<?xml version="1.0" encoding="UTF-8"?><rss version="2.0" xmlns:content="http://purl.org/rss/1.0/modules/content/" xmlns:wfw="http://wellformedweb.org/CommentAPI/" xmlns:dc="http://purl.org/dc/elements/1.1/" xmlns:atom="http://www.w3.org/2005/Atom" xmlns:sy="http://purl.org/rss/1.0/modules/syndication/" xmlns:slash="http://purl.org/rss/1.0/modules/slash/" > <channel> <title>Mouvements</title> <atom:link href="https://mouvements.info/feed/" rel="self" type="application/rss+xml" /> <link>https://mouvements.info</link> <description>des idées et des luttes</description> <lastBuildDate>Sun, 10 Nov 2024 18:24:36 +0000</lastBuildDate> <language>fr-FR</language> <sy:updatePeriod> hourly </sy:updatePeriod> <sy:updateFrequency> 1 </sy:updateFrequency> <generator>https://wordpress.org/?v=6.2.6</generator> <item> <title>Écologie, anticapitalisme et classes populaires</title> <link>https://mouvements.info/ecologie-anticapitalisme-et-classes-populaires/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Tue, 12 Nov 2024 07:00:42 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Écologie]]></category> <category><![CDATA[Agriculture]]></category> <category><![CDATA[anticapitalisme]]></category> <category><![CDATA[classes populaires]]></category> <category><![CDATA[écologie]]></category> <category><![CDATA[Erik Olin Wright]]></category> <category><![CDATA[sécurité sociale de l'alimentation]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=8009</guid> <description><![CDATA[Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation développe et expérimente une forme non capitaliste d’organisation de la production alimentaire. Il […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><em><strong>Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation développe et expérimente une forme non capitaliste d’organisation de la production alimentaire. Il s’agit, sur la base de cotisations proportionnelles au revenu, de permettre à chacun de se procurer des biens alimentaires auprès de marchands conventionnés selon des critères écologiques et sociaux. Il reste néanmoins à penser les conditions stratégiques de son advenue aujourd’hui ainsi que l’inclusion en son sein des classes populaires.</strong> </em></p> <p><strong><em>Xenophon Tenezakis est docteur en philosophie politique de l’Université Paris-Est-Créteil et professeur de philosophie dans le secondaire à Strasbourg.</em> </strong></p> <p>L’écologie politique tire son potentiel anticapitaliste du fait qu’en pointant les limites des ressources planétaires et l’impact des activités économiques sur les écosystèmes, elle montre qu’on ne peut appuyer une société sur le projet d’augmentation illimitée de la production économique qu’implique le capitalisme. Toutefois, l’impératif écologiste peut facilement dériver vers une incitation individuelle (et finalement très libérale) à un changement individuel de comportement, ne constituant pas une menace véritable pour le capitalisme et ne tenant pas compte des rapports de domination présents dans la société. Il peut aussi aller du côté d’une organisation scientiste de la société, gouvernée verticalement par des savants et ingénieurs. Enfin, le dernier problème est celui de la transformation : comment diriger un changement social qui, par nature, semble imprévisible ? Comment produire à partir d’un état donné (la société capitaliste existante) quelque chose qui pourtant serait irréductiblement différent de celui-ci (une autre société non capitaliste) ?</p> <p>Le projet de la Sécurité sociale de l’alimentation, qui a commencé à se développer en 2013, propose une réponse pertinente à ces questionnements. Ce projet est anti-capitaliste au sens où il vise à agir sur un secteur de production particulier, celui de l’alimentation, pour le rendre en partie immune aux mécanismes de marché et de maximisation des profits qui dirigent la société capitaliste. L’alimentation fait partie des besoins de base ; à ce titre, elle constitue l’un des domaines essentiels pour la reproduction sociale. Intervenir dans ce domaine revient donc à agir sur une articulation clef de notre société capitaliste<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>. C’est ce que permet de faire le projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Pour cela, il vise à donner les moyens à chacun·e de s’assurer une alimentation suffisante et durable en se procurant des produits déterminés selon les principes d’un conventionnement écologique et démocratiquement déterminé. Cette initiative entend ainsi articuler expérimentations locales et transformation globale. Elle vise en outre à combiner les deux enjeux de l’écologie et du social, ceux de la « fin du monde » et de la « fin du mois ». D’autres éléments semblent cependant nécessaires pour en faire un projet réellement audible pour les classes populaires, en particulier celles issues de l’immigration postcoloniale.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="le-projet-de-securite-sociale-de-lalimentation">Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation</h3> </div> <p>La Sécurité sociale de l’alimentation est née d’une réflexion menée en parallèle par plusieurs collectifs au cours des années 2000 et 2010. Ces collectifs comprennent la Confédération Paysanne (syndicat d’agriculteur·ices qui lutte pour une agriculture solidaire et durable), Ingénieurs sans Frontières-Agrista (un groupement d’ingénieur·es travaillant sur l’agriculture et la souveraineté alimentaire), le réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), le Réseau Salariat (qui diffuse le principe du salaire à vie établi par Bernard Friot), mais aussi un collectif de chercheur·euses, Démocratie Alimentaire<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>. Le constat initial motivant le projet est le suivant : d’une part, la multiplication des dispositifs d’aide alimentaire n’empêche pas la persistance d’une insécurité alimentaire importante ; d’autre part, ce foisonnement de dispositifs consolide un système alimentaire qui engendre des dégâts importants pour l’environnement et précarise les agriculteur·ices à long terme<a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a>. En effet, l’aide alimentaire telle qu’elle existe aujourd’hui constitue souvent une façon d’écouler les surplus alimentaires du système actuel, souvent des produits rejetés par les magasins traditionnels car de moindre qualité nutritive. À ce titre, elle enferme celles·eux qui la reçoivent dans une forme de précarité alimentaire, que l’on peut définir comme une incapacité à s’assurer de façon durable d’une source d’alimentation de bonne qualité. De plus, elle les exclut en leur imposant une violence symbolique, celle de l’incapacité à choisir leur alimentation. Une transformation radicale du système alimentaire apparaît nécessaire pour faire face à ces formes de précarisation et d’exclusion.</p> <p>Une solution purement quantitative et pilotée verticalement par l’État, et formulée uniquement en termes de justice sociale, au sens d’une réparation des inégalités économiques d’accès à une nourriture saine, ne suffirait pas. Dominique Paturel, chercheuse militante faisant partie du collectif Démocratie alimentaire, critique une telle solution sur la base de l’éthique du<em> care</em>. Cette éthique s’appuie sur le constat de la vulnérabilité comme caractéristique commune des êtres humains, vulnérabilité qui doit être prise en compte par la pratique. Il s’agit de pérenniser les relations et les soutiens qui permettent de maintenir notre existence, mais également d’être attentif à la singularité de chaque situation et chaque être afin de prôner le soutien adéquat<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>. Si l’État imposait sa propre conception de ce qu’il considère comme une nourriture saine et durable, et rendait cette alimentation accessible à tout·es, cela résoudrait le problème de l’équité, mais pas celui de la prise en compte de la singularité des personnes et de leur savoir, en particulier celui des femmes, qui sont principalement responsables de l’alimentation dans notre société. L’idée est donc à la fois de mettre fin aux dégâts d’une approche exclusivement capitaliste de l’alimentation telle qu’elle existe aujourd’hui, mais également de développer une politique de l’alimentation attentive aux singularités des situations individuelles.</p> <p>D’où le principe de démocratie alimentaire, sur lequel s’appuie le projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Ce principe appelle un ensemble d’institutions qui permettent aux citoyen·nes de reprendre le pouvoir sur leur alimentation en leur offrant un accès égal à une nourriture saine et écologique. La Sécurité sociale de l’alimentation concrétiserait ce principe par la mise en place d’un système de redistribution et de conventionnement. Chacun·e, en échange de cotisations sociales (donc des revenus qui ne transiteraient pas par le budget de l’État mais iraient directement aux caisses de la Sécurité sociale de l’alimentation), pourrait acheter des produits alimentaires sur la base d’un revenu de transfert auprès de magasins conventionnés selon un cahier de charges à la fois écologique et social<a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a>. Pour l’instant, ce revenu est évalué à 150 euros par personne. Ce conventionnement serait local et démocratique : bien qu’une institution centrale, à l’échelon national, soit chargée de fixer les grands principes du conventionnement, la déclinaison précise de ces critères de conventionnement serait laissée à discrétion des caisses locales. Les habitant·es et les salarié·es de ces caisses pourraient participer à leurs décisions. Autrement dit, sur chaque territoire, les individu·es pourraient participer davantage au choix de leur alimentation, dans la mesure où iels pourraient participer à la décision des produits qui seraient conventionnés par la Sécurité sociale de l’alimentation et qui pourraient donc être achetés grâce à l’allocation mensuelle distribuée. Ce système alimentaire associerait donc universalité d’accès, conventionnement démocratique et financement par cotisations sociales. Il concilierait justice sociale et reprise en main de l’alimentation, la démocratie alimentaire allant au delà de l’idéal de justice alimentaire en permettant la prise en compte des singularités propres de chaque territoire et de ses habitant·es.