans. L’actualité l’a poussé à s’intéresser à un sujet nouveau : le nucléaire, sous sa forme la moins désirable, celle de l’accident.

Le livre relate la chronique de la triple catastrophe (tremblement de terre, raz-de-marée, accidents nucléaires) qui, à partir du 11 mars 2011, a bouleversé le nord-est du Japon. C’est aussi la chronique de la vie de Wataru Iwata, compositeur musical, dont la vie a à ce point basculé ce même jour qu’il est devenu, en quelques mois de lutte opiniâtre, le fondateur de la première station indépendante de mesure de la radioactivité japonaise (Projet 47/CRMS pour Citizen Radioactivity Measuring Station) visant à faire en sorte « que les gens accèdent à l’information juste et exacte et prennent conscience de ce qui est véritablement en train de se passer ». Dans une démarche analogue à la CRIIRAD française, fondée à la suite du nuage de Tchernobyl qui n’avait pas traversé la frontière française, Wataru se rend sur place et mesure des taux de radioactivité jusqu’à 5000 fois plus élevés que la normale. Pendant ce temps le gouvernement multiplie par 20 la dose considérée comme étant « sans danger » pour les populations. Les morts retrouvés dans la zone évacuée sont à ce point irradiés qu’ils ne pourront être rendus à leur famille, car ils contamineraient les vivants. Voici venu le temps des sanctuaires de l’abîme où nul ne veillera les défunts sous peine de succomber.

« Nous avons été trop confiants » déclare un haut responsable de TEPCO, la société responsable du site, le lendemain du tsunami, alors qu’une première explosion d’hydrogène s’est produite et que la situation ne peut plus être complètement occultée. On ne saura que plus tard que le cœur d’un des réacteurs avait déjà commencé à fondre, n’étant plus suffisamment refroidi. Les jours passent et les nouvelles rassurantes que les autorités tiennent à faire passer sont démenties les unes après les autres. Ce n’est pas un réacteur qui entre en fusion, mais plusieurs. L’accident, initialement classé niveau 3, est réévalué à 5, en enfin qualifié d’accident majeur, au niveau, 7, le plus élevé, avec celui de Tchernobyl. Nadine et Thierry Ribault retracent les tergiversations du gouvernement et de l’entreprise responsable de la centrale, et la désinformation de la population à laquelle on ne cesse de répéter qu’il n’y a aucun danger. Ils montrent que Fukushima peut être regardé comme un exemple de démonstration des limites atteintes par les sociétés industrielles à l’aube de ce XXIème siècle.

On le sait trop peu mais le problème posé par un accident nucléaire est bien différent de celui provoqué par une bombe. Ce livre est l’occasion de le souligner. Un explosif contient très peu de matière radioactive, quelques kilos, qui se trouve très largement désintégré lors de la réaction. Les dégâts sont colossaux, du fait du souffle et de la vague de chaleur, mais ils sont immédiats et visibles. Les retombées radioactives sont limitées. Une centrale nucléaire produit chaque année autour de deux tonnes de déchets radioactifs, en partie issus de la fission de l’uranium 235. L’uranium est un métal présent dans notre environnement en très faible quantité et que l’on peut trouver sous terre sous forme de gisements. Il en existe de nombreux « isotopes », qui diffèrent entre eux par le nombre de neutrons et surtout la « signature » radioactive : uranium 233, 234, 235, 236, 237, 238 etc. Autant l’uranium 238 (le plus abondant dans la nature) est pratiquement sans danger, autant l’uranium 235 est fortement radioactif, car plus instable : c’est pourquoi il est choisi pour être fracturé dans les centrales nucléaires. De cette fission naissent d’innombrables produits : actinium, neptunium, américium etc. et bien d’autres choses encore, tous plus ou moins radioactifs. Quand une centrale relâche de la radioactivité, elle laisse s’échapper une partie de ces produits, qui se retrouvent alors dans l’environnement. Ils sont véhiculés en fonction de leur comportement chimique, se trouvent lessivés par les pluies, déplacés par les flux divers, accumulés éventuellement dans les organismes, notamment quand c’est des métaux lourds, et c’est en effet la plupart du temps le cas. Et ils ne cessent d’impacter leur milieu de leur radioactivité, là où ils sont.

Pourquoi un tel relâchement se produit-il ? Toujours pour la même raison. Une centrale nucléaire a besoin d’être refroidie, car la réaction nucléaire, qui transforme de la matière en énergie (ce que traduit la fameuse équation E= mc2), ne peut pas être arrêtée de manière brutale. Quand le refroidissement s’arrête, la température monte et la réaction finit par faire fondre « le cœur », là où se trouve le combustible (l’uranium). C’est ce qui s’est produit à Tchernobyl, mais c’est aussi ce qui s’est partiellement produit à Three Miles Island, aux États-Unis, engendrant un arrêt de la progression de l’industrie nucléaire dans ce pays. C’est aussi ce qui a failli se produire à Forsmark, en Suède, en 2006, quand les générateurs de secours se sont avérés être hors service. C’est parce qu’elles ont d’énormes besoins de refroidissement que les centrales sont au bord de l’eau, un fleuve ou la mer. Avec les risques que cela comporte, car l’eau est un élément peu stable, et il le sera d’autant moins à l’avenir avec les changements climatiques.