</p> <p>Ce projet constitue l’horizon idéal porté par le collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation. Ce collectif, sans structure juridique définie pour l’instant, associe les organisations citées plus haut, ainsi que de multiples collectifs locaux. Ces derniers s’inspirent de cet horizon idéal dans leur action, même si les formes concrètes peuvent varier et s’éloigner plus ou moins du projet fédérateur. L’ensemble constitue davantage une fédération d’initiatives distinctes et autonomes qu’une organisation centralisée. Le plus ancien de ces collectifs locaux est basé à Montpellier<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a>. Il a institué une caisse financée par un budget issu de fonds publics et privés et de cotisations des citoyen·nes. Cette caisse commune de l’alimentation permet aux habitant·es volontaires de dépenser chaque mois 100 euros, via une monnaie locale, dans des lieux de distribution alimentaire qui répondent à des critères élaborés collectivement : épiceries, groupements d’achats, etc. Les participant·es cotisent à la caisse en fonction de leurs moyens<a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a>. La caisse subventionne une partie de la somme pour les personnes ayant de faibles ressources. Elle est gérée par un comité citoyen de l’alimentation qui décide de son fonctionnement démocratiquement. La caisse est donc financée par les cotisations volontaires des membres, et complétée par des subventions publiques et privées. Le projet Solidoume de Clermont Ferrand fonctionne de façon similaire, tout comme celui de Toulouse. Une multitude d’autres projets locaux sont affiliés au collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation : diverses épiceries solidaires, des associations de distribution de paniers bio solidaire, des marchés solidaires, etc. Ils n’expérimentent pas directement la Sécurité sociale de l’alimentation en tant que telle mais y voient une cause unificatrice et porteuse de sens.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="eroder-le-systeme-alimentaire-capitaliste"><strong>Éroder le système alimentaire capitaliste ?</strong></h3> </div> <p>La structuration même du projet, associant un collectif national portant l’idéal fédérateur et des collectifs locaux s’en inspirant, montre en quoi la Sécurité sociale de l’alimentation ne constitue pas seulement un projet utopique mais comporte bien un aspect stratégique. Tout d’abord, la multitude d’expérimentations locales qu’il implique permet de concrétiser le principe général de la Sécurité sociale de l’alimentation en montrant qu’il peut réellement être mis en œuvre. En outre, ces expérimentations sont des moyens d’éclairer les problèmes pratiques que pourrait rencontrer une généralisation du projet à l’avenir<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a>. Enfin, ces expérimentations ne prennent pas tout leur sens au niveau local, puisqu’elles ont une finalité de transformation sociale plus large. La Sécurité sociale de l’alimentation constitue ainsi un ensemble d’expérimentations concrètes, mais aussi un « imaginaire », selon les termes que Mathieu Dalmais, membre de ISF-Agrista, emprunte à Castoriadis : un ensemble de significations liées à des valeurs et chargées de sens permettant d’orienter la pratique. Cet imaginaire joue ici plus précisément à travers la référence à la Sécurité sociale instituée à la Libération dans le domaine des retraites et de la santé, ce qui permet de donner une certaine familiarité au projet. Il est ainsi susceptible d’offrir un débouché plus global au mouvement pour une alimentation durable mais aussi au mouvement social et écologiste.</p> <p>S’il y a bien une unité de démarche au sein du collectif de la Sécurité sociale de l’alimentation, qui passe par la démonstration de la faisabilité de l’idéal au travers des expérimentations concrètes, des désaccords existent quant au rapport à l’État et à l’étendue des changements à engager. Certains membres du mouvement (ISF-Agrista par exemple) ne sont pas opposés à la possibilité de s’appuyer sur des financements de l’État pour développer plus rapidement le mouvement<a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a>. Un financement par l’impôt dans un premier temps n’est ainsi pas une ligne rouge pour eux. D’autres acteur·ices (Réseau Salariat en particulier) ne mentionnent pas cette perspective, ce qui semble indiquer un désaccord. Se dessine plus généralement une ligne de fracture entre des acteur·ices pour qui la mise en place de la Sécurité sociale de l’alimentation pourrait avoir lieu dans le cadre des institutions politiques et sociales existantes, et d’autres pour qui les institutions sociales de l’alimentation n’ont de sens qu’au sein d’une transformation sociale plus radicale. En effet, pour le Réseau Salariat par exemple, la fondation d’une Sécurité sociale de l’alimentation ne prend sens que dans le cadre d’une socialisation du revenu des agriculteur·ices, qui deviendraient de fait des salarié·es à vie des caisses de la Sécurité sociale de l’alimentation, caisses locales qui deviendraient en même temps propriétaires du sol<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>. Le Réseau Salariat inscrit ainsi la Sécurité sociale de l’alimentation comme une partie du projet de salaire à vie de Bernard Friot, qui vise à détacher l’existence d’un revenu de l’emploi, et en même temps le travail de l’exigence capitaliste de productivité. Tout en adhérant au projet de Sécurité sociale de l’alimentation tel qu’énoncé ci-dessus, le Réseau Salariat défend ainsi une proposition alternative plus radicale et globalisante. L’autre proposition paraît plus gradualiste, puisqu’elle suppose seulement une transformation partielle du marché de l’alimentation : le marché privé actuel continuerait à coexister avec la Sécurité sociale de l’alimentation, et il ne s’agit pas forcément de faire des agriculteur·ices des salarié·es de la Sécurité sociale de l’alimentation.</p> <p>La conception stratégique anticapitaliste développée par le sociologue Erik Olin Wright permet-elle de trancher entre ces deux options ? Rappelons que la perspective de Wright consiste à critiquer les stratégies anticapitalistes unilatérales, qu’il s’agisse de mettre en avant une rupture rapide avec le capitalisme ou de s’en échapper par la construction d’alternatives dans ses interstices. Et ce, non seulement à cause des conséquences imprévisibles qu’une rupture rapide avec le capitalisme pourrait avoir, mais aussi de la faiblesses de projets économiques alternatifs dès lors qu’ils ne sont pas soutenus par tout un écosystème plus vaste. Dès lors, il s’agit plutôt de défendre une stratégie d’<em>érosion</em> du capitalisme : les crises du capitalisme ne doivent pas être utilisées pour produire le passage rapide d’un système social à un autre, mais pour entraîner à la fois l’émergence de contestations, d’alternatives ou utopies réelles, et de politiques d’État socialistes soutenant ces utopies, consolidant l’existence d’un « déjà-là » socialiste qui à la suite de processus à long terme pourrait prendre le pas sur les modes d’organisation capitalistes<a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>.</p> <p>À première vue, on pourrait penser que la conception stratégique de Wright se rapproche davantage de celle soutenue par ISF-Agrista que de celle du Réseau Salariat. En effet, la première ne cherche pas à produire de façon rapide un changement global, ni ne promeut une autonomie totale vis-à-vis de l’État, ce qui semble être le cas de la seconde. Mais en fait, les deux sont en deçà des exigences de Wright pour ce qui concerne le déploiement d’une stratégie anticapitaliste d’ensemble. En ce qui concerne la conception du Réseau Salariat, des propositions de rupture globale vis-à-vis du capitalisme sont déployées, refusant un principe gradualiste, mais peu de réflexion est consacrée, d’après les éléments à notre disposition, aux moyens concrets par lesquels cette transformation pourrait avoir lieu. Quand bien même on remet la possibilité d’une telle socialisation de l’alimentation, articulée à une subversion des institutions capitalistes du marché, de l’emploi et de la propriété lucrative, aux crises éventuelles du capitalisme à venir, peu de réflexion semble consacrée aux actions qui pourraient préparer d’ici là la société à une telle subversion.</p> <p>On pourrait de même reprocher à la conception promue par ISF-Agrista, de ne pas non plus déployer une conception d’ensemble du changement anticapitaliste. Mais on pourrait considérer que ce n’est pas là son ambition : le collectif ne viserait pas à envisager dans sa globalité la forme que pourrait prendre un changement social anticapitaliste, mais seulement l’un des éléments de ce changement, concernant le secteur de l’alimentation. Néanmoins, le projet de l’ISF-Agrista ne pense pas non plus entièrement ses propres conditions de possibilité. En effet, la coexistence de la Sécurité sociale de l’alimentation avec les institutions capitalistes suppose des transformations institutionnelles et sociales majeures. S’il est possible à l’heure actuelle d’établir des expérimentations locales de la Sécurité sociale de l’alimentation basées sur le volontariat, il n’est pas possible légalement de généraliser un tel système. En effet, une telle généralisation serait contraire à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, en particulier via les traités européens, sur la liberté de concurrence par exemple. Mettre en œuvre la Sécurité sociale de l’alimentation sur un plan national supposerait donc d’envisager une stratégie de transformation (voire de sortie) du cadre législatif européen, ce qui suppose une coordination avec d’autres forces politiques allant dans le même sens. On pourrait poser l’hypothèse qu’une telle stratégie n’est pas développée car elle dépend de facteurs en partie extérieurs au cadre national et sur lesquels on a encore très peu de maîtrise<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a>. Mais alors, le projet de SSA n’apparaît plus comme un projet concret de transformation mais plutôt comme une utopie destinée à politiser le sujet de l’alimentation.</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="lecologie-et-les-classes-populaires-post-coloniales">L’écologie et les classes populaires post-coloniales</h3> </div> <p>Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation comporte également des limites liées à la nature même du projet écologiste dont il est partie prenante, en tension avec celui d’un projet pleinement anticapitaliste, et qui ne sont compensées que partiellement par ses velléités démocratiques. En effet, la lutte anticapitaliste suppose non seulement la lutte contre le système économique capitaliste mais aussi la fin du rapport capitaliste de classe lui-même. Cela implique, outre la lutte contre la propriété privée capitaliste, que les classes populaires deviennent autonomes politiquement, afin de reprendre effectivement le contrôle sur leur travail et sur leur vie. Or, bien qu’elle se veuille démocratique et populaire, la Sécurité sociale de l’alimentation est un projet qui n’émane que partiellement de demandes populaires.</p> <p>Comme précisé initialement, sont à la racine du projet des collectifs et organisations de chercheur·euses, d’ingénieur·es-agronomes et de paysan·nes (la CIVAM et la Confédération Paysanne dans ce dernier cas). Ces dernières comprennent probablement des agriculteur·ices en situation précaire, qui bénéficieraient de la Sécurité sociale de l’alimentation. Toutefois, le collectif national n’implique pas à notre connaissance de collectifs directement issus des classes populaires, notamment postcoloniales (originaires des anciennes colonies françaises), alors même qu’elles font partie des personnes qui pourraient avoir le plus intérêt à ce projet. Le risque est alors que dans nombre de situations ces initiatives n’apparaissent pas comme des formes de mutualité basées sur une solidarité auto-organisée (comme pouvaient l’être les caisses de secours mutuel qui ont précédé la Sécurité sociale) mais comme des formes de paternalisme organisées par des membres des classes moyennes et supérieures à l’égard des classes populaires. On ferait preuve de solidarité à leur égard, mais en échange d’une « orthoréxie » plus grande : à la condition qu’elles mangent de manière plus saine, écologique, responsable, etc.</p> <p>Pallier cette limite demanderait de surmonter plusieurs obstacles liés au rapport des classes populaires à l’écologie. Ce n’est pas une question de conscience du problème écologique : cette conscience existe d’autant plus qu’il s’agit de populations qui se savent vulnérables. La problématique de l’alimentation s’y pose également. Cependant, les membres de ces classes sont conduit·es à mettre à distance l’enjeu écologique, par réalisme économique (les produits écologiques coutent plus cher) et politique (iels savent qu’iels ne sont pas la principale source du problème)<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a>. De plus, comme le note Fatima Ouassak à propos des membres des classes populaires issu·es de l’immigration postcoloniale, celles et ceux-ci ont en grande partie conscience d’être rejeté·es comme citoyen·nes appartenant de plein titre au territoire français, ce qui nourrit leur démobilisation politique<a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a>. Pourquoi s’engager, sur l’écologie comme sur le reste, si on est pas admis·e au rang de citoyen·ne au même titre que les autres ? On voit mal pourquoi les classes populaires postcoloniales s’engageraient dans un projet tel que la Sécurité sociale de l’alimentation sans être pleinement reconnues politiquement.</p> <p>Pour remédier à ce problème, Fatima Ouassak défend l’idée que la question du racisme doit être prise en compte dans les luttes écologiques, par exemple en associant lutte contre la pollution et lutte contre les violences policières. Du point de vue de la Sécurité sociale de l’alimentation, il semblerait utile d’intégrer dans un tel projet des collectifs, tel Banlieues climat, engagés sur l’écologie dans les quartiers populaires, de façon à élargir l’assise sociale du collectif. En suivant la suggestion de F. Ouassak, on pourrait également envisager la construction d’alliances au niveau local avec des collectifs issus de quartiers populaires autour des problématiques qui leurs sont propres. Cela permettrait à la Sécurité sociale de l’alimentation de prendre la forme d’une relation de réciprocité, de coopération égalitaire entre les mouvements écologistes et les luttes contre les diverses formes d’exclusion des citoyen·nes issu·es de l’immigration postcoloniale en France, plutôt que de prendre le risque de développer à leur égard un rapport paternaliste. On pourrait par exemple imaginer un positionnement de soutien des caisses locales à d’autres luttes concernant leur territoire, par exemple sur les problèmes de logement. Une telle tactique permettrait d’affirmer la pleine appartenance des classes populaires, notamment post-coloniales, à la société française, et de renforcer leur autonomie politique, tout en agissant pour une société plus écologique. Elle se justifie à la fois d’un point de vue politique et éthique.</p> <p>***</p> <p>En somme, la Sécurité sociale de l’alimentation constitue un exemple de stratégie anticapitaliste permettant de donner un débouché politique à des initiatives (autour de l’alimentation durable) disjointes et parfois disparates, en les reliant à la fois à un projet global de transformation sociale et à des projets expérimentaux le mettant en œuvre. Contre les stratégies qui prônent une forme rapide de rupture à la fois avec l’État et le marché, il nous semble pertinent de lire une telle stratégie comme devant utiliser de façon tactique le soutien de l’État : les perspectives futures de nouvelles crises et l’association avec d’autres forces sociales permettraient d’imposer une transition vers des formes de production non capitalistes à l’État. Néanmoins, pour faire de cette Sécurité sociale de l’alimentation, et plus largement des demandes écologistes et sociales, une stratégie pleinement anticapitaliste, il paraît nécessaire d’articuler la défense de ce projet avec des demandes sociales des quartiers populaires.</p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Manuela Zechner et Bue Rübner Hansen, « Bulding Power in a Crisis of Social Reproduction », <em>ROAR Magazine</em>, n<sup>o</sup> 0, 2015, p. 135-152.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> « Historique du collectif pour une SSA », sur <em>Sécurité sociale de l’alimentation</em>, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/historique/ ; consulté le 2 janvier 2024).</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a> Dominique Paturel et Marie-Noëlle Bertrand, <em>Manger: plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation</em>, Tarbes, Arcane 17, 2021 ; Laura Petersell et Kévin Certenais, <em>Régime général: pour une sécurité sociale de l’alimentation</em>, S.l., Riot éditions, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a> Joan C. Tronto et Berenice Fisher, « Toward a Feminist Theory of Caring », dans E. Abel et M. Nelson (éd.), <em>Circles of Care</em>, Albany, New York, SUNY Press, 1990, p. 36-54 ; Dominique Paturel et Magali Ramel, « Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à une alimentation durable », <em>Revue française d’éthique appliquée</em>, vol. 4, n<sup>o</sup> 2, Érès, 2017, p. 49-60.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a> « Le socle commun de la Sécurité sociale de l’alimentation », sur <em>Sécurité sociale de l’alimentation</em>, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/a-propos-de-la-securite-sociale-de-lalimentation/ ; consulté le 2 janvier 2024).</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a> Voir la carte des dynamiques locales pour une liste détaillée: « La carte des dynamiques locales », sur <em>Sécurité sociale de l’alimentation</em>, s. d. (en ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/les-dynamiques-locales/carte-des-initiatives-locales-de-la-ssa/ ; consulté le 2 janvier 2024).</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a> Les participant·es choisissent leur contribution à l’aide d’un guide qui les oriente en fonction de leurs revenus, le reste à vivre, le budget alimentaire et la composition du foyer, pour une cotisation qui va de 0 à 140 euros. À titre d’exemple, pour une personne ayant un revenu médian (1700 euros) la cotisation suggérée est de 100 euros. Voir <a href="https://tav-montpellier.xyz/?DocumentsProduitsPourLaCaisse/download&file=grille_de_cotisation.pdf">https://tav-montpellier.xyz/?DocumentsProduitsPourLaCaisse/download&file=grille_de_cotisation.pdf</a> .</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a> ISF-Agrista, « Pour une sécurité sociale de l’alimentation », 2020.