On comprend donc la difficulté à gérer un accident tel que celui-ci. Avec la radioactivité qui se déplace et se concentre dans des endroits inattendus, même les opérations les plus simples deviennent des prouesses. Redresser une structure d’acier, vider une piscine etc. autant d’opérations à la portée de n’importe quel professionnel qui deviennent ici quasiment mission impossible. On n’entend plus guère les spécialistes français qui, au lendemain du désastre, se faisaient fort d’exporter les technologies adéquates pour résoudre rapidement le problème. Les témoignages des ouvriers sont sans appel : aux erreurs succèdent les bévues. Et pour cause, puisque la situation est unique, donc sans précédent qui puisse être facilement pris en référence. Les centrales elles-mêmes sont pratiquement uniques. Sur plus de 450 en service dans le monde, bien peu appartiennent à la même série. On trouvera donc à chaque accident un « vice caché » ou un autre, selon les circonstances. Pour autant on n’aura pas appris grand-chose pour prévenir le prochain accident. On parlera souvent « d’erreur humaine » mais c’est généralement dans le but d’accuser les lampistes, et de disculper le fabricant ou l’exploitant, car sur le fond un accident repose toujours sur une erreur humaine. A Fukushima l’opérateur n’a pas surélevé le mur anti-tsunami, qui était de 5 mètres au lieu de 13, dans un pays parfaitement conscient du risque, contrairement aux recommandations qui lui ont été faites.

La gestion de l’accident place donc un pays en état d’urgence, suspendant toutes les procédures habituelles, et avec elles, bien souvent, la démocratie. C’est un problème structurel : la rareté et l’ampleur des accidents les rend ingérables. Les « feuilles de route » s’avèrent donc régulièrement être des « feuilles de déroute », comme le disent les auteurs (p. 45). L’État qui ne peut plus gérer les accidents de son développement délègue à d’autres le soin de le faire à sa place. A l’encontre des clichés culturalistes, pour qui les Japonais seraient calmes, disciplinés, avec le sens du sacrifice, la réalité est moins glorieuse : les ouvriers sont en grande partie recrutés dans les rues par des Yakuzas, ces gangs d’honneur réputés, pour des salaires de misère. Sans emploi, souvent sans abri, vivant aux marges de la société, ce salaire est mieux que rien et souvent ils n’hésitent pas à tricher avec les doses reçues pour pouvoir continuer de travailler. Les autorités ne cherchent pas à tenir des registres précis, ce qui vaut aussi pour les requêtes concernant les accidents du travail, depuis toujours classées sans suite. Leurs mesures de la radioactivité sont aussi rassurantes que possibles, et soigneusement contrôlées. L’Agence nationale de météorologie interdit aux universitaires de diffuser des données relatives à l’extension des radiations sur leurs sites : l’explication officielle est qu’en multipliant la diffusion de ces données, les spécialistes risquaient de perturber les annonces d’urgence faites par le gouvernement. Une commission créée conjointement par le ministère de l’Intérieur et de la Communication, le ministère de l’Industrie et l’Agence nationale de la police, a pour objectif de combattre les rumeurs dommageables à la sécurité du Japon, notamment celles qui « exagèrent » l’importance des dégâts, et empêchent les populations de revenir à « une vie quotidienne normale » dans les zones sinistrées, et les touristes à reprendre le chemin du Japon.

Comment l’un des pays les plus assujettis aux menaces sismiques a-t-il pu devenir la troisième nation nucléaire du monde ? C’est que le nucléaire civil est toujours étroitement lié au nucléaire militaire, et dans le cas japonais le facteur explicatif est la présence américaine, depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale. Le soutien au nucléaire et la négation des effets sanitaires des radiations vont de pair, on les trouve du côté d’acteurs liés à l’extrême droite et aux nationalistes japonais. Les auteurs montrent comment la Nippon Foundation, structure qui encourage par ailleurs la promotion de travaux universitaires négationnistes, notamment à l’égard des crimes de guerre commis par les Japonais, du massacre de Nankin et de l’esclavage sexuel durant la guerre en Corée, s’applique désormais avec assiduité à investir le champ de l’administration du désastre de Fukushima, comme elle a d’ailleurs investi celui de Tchernobyl vingt-cinq ans plus tôt. Fukushima n’échappe pas à ce constat établi en son temps au sujet de Tchernobyl : tous les risques sont acceptables quand on fait en sorte de ne pas laisser à ceux qui les prennent l’occasion de les refuser.