</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a> Yves Raisiere, « Sécurité sociale de l’alimentation : bien manger, un droit universel », sur <em>Tchak</em>, 10 octobre 2021 (en ligne : https://tchak.be/index.php/2021/10/10/securite-sociale-de-lalimentation-bien-manger-un-droit-universel/ ; consulté le 2 janvier 2024).</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Laura Petersell et Kévin Certenais, <em>Régime général</em>, <em>op. cit.</em>, p. 93 sq.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Erik Olin Wright, <em>Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle</em>, C. Jaquet et R. Toulouse (trad.), Paris, la Découverte, 2020.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a> On peut aussi considérer que l’absence de prise en compte des relations internationales et de leur poids sur la politique nationale est une faiblesse du cadre théorique d’Erik Olin Wright.</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses », <em>Sociétés contemporaines</em>, vol. 124, n<sup>o</sup> 4, Presses de Sciences Po, 2021, p. 37-66.</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a> Fatima Ouassak, <em>Pour une écologie pirate</em>, Paris, La Découverte, 2023, introduction.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Défendre l’avortement au quotidien aux États-Unis</title> <link>https://mouvements.info/defendre-lavortement-au-quotidien-aux-etats-unis/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Sun, 03 Nov 2024 16:34:48 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Féminismes]]></category> <category><![CDATA[avortement]]></category> <category><![CDATA[Etats-Unis]]></category> <category><![CDATA[Palestine]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7998</guid> <description><![CDATA[Depuis que la Cour suprême des États-Unis a décidé d’abroger le droit fédéral à l’avortement en juin 2022, la question […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong><em>Depuis que la Cour suprême des </em></strong><strong><em>États-Unis a décidé d’abroger le droit fédéral à l’avortement en juin 2022, la question des droits reproductifs est (re)devenue un enjeu central pour les luttes féministes étatsuniennes. Si la vice-présidente sortante et candidate démocrate Kamala Harris en a fait l’une des thématiques phares de sa campagne pour l’élection présidentielle du 5 novembre, la lutte pour la justice reproductive ne se réduit pas à la compétition électorale. Dans cet entretien avec Clément Petitjean, la militante féministe Anne Rumberger, membre du collectif Chicago for Abortion Rights, revient sur les enjeux sociaux, politiques et organisationnels qui structurent les luttes pour l’avortement. </em></strong></p> <p><strong>Mouvements : Où en sont les féminismes étatsuniens en termes de lutte pour les droits reproductifs ?</strong></p> <p><strong>Anne Rumberger (A.R.)</strong> : J’ai l’impression qu’en ce moment il y a une tension entre les personnes qui pratiquent des avortements et les fonds locaux pour l’avortement d’un côté, et de l’autre les organisations nationales à but non lucratif pour les droits reproductifs. Cette tension existe depuis de très nombreuses années, mais c’est maintenant qu’on en parle dans les médias, et bien plus ouvertement. Aujourd’hui, il y a des interdictions et des restrictions de l’avortement dans 21 États. Et dans ces États, qui se trouvent pour la plupart dans le Sud et le Midwest, il existe des fonds locaux pour l’avortement qui permettent aux patientes de se déplacer en dehors de l’État et d’obtenir des soins, ou d’avorter elles-mêmes, soit en achetant des pilules soit en payant des téléconsultations. Mais ce dont tout le monde parle en ce moment, ce sont les problèmes de financement. Tous les fonds locaux disent qu’ils n’ont plus d’argent. Et c’est en partie lié au fait qu’il y a eu une énorme vague de dons en juin 2022, juste après <em>Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization</em>, la décision de la Cour suprême. Beaucoup de gens ont donné par sentiment d’urgence et de colère, et puis ça s’est tari.</p> <p>L’autre point de tension concerne les organisations nationales, en particulier Planned Parenthood et la National Abortion Federation (NAF). Elles donnent généralement beaucoup d’argent à ces fonds locaux pour pratiquer des IVG, qui sont donc très dépendants de ces grandes organisations nationales. Or en juin dernier Planned Parenthood et la NAF ont fortement diminué ces financements à destination des fonds locaux, en disant qu’elles n’avaient plus assez d’argent. Jusqu’en juin 2023, Planned Parenthood finançait la moitié des coûts d’une interruption volontaire de grossesse (IVG), et les fonds locaux prenaient en charge le reste. Maintenant, c’est passé à 30 % de prise en charge par les organisations nationales, sauf que les fonds locaux n’ont pas assez d’argent pour combler ce vide. Cette grosse crise de financement suscite énormément de colère de la part des fonds locaux. Certains ont des salarié·es, d’autres n’ont que des bénévoles, mais ils sont tous ancrés dans des États ou des régions spécifiques, ils réalisent leur propre collecte de fonds et assurent la prise en charge des patientes, la réalisation des IVG, et travaillent avec d’autres fonds pour combler les lacunes. Il existe aussi des fonds qui non seulement couvrent les frais d’une IVG mais prennent également en charge tous les frais de voyage et d’autres dépenses comme les frais de garde d’enfants, les frais d’essence, les nuits d’hôtel pour celles qui se rendent dans un autre État.</p> <p>Or l’une des raisons pour lesquelles Planned Parenthood et NAF réduisent leurs financements, c’est non seulement parce que leurs propres financements viennent beaucoup des dons individuels et que ces derniers ont diminué, mais aussi parce que ces organisations nationales investissent beaucoup d’argent dans le domaine électoral. En même temps que l’élection présidentielle, le 5 novembre, il y aura des référendums dans une dizaine d’États pour inscrire le droit à l’avortement dans la constitution des États. Il y aura un référendum dans le Missouri, le Nebraska et l’Arizona, par exemple, mais celui qui retient l’attention, c’est le référendum en Floride. Parce que c’est l’un des plus grands États du pays, que leur interdiction de l’avortement vient d’entrer en vigueur au début de l’été, et qu’iels fournissent des soins à beaucoup de gens dans le Sud. C’est donc une affaire importante. Et je comprends pourquoi tout le monde y consacre beaucoup de ressources. Mais cela signifie que l’on crée de la concurrence entre les gens qui pratiquent des avortements et les financent, d’une part, et d’autre part les groupes qui font tout ce travail de plaidoyer politique autour de ces référendums ou simplement pour la campagne de Kamala Harris. En août, <a href="https://www.thenation.com/article/activism/abortion-funds-movement-crisis/">une tribune a été publiée dans <em>The Nation</em></a>, signée par des centaines de fonds, qui disait en substance : « Nous pratiquons des IVG en ce moment même, et nous ne pouvons pas attendre pendant des années que la stratégie électorale ou législative des grandes organisations nationales porte ses fruits alors que nous ne pouvons pas aider les gens à se faire avorter maintenant. »</p> <p>Il y a donc une véritable tension entre les organisations nationales, qui sont beaucoup plus axées sur les luttes législatives et judiciaires, et les fonds pour l’avortement, beaucoup de celleux qui pratiquent des avortements, et les militant·es pro-avortement, qui sont bien plus à gauche que les organisations nationales elles-mêmes, ou du moins que les dirigeant·es des organisations nationales. Et en tant que militante de terrain qui lit énormément sur le sujet, je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de recoupements ou de coordination entre les personnes qui travaillent dans ces grandes organisations nationales et les personnes qui sont sur le terrain, qui prodiguent des soins aux gens. Ces connexions existent sans doute, et il y a certainement des gens qui parlent ensemble de stratégie et de coordination, mais de là où je suis, je ne le vois pas du tout.</p> <p>Pendant l’été, une coalition de grands groupes nationaux, incluant Planned Parenthood, NARAL et la NAF, ont lancé une campagne intitulée Abortion Access Now [<em>Accès à l’avortement maintenant</em>], qui a fait l’objet de vives critiques dès le début sur les réseaux sociaux, dans les groupes Signal et autres, parce qu’elle disait en substance : « On va mettre 10 millions de dollars pour garantir l’accès à l’avortement au cours des dix prochaines années. » Aucun plan d’action, rien. Juste un site internet et de grandes promesses. C’est ça, votre grande campagne ? Où sont les détails concrets ? Quelle est votre stratégie ? Comment vous allez faire, concrètement ? Et non seulement c’est vers ce genre d’initiatives que vont les dons, mais la campagne n’a même pas réussi à atteindre son objectif.</p> <p>Du coup, une grande partie des fonds locaux qui s’occupent de fournir des soins se sentent abandonnés par les organisations nationales et ont l’impression d’être à bout de souffle. Dans le Sud et le Midwest, la plupart des personnes qui travaillent dans ce domaine sont tellement concentrés sur l’aide à l’accès aux soins qu’iels n’organisent pratiquement pas de manifestations. Et iels ont encore moins le temps et l’énergie pour organiser des évènements de plus grande ampleur, comme des rassemblements devant les capitoles des États ou même à Washington, ou pour faire de l’éducation politique. Les centres locaux sont surchargés d’appels, le nombre de patient·es augmente sans cesse. Et comme les coûts ont beaucoup augmenté, du fait de la croissance du nombre d’États qui interdisent l’avortement, iels doivent voyager plus loin. Dans certains de ces États qui ont imposé des interdictions, il n’y a plus de médecins. Si on regarde le Texas, par exemple, qui a voté une interdiction avant tous les autres États, le taux de mortalité maternelle a augmenté de façon significative au cours des dernières années. Donc je comprends que les médecins aient peur d’exercer dans ces États. Iels ont peur d’être poursuivi·es en justice, arrêté·es ou condamné·es à des amendes. Les gens qui ont besoin d’avorter se démènent pour survivre et obtenir des soins.</p> <p>Je ne vois pas beaucoup de coordination et de construction d’un rapport de forces dans l’espace public, avec par exemple des manifestations dès qu’un État vote une nouvelle interdiction.</p> <p>Dans les États où l’avortement est très protégé, comme dans l’Illinois ou dans l’État de New York, les choses sont un peu différentes. Ici, à Chicago, nous organisons des choses à plus petite échelle, on se mobilise contre les <em>crisis pregnancy centers</em> (« centres de grossesse d’urgence »), qui se sont multipliés dans le pays<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>. Et on se mobilise également pour faire passer des « lois boucliers » plus solides. Ces lois, qui existent dans cinq ou six États comme le Massachusetts ou l’Illinois, protègent celles et ceux qui pratiquent des avortements dans ces États par téléconsultation de poursuites juridiques venant d’États où l’avortement est interdit. Ces lois vont être contestées devant les tribunaux à tout moment, mais elles protègent temporairement les prestataires de soins. Ainsi, un·e avorteur·euse du Massachusetts peut prendre un rendez-vous par télémédecine avec une patiente du Texas et lui envoyer des pilules abortives par la Poste. Et si cela est découvert, le Texas ne pourra pas extrader ce·tte prestataire du Massachusetts ou le/la poursuivre en justice. Maintenant que la droite a découvert comment nous contournions la loi, elle s’en prend aux lois boucliers mais aussi à la télémédecine et aux IVG médicamenteuses.</p> <div id="attachment_8005" style="width: 809px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-8005" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-8005 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers.jpg" alt="" width="799" height="533" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers.jpg 799w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-150x100@2x.jpg 300w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-150x100.jpg 150w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-600x400.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-720x480.jpg 720w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-408x272.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-380x253.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/abortion_providers-690x460.jpg 690w" sizes="(max-width: 799px) 100vw, 799px" /><p id="caption-attachment-8005" class="wp-caption-text">Autocollant de l’artiste Johanna Toruno à Washington (crédit photo : Elvert Barnes)</p></div> <p><strong>Mouvements : Au-delà des questions de droits reproductifs, quels sont les débats et les lignes de fracture actuels dans les mouvements féministes étatsuniens ? </strong></p> <p><strong>A.R.</strong> : Je ne sais pas vraiment s’il existe encore un mouvement féministe unifié ici. La justice reproductive est un cadre dont on parle tout le temps, qui est largement utilisé dans les espaces féministes et reproductifs, qu’ils soient dominants ou populaires. Il y a un certain nombre d’organisations qui travaillent sur différents aspects liés au féminisme, comme le système national de santé. Il y a par exemple la campagne de l’Illinois pour l’obtention d’un système de santé national. Beaucoup de personnes investies dans cette campagne ont fait partie de la deuxième vague féministe des années 1960-1970 et y apportent leurs idées et expériences féministes. Il existe quelque chose de similaire à New York et sans doute à d’autres endroits, mais tout semble très local en ce moment. On n’a pas l’impression qu’il existe un mouvement féministe national avec des priorités et une stratégie claires.</p> <p>Il y a des gens qui travaillent sur l’avortement. Il y a des gens qui travaillent sur la lutte contre les agressions sexuelles et la violence sexiste. Il y a une tonne de travail autour de l’abolition des prisons et de la police, à partir du mouvement Stop Cop City qui a commencé à Atlanta. Dans l’Illinois, il y a par exemple une campagne qui essaie d’arrêter la construction d’une prison à l’extérieur de Chicago. Et il y a beaucoup de militant·es qui ont été impliqué·es dans la campagne Stop Cop City qui ont fait des allers-retours entre Atlanta et l’Illinois pour empêcher la construction de cette prison. Et j’imagine que cela se passe dans d’autres villes aussi, avec des gens qui utilisent les mêmes tactiques qu’à Atlanta, même si je n’ai pas d’exemple en tête. La campagne ne s’appelle pas « Defund the Police » parce que le retour de bâton suite aux révoltes de 2020 a été tellement violent que plus personne n’utilise ce slogan. On parle plutôt d’abolition ou de « désinvestir pour investir » [<em>divest-invest</em>].</p> <p>Dans les milieux sur les droits reproductifs, qui sont ceux que je connais le mieux, depuis 2022 tout tourne autour de l’avortement. Et je n’entends pas beaucoup de gens parler de féminisme. Peut-être que c’est parce que c’est considéré comme une évidence qu’il s’agit d’une question féministe. Mais je me demande aussi si ce n’est pas en partie dû aux usages qui sont faits du terme « féminisme ». Il y a une dizaine d’années, il y a eu tout un débat sur la réappropriation du terme, avec une nouvelle génération qui ne se disait pas féministe même si beaucoup de personnes étaient d’accord avec la plupart des revendications et des thématiques. Le mot lui-même, « féministe », a été très chargé politiquement pendant un certain temps et il était cantonné aux petits milieux militants de gauche. Il n’était donc pas aussi largement accepté. Avec le mouvement #MeToo, il est redevenu acceptable pour les jeunes femmes de revendiquer l’étiquette de féministe. Mais d’un point de vue médiatique, les questions et les organisations féministes intéressent peu. Certains médias se définissent comme féministes, comme par exemple la revue <em>Lux</em>, qui a été lancée il y a quelques années et qui se définit comme « féministe-socialiste » : à son apogée, il y a deux ans, elle avait environ 5 000 abonné·es, mais aujourd’hui c’est probablement deux fois moins.</p> <p>En termes d’action collective, les mouvements féministes restent très minoritaires. À New York, on a essayé pendant plusieurs années d’organiser des rassemblements pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars : au mieux, il y avait jusqu’à 500 personnes. C’était sympa d’être ensemble dans la rue, mais c’était vraiment un truc marginal, qui ne ramenait que les convaincu·es.</p> <p>Évidemment, il y a la version <em>liberal</em> qu’a été la Women’s March. La première Women’s March de janvier 2017 était l’un des plus grands rassemblements jamais organisés. Dans tout le pays, des millions de personnes se sont rassemblées la veille de l’investiture de Donald Trump. Le groupe de la Women’s March est devenu une organisation nationale, elles ont organisé d’autres rassemblements, mais ça s’est un peu essoufflé. Elles ont organisé une grande conférence l’automne dernier quelque part dans le Midwest, peut-être à Milwaukee. Plusieurs personnes que je connais y sont allées et elles m’ont dit qu’il y avait très peu de monde, que l’ambiance était très <em>liberal</em>, professionnel·les des associations à but non lucratif, et centré exclusivement sur l’accès à l’avortement, comme c’est le cas depuis 2022. La Women’s March n’arrive plus à ramener autant de monde qu’après l’élection de Trump. Alors elles ont créé un site internet pour encourager les gens à organiser leurs propres marches des femmes chaque année en janvier. Je suis allée à plusieurs de ces rassemblements, dans des petites villes aux quatre coins du pays, et il n’y avait jamais foule. Quelques centaines de personnes maximum ; on tenait des pancartes Planned Parenthood et on recevait des chapeaux gratuits.</p> <p>Les grands groupes nationaux, comme Planned Parenthood ou NARAL, disposent des ressources les plus importantes, mais ce n’est pas trop leur stratégie d’organiser des rassemblements et des manifestations. Ils soutiennent la politique électorale et les initiatives de vote, font des dons aux politicien·nes . Tout se joue dans les tribunaux, ce qui implique des ressources financières, du travail de plaidoyer, de la couverture médiatique. Et j’ai une nouvelle fois l’impression que tout se joue désormais à une échelle beaucoup plus locale, qu’il y a moins de coordination au niveau national. Les organisations nationales ne sont pas radicales, donc elles ne vont pas appeler à une grande marche ou à un rassemblement : ce n’est pas leur théorie du changement. Et puis tous les groupes locaux qui font descendre des gens dans la rue n’ont pas l’impression d’avoir un impact au-delà de leur ville et de leur campagne locale.</p> <p>Un autre sujet sur lequel il y a de gros clivages, c’est la Palestine. Le groupe dont je fais partie, Chicago for Abortion Rights, a organisé une grande marche au moment de la Convention démocrate à Chicago, en août. On a passé des mois à organiser cet évènement. On a obtenu le soutien de beaucoup d’organisations, une quarantaine ou une cinquantaine. On a fait venir entre 1 000 et 1 500 personnes pour une manifestation la veille du début de la Convention. Nos trois revendications étaient les suivantes : l’accès à l’avortement, l’amélioration de l’accès aux soins de santé pour les personnes trans, et un cessez-le-feu à Gaza. Il s’agissait de relier la libération palestinienne à la justice reproductive, ce qui est une revendication clé pour la gauche aujourd’hui. Beaucoup des fonds locaux d’avortement sont aussi très pro-palestiniens, ce qui est une autre source de tension avec les organisations nationales qui sont très réticentes à parler de la Palestine. Le Palestinian Feminist Collective (Collectif féministe palestinien), par exemple, est un collectif avec lequel nous nous sommes associé·es pour la manifestation lors de la Convention. Iels font un travail théorique féministe très intéressant, publient des articles, fabriquent des autocollants. Toutes ces contributions théoriques sur les liens entre l’avortement, la justice reproductive et Gaza ne mettent pas des milliers de personnes dans les rues, mais elles font bouger les lignes au niveau culturel, surtout à gauche.</p> <p>En novembre ou décembre 2023, la Midwest Access Coalition [<em>Coalition du Midwest pour l’accès à l’avortement</em>] a rédigé une déclaration expliquant pourquoi l’accès à l’avortement et la justice reproductive devaient inclure la libération des Palestinien·nes. Des centaines de personnes et d’organisations reproductives ont signé, mais d’autres ont refusé, ce qui a créé des tensions importantes. Je pense qu’il y a eu beaucoup de débats internes à propos de Gaza dans beaucoup de ces espaces pro-avortement, et dans d’autres espaces féministes. Lorsqu’on a signé cette déclaration en tant que Chicago for Abortion Rights et qu’on a publié quelque chose sur Instagram à ce sujet, Planned Parenthood Illinois, qui était un partenaire de longue date, nous a annoncé qu’elle ne pouvait plus travailler avec nous, qu’elle ne voulait plus être associée à nous si nous nous prononcions publiquement en faveur de la Palestine. On a donc dit qu’on était désolé·es, mais que c’était nos positions politiques. Et maintenant, on ne travaille plus avec elleux.</p> <p>Je suis sûre que cela s’est produit avec beaucoup d’autres groupes. C’est un peu le microcosme de la politique américaine en général. À gauche, tout le monde est amené à se positionner sur la Palestine. Y compris dans les milieux des droits reproductifs, où certains de ces petits fonds locaux ressentent une pression de la part des grands donateurs pour ne pas s’exprimer publiquement sur la Palestine. Et je pense qu’à l’intérieur de ces organisations, il y a des gens qui poussent à des prises de position publiques de soutien à la Palestine.</p> <p><strong>Mouvements : Comment ce discours reliant droits reproductifs et soutien à la Palestine est-il reçu par les médias, notamment les médias dominants ? </strong></p> <p><strong>A.R. :</strong> Pendant la Convention démocrate en août à Chicago, j’ai fait beaucoup d’interventions dans les médias, j’ai donc parlé à beaucoup de journalistes traditionnel·les. Et ils et elles n’avaient pas du tout les idées claires. « Quel est le lien entre Gaza et ce pour quoi vous vous battez ? Je pensais que vous vous battiez pour l’avortement. » Nous avons donc dû faire tout un travail de pédagogie : « Nous réfléchissons en termes de justice reproductive, et voici en quoi cela consiste. Voici pourquoi elle doit être internationale. Voici pourquoi nos mouvements sont liés. » Outre la dimension de solidarité internationale et de libération du corps de toutes les femmes, outre le fait que l’administration Biden-Harris soutient et envoie des armes à un pays qui cible les hôpitaux, les maternités, et massacre les enfants, <a href="https://inthesetimes.com/article/democrats-abortion-gaza-genocide-queer-dnc">de très nombreux sondages</a> montrent que le fait de soutenir un cessez-le-feu immédiat et permanent et un embargo sur les ventes d’armes tout en défendant les droits reproductifs et les droits LGBTQ pourrait être une stratégie gagnante dans les urnes. Nous avons obtenu une couverture médiatique dans beaucoup de médias dominants, comme le <em>Wall Street Journal</em> et le <em>Guardian</em>, la chaîne NBC et d’autres. C’était une bonne chose pour nous de faire ce travail, pour faire passer ces idées auprès du grand public. Mais parler aux médias mainstream nous a aussi ouvert les yeux sur leur méconnaissance de ces idées. Autant ces médias arrivaient à peu près à comprendre les liens entre les luttes pour l’avortement et les luttes pour les droits des personnes trans, autant, le lien avec Gaza, il n’a pas été compris du tout.</p> <p><strong>Mouvements : Comment est-ce que tu l’expliques ? </strong></p> <p><strong>A.R.</strong> : Je pense tout simplement qu’ils et elles sont dans des espaces très <em>liberal</em> dans lesquels les notions de justice reproductive ou de solidarité internationale sont absentes. Leurs priorités, ce sont des choses très terre-à-terre : « Est-ce que vous soutenez Kamala Harris ? Elle est bien sur l’avortement, non ? Vous ne pensez pas que vous devriez la soutenir, du coup ? Et qu’est-ce que vous pensez de Tim Walz (il venait d’être désigné colistier de Harris) ? Et est-ce que vous n’êtes pas d’accord pour dire qu’ils et elles sont mieux que Trump ? Et pourquoi est-ce que vous manifestez à la Convention démocrate et pas chez les Républicains ? » Ces médias ne pensaient pas aux questions internationales, ils n’étaient pas là pour faire un reportage sur Gaza. Ils se disaient sans doute qu’on était une bande de jeunes ou de gauchistes, avec nos drapeaux palestiniens. Avec beaucoup de condescendance et de refus de comprendre, en ramenant ça à une question propre aux jeunes et à la gauche.</p> <p>De manière générale, beaucoup de gens ont participé aux manifestations pour Gaza à la Convention démocrate, avec probablement 5 000 personnes chaque jour aux principaux rassemblements. On avait l’impression qu’il y avait du monde, les prises de parole étaient très bien, et c’était vraiment bien organisé. Nous avons obtenu l’autorisation de nous rassembler tout près du United Center, où se déroulait la majeure partie de la Convention, et il y avait un million de flics. C’était très intimidant, mais il n’y a pas eu énormément d’arrestations. Je crois qu’il y en a eu 76 au total pendant toute la semaine. Je pense que les gens s’attendaient à ce qu’il y en ait beaucoup plus et qu’il y ait plus de violences policières que ce qui s’est passé. Mais je n’ai pas eu l’impression que les gens venaient de loin. J’ai parlé avec quelques personnes qui venaient d’États voisins, comme le Michigan, l’Indiana, voire Pittsburgh, en Pennsylvanie, mais guère plus loin. Donc même s’il y avait du monde, on s’attendait à plus. Une fois encore, cela montre simplement que nous n’avons ni l’attention nationale ni l’infrastructure nécessaire. Nous n’avions pas les ressources financières et l’infrastructure pour faire venir les gens en bus jusqu’à Chicago et trouver des hébergements. L’objectif initial, c’était d’atteindre les 20 000 personnes, or c’était loin d’être le cas.</p> <p>Il y a énormément d’organisations locales et nationales qui ont soutenu un grand nombre de manifestations contre la Convention démocrate, mais en-dehors de Chicago ce n’était pas perçu comme une priorité par les organisations militantes. Ni en termes de ressources financières, ni en termes de mobilisation de leurs réseaux. Pendant la conférence Socialism, qui s’est tenue à Chicago fin août, il y a eu une session pour débriefer sur ce qui s’était passé à la Convention démocrate, avec beaucoup de gens qui venaient d’autres États, et plusieurs ont dit qu’iels en avaient entendu parler mais ne voyaient pas l’intérêt de venir jusqu’à Chicago pour manifester contre les démocrates, ou ne pensaient pas que ça aurait un impact. Il n’y a pas eu de coordination nationale. Je ne crois pas qu’il y en avait eu pour la Women’s March de janvier 2017, ceci dit, mais les gens étaient tellement en colère et effrayés qu’ils se sont débrouillés pour aller jusqu’à Washington, de manière spontanée.</p> <div id="attachment_8004" style="width: 810px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-8004" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-8004 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1.jpg" alt="" width="800" height="580" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1.jpg 800w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-150x109@2x.jpg 300w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-150x109.jpg 150w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-600x435.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-720x522.jpg 720w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-408x296.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-380x276.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/11/dnc_protest_chris_bentley1-690x500.jpg 690w" sizes="(max-width: 800px) 100vw, 800px" /><p id="caption-attachment-8004" class="wp-caption-text">Manifestation contre la Convention démocrate à Chicago aux abords de la Trump Tower, le 19 août 2024 (crédit photo : Chris Bentley)</p></div> <p><strong>Mouvements : Selon toi, quelles sont les différences entre les milieux féministes de Chicago et de New York où tu habitais avant, ou entre les milieux militants des deux villes plus généralement ? </strong></p> <p><strong>A.R.</strong> : J’ai l’impression que c’est assez similaire. Dans les deux villes, il y a quelques élu·es socialistes qui siègent au conseil municipal ; l’organisation Democratic Socialists of America est assez active à New York comme à Chicago et se concentre beaucoup sur les échéances électorales. Dans les deux cas, il s’agit d’un nombre restreint de militant·es dévoué·es qui font un boulot très important. Il n’y a pas de mouvement massif, capable de mobiliser des tonnes de gens. On a l’impression de voir les mêmes personnes dans les luttes abolitionnistes, dans les luttes pour l’avortement, pour Gaza.</p> <p>Peut-être qu’il se passe plus de choses à New York, que c’est plus dynamique, avec plus d’ampleur. Et dans mon expérience, la répression policière est plus forte à New York. Les flics de New York ont un budget supérieur à celui de certains pays. C’est tout simplement énorme. New York ressemble davantage à une ville de flics, surtout depuis qu’Eric Adams est maire. Il y a des flics partout, dans les rues, dans le métro, partout. Il y a des flics qui vont fouiller votre sac dans le métro, sans raison. Il y a des flics avec des chiens. C’est quelque chose que je n’ai pas vu à Chicago. Il y a des groupes anarchistes dans les deux villes qui s’inquiètent de la militarisation des deux villes. Mais je pensais qu’il y aurait davantage d’actions « musclées » pendant la Convention démocrate. Il y a eu une tentative de créer une « zone libérée » avec occupation d’un parc de la ville, mais les flics ont expulsé tout le monde au bout d’une journée.</p> <p>Les choses les plus impressionnantes, on a l’impression qu’elles se produisent de manière spontanée. Juste après la décision <em>Dobbs</em>, en juin 2022, le groupe NYC for Abortion Rights et des dizaines et des dizaines d’autres groupes ont organisé très rapidement un rassemblement. Et des tonnes et des tonnes de gens sont venus à cette manifestation. C’était énorme. Il y avait peut-être une centaine de milliers de personnes. Encore une fois, c’était organisé par des petits groupes de gauche, qui ont payé le matériel de sonorisation, ont organisé la manifestation, le service d’ordre. C’était incroyable. Tout le monde partageait ça sur Instagram, dans les groupes Signal et autres. Et c’était marrant parce que la manifestation finissait à Bryant Park, dans Manhattan, et plusieurs des personnes qui ont fait des prises de parole, devant une foule immense, venaient de petits groupuscules d’extrême gauche. Mais personne ne sait comment reproduire cela. Il y a eu un tas de manifestations et de rassemblements juste après <em>Dobbs</em>, un peu partout, dans tout le pays, organisés de manière autonome ou par des organisations comme Planned Parenthood. À NYC for Abortion Rights, où je militais alors, on a organisé des tas de choses pendant un mois ou deux après <em>Dobbs</em>. Le nombre de personnes qui nous suivaient sur Instagram a explosé. On recevait des messages du style « Est-ce que vous pouvez organiser une manif à Brooklyn ce samedi ? Je suis libre et je veux manifester. » On sentait que les gens ne voulaient pas que leur colère retombe, voulaient participer à des trucs qui s’organisaient d’eux-mêmes. Il y a eu toute cette effervescence juste après Dobbs, où les gens ont fait des dons, ont participé à protéger des cliniques. Mais ça s’est vite essoufflé car il y avait très peu de débouchés pour entretenir cette colère et cette politisation très rapide. C’est une occasion ratée de recruter et former de nouvelles personnes. À NYC for Abortion Rights, on était un petit groupe d’une cinquantaine de militantes, et on ne pouvait pas organiser quelque chose tous les deux jours.</p> <p><strong>Mouvements : Mais à l’époque, les fonds locaux dont tu as parlé existaient déjà, non ? </strong></p> <p><strong>A.R. :</strong> Beaucoup d’entre eux existent depuis des années pour permettre de couvrir les coûts des IVG, oui, puisque même quand le droit à l’avortement existait au niveau fédéral, la question des conditions d’accès aux IVG se posait déjà. À cause de l’amendement Hyde<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>, beaucoup d’États, probablement plus de la moitié, ne remboursaient ni les soins liés à l’avortement ni la couverture santé Medicaid. Et dans certains États, la législation permettait d’exclure l’avortement de la prise en charge par les assurances santé privées. Donc même si vous aviez votre couverture santé grâce à une assurance privée, ça ne prenait pas systématiquement en charge une IVG. Et donc si vous avortiez après douze semaines, voire parfois dix, ça pouvait vous coûter entre 1 000 et 3 000 dollars. Donc même s’il avait une clinique dans votre État, et même si la loi vous autorisait à avorter, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent sortir des milliers de dollars comme ça.</p> <p><strong>Mouvements : Mais le lien ne s’est pas fait entre cette infrastructure existante et toutes les personnes qui voulaient se mobiliser contre Dobbs, c’est ça ? </strong></p> <p><strong>A.R.</strong> : Effectivement. La majeure partie de cette colère a été canalisée dans des dons plutôt que dans le fait de rejoindre un collectif ou de manifester. Les mots d’ordre dominants étaient les suivants : faites des dons à Planned Parenthood ou à votre fond local pour l’avortement, écrivez des courriers à vos représentant·es élu·es et dites-leur que vous êtes en colère. Tout cela a été canalisé dans des formes de résistance très passives. NYC for Abortion Rights organisait des défenses mensuelles de cliniques depuis des années, et les premiers mois après <em>Dobbs</em>, il y avait des centaines de personnes qui venaient. D’habitude, on restait sur le trottoir, mais là, on remplissait toute la rue, voire au-delà. Je dirais qu’on était 1 000, voire 2 000. Il y avait aussi des tonnes de flics, qui menaçaient de nous arrêter. Ce que nous faisions depuis des années, c’était nous rassembler devant une église qui envoyait des militant·es anti-avortement au Planned Parenthood local. Le lien avec la défense de l’avortement n’était pas forcément hyper évident au premier abord pour les gens qui rejoignaient notre campagne, mais il y avait une telle colère que les gens sont venus car il n’y avait pas grand-chose d’autre d’organisé. Les organisations nationales comme la National Organization for Women, Planned Parenthood ou d’autres organisations institutionnelles reconnues, n’appelaient pas à des rassemblements chaque samedi, pour une durée indéterminée. Personne n’appelait à ça. Du coup, nos actions mensuelles ont attiré des gens. Certaines personnes sont restées, mais peu. Je pense que nous aurions pu faire mieux. Notamment parce qu’on manquait de forces vives pour prendre le temps de parler avec les nouvelles recrues une par une, de les accueillir, de faire de l’éducation politique, d’organiser des réunions où parler collectivement de notre colère. On n’était pas assez pour faire tout ça. Et on n’a pas vu beaucoup d’autres groupes militants faire ce travail non plus.</p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Il s’agit de lieux se faisant passer pour des institutions médicales mais dont l’objectif est de décourager les personnes enceintes d’avorter.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> En vigueur depuis 1977, l’amendement Hyde interdit d’utiliser des financements fédéraux pour des IVG.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Comment bifurquer ?</title> <link>https://mouvements.info/comment-bifurquer/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Mon, 21 Oct 2024 06:59:13 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Écologie]]></category> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[bifurcation]]></category> <category><![CDATA[planification écologique]]></category> <category><![CDATA[stratégies anticapitalistes]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7984</guid> <description><![CDATA[Le rôle du capitalisme dans l’extractivisme et les processus de dégradation des écosystèmes qui sont à l’origine des diverses crises […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><em><strong>Le rôle du capitalisme dans l’extractivisme et les processus de dégradation des écosystèmes qui sont à l’origine des diverses crises écologiques et de leur approfondissement fait peu de doute. Les manières dont peuvent s’articuler stratégies anticapitalistes et bifurcation écologique restent toutefois incertaines. Dans leur dernier ouvrage,</strong></em> <strong><a href="https://www.editionsladecouverte.fr/comment_bifurquer-9782355221910">Comment bifurquer</a><em>,</em></strong><em><strong> Cédric Durand et Razmig Keucheyan offrent une réponse stimulante : la reconfiguration nécessaire de l’économie requiert une planification démocratique et décentralisée. Ils élaborent ainsi une forme de programme de transition, soulignant le rôle des processus institutionnels dans la capacité de nos sociétés à se dégager des modes dominants de consommation et de production. Ce faisant ils avancent que répondre aux défis environnementaux du présent suppose une intervention massive de l’État et une décentralisation radicale. Autrement dit, sans bifurcation politique, peu de chances d’enrayer la catastrophe en cours. </strong></em><strong><em>Propos recueillis par Jean-Paul Gaudillière et Julien Talpin.</em></strong></p> <p> </p> <p><strong><em>Mouvements</em></strong><strong> : Notre première question est simple : pourquoi ce livre, pourquoi ce livre maintenant, en particulier, et à qui s’adresse-t-il ?</strong></p> <p><strong>Razmig Keucheyan (R.K.)</strong> : C’est assez simple : on veut gouverner. Je pense que ce n’est pas possible de dire les choses plus simplement. Ce livre voudrait être une sorte de “programme de transition”. Il part de l’existant, au sens où le point de départ de nos propositions se trouve dans des expériences politiques et économiques réelles, passées ou présentes. Il y a certes aussi une dimension spéculative, y compris utopiste, mais avec l’idée que c’est quelque chose qui peut être mis en application relativement rapidement, qui pourrait par exemple guider les 100 premiers jours d’un gouvernement. Nous sommes dans un contexte de crises multiples du capitalisme, où on a l’impression que les perspectives néolibérales s’essoufflent ou en tout cas mutent. Le moment est venu d’être offensif.</p> <p>Évidemment, gouverner et transformer le pays, cela ne suppose pas seulement d’arriver au pouvoir. Cela implique aussi de se demander comment s’articule un pouvoir d’État avec des mouvements sociaux et syndicaux puissants. De ce point de vue, on est très influencés par une tradition au sein du marxisme qui va de Gramsci à Poulantzas, en particulier le dernier Poulantzas, celui de <em>L’État, le pouvoir, le socialisme</em> (1978). Elle consiste à essayer d’articuler le pouvoir d’État avec une pression exercée de l’extérieur de l’État par les mouvements sociaux et syndicaux, en partant de l’hypothèse que c’est dans cette articulation que la transformation est possible.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>En même temps, ce n’est pas un programme parce qu’il n’y a pas le détail des mesures, par exemple celles des 100 premiers jours. D’ailleurs votre sous-titre dit très clairement qu’il s’agit des “principes de la planification écologique”…</strong></p> <p><strong>Cédric Durand (C.D.)</strong> : Le moment dans lequel intervient notre livre compte aussi. Avec la crise du néolibéralisme, et plus particulièrement depuis la crise financière de 2008-2009, la planification a de nouveau droit de cité, y compris dans des cercles qui ne sont pas de gauche. La planification est un des éléments “identitaires” de la gauche en tant que projet alternatif au capitalisme. Ce projet n’a jamais vraiment disparu, mais il a été quand même sacrément amoindri, présenté de manière moins offensive dans les dernières décennies, y compris dans la discussion autour des “communs”.</p> <p>Mais il n’a jamais vraiment disparu et, à partir de la crise de 2008, l’idée d’une coordination généralisée de la décision économique par les marchés financiers a perdu sa légitimité. La crise de 2008 marque la fin de cette idée que les marchés financiers pourraient servir de pilote général à l’économie, permettant une allocation rationnelle du capital. Ensuite, la crise du modèle néo-libéral a été aggravée par la Covid, puis la guerre en Ukraine. Ces contextes enchevêtrés font que l’enjeu est finalement la ré-intervention du rôle de l’État dans l’économie, dans les conditions du XXIe siècle.</p> <p>Un autre point concerne la question écologique. L’aporie d’une solution de marché à ce problème, la construction d’un “capitalisme vert”, apparaît de plus en plus problématique, au point que l’on observe une divergence croissante entre ce que dit l’économie mainstream à ce propos et ce que font effectivement les gouvernements.</p> <p>Tout cela laisse un espace théorique et politique à conquérir. Le terme planification écologique est devenu légitime du point de vue politique, y compris d’un point de vue institutionnel, mais il n’y a pas encore vraiment de pensée de la planification écologique. Les débats sont en cours, et notre livre vise à y contribuer.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Qu’est-ce qui pour vous fait la différence entre ce que vous racontez et ce qui se passer au sein de l’État, au sein d’une partie des élites économiques, autour de la transition écologique ? Qu’est-ce que parler de planification écologique change ? Et qu’est-ce que les enjeux écologiques changent à la planification ?</strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : Les économistes écologiques sont en quelque sorte les héros dans notre livre. C’est le cas notamment d’Otto Neurath, un des principaux participants au débat sur la planification et le socialisme au début du XXe siècle. Dans le livre, il y a une réflexion sur le débat relatif au “calcul socialiste” qui a fait rage au début du XXe siècle, autour de l’opposition entre le calcul monétaire et le calcul en nature, où Neurath avait notamment pour contradicteur Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek.</p> <p>On évoque aussi les idées de l’un des fondateurs de l’économie écologique, William Kapp. Dans les années 1970, Kapp disait que si on prend au sérieux la crise écologique et le caractère limité des ressources naturelles, l’idée d’un calcul en nature, basé sur des quantités réelles plutôt que leur (pseudo) traduction dans des valeurs monétaires, doit s’imposer. Car l’idée d’une mise en équivalence générale pour gérer les contraintes écologiques n’a pas de sens. On ne peut pas comparer et mettre en équivalence des gypaètes barbus et des lys martagon, ou l’air pur généré par une forêt et la pollution de l’eau dans une rivière. Or l’économie mainstream raisonne de cette manière à propos de la crise écologique. Chacune de ces entités doit être comptée dans sa pleine autonomie et sa singularité. Cela rend inopérant le calcul économique traditionnellement conçu, qui réduit tout à une seule dimension.</p> <p>Ce point est très important, et il répond aussi à votre question précédente concernant le public qu’on vise. L’un des publics potentiels de ce livre est la bureaucratie d’État, on l’assume pleinement. Les technocrates qui prennent au sérieux la question écologique voient bien que réduire le problème écologique à la fixation d’un prix pour la nature est absurde. On n’a pas essayé de cliver en disant, par exemple, que ce que font les gens de <em>France stratégie</em> ne sert à rien, que les questions que nous posons n’ont rien à voir avec leurs débats. On leur dit plutôt : ce que vous faites est intéressant mais voyons où ça nous emmène si on est conséquent. On essaie de jeter des ponts vers ces secteurs qui, aujourd’hui, sont en crise parce que conscients de la béance entre les politiques qui sont menées et la conscience grandissante qu’ils ont de la crise écologique.</p> <p><strong>R.K.</strong> : Je voudrais insister sur ce qu’a dit Cédric à l’instant. C’est la crise du néolibéralisme qui nous donne la sérénité d’aller chercher des interlocuteurs qui ne sont pas seulement dans le périmètre habituel de la gauche radicale, voire de la gauche tout court. Nous pensons qu’il ne faut pas hésiter à aller discuter avec des gens à Bercy parce qu’une partie d’entre eux est à la recherche de logiciels alternatifs et que le moment est venu d’être confiants dans la force de nos idées.</p> <p>Maintenant, pour revenir à votre question sur pourquoi parler de planification écologique. Un enjeu central est celui des échelles : la bifurcation écologique se pose fondamentalement à l’échelle macroéconomique. Cette discussion-là, elle a lieu avec les camarades engagés dans les Zad, les Amap, et des myriades d’autres expériences de ce type. Ces initiatives ont tendance à préconiser des solutions tout à fait intéressantes, mais qui en restent au niveau micro, centrées sur les réseaux sociaux locaux. Or pour toutes sortes de raisons qui sont exposées dans le livre, on défend l’idée qu’il faut monter en échelle, et penser la bifurcation au niveau macro, ou dans une articulation entre le micro et le macro. La planification est un outil stratégique pour penser cette articulation.</p> <p>Mais bien sûr, il ne s’agit pas non plus de reprendre telles quelles les conceptions de la planification du 20<sup>e</sup> siècle. Ces expériences ont par exemple toutes été productivistes. L’enjeu a toujours été de produire davantage, soit pour reconstruire après une guerre, comme dans le cas de la France ; soit dans un processus de décolonisation pour construire l’indépendance nationale, pensez à l’Inde, par exemple ; soit pour rattraper des pays capitalistes avancés quand on est un pays en voie de développement comme l’était la Corée du Sud ou l’Union soviétique de Staline. Le productivisme est une caractéristique inhérente aux expériences de planification du XXe siècle. Évidemment, ce n’est plus vers quoi il faut aller aujourd’hui. Le défi est l’invention d’une planification écologique de la décroissance matérielle. Ce qui n’empêche pas, dans une première phase, que des investissements massifs et donc une forme de croissance dans les énergies et infrastructures vertes sera nécessaire.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Vous parlez de décroissance des impacts des activités humaines sur la nature, sur la biosphère, mais pour que la planification serve à cela et pas à la croissance, il faut la changer radicalement, non ? Dans cette perspective, vous insistez beaucoup sur la nature différente du calcul, le passage au calcul en nature. Mais dans les expériences de planification socialiste au XXe siècle il y avait aussi, et parfois beaucoup, de calcul en nature, y compris dans le modèle soviétique. Pour le dire autrement, on a l’impression qu’il y a beaucoup de continuités dans ce que vous proposez : une planification étatique, assise sur la nationalisation des secteurs stratégiques, assurant la satisfaction des besoins essentiels par le développement des services publics…</strong></p> <p><strong>R.K.</strong> : L’histoire est un mélange de ruptures et de continuités… Au XXe siècle, la planification est productiviste, la préservation des écosystèmes n’est jamais centrale, et elle ne surdétermine jamais les politiques économiques. Ça c’est une rupture majeure. Et c’est une rupture que nous essayons de rendre concrète : un chapitre du livre est consacré aux enjeux de la comptabilité écologique, qui est une forme particulière de comptabilité en nature. Il y avait effectivement des formes de comptabilité en nature dans la planification soviétique et dans d’autres expériences de planification au XXe siècle. Mais elles n’avaient pas cet objectif.</p> <p>Un autre élément : les planifications au XXe siècle sont essentiellement autoritaires, que ce soit en contexte capitaliste ou non capitaliste. La grande philosophe hongroise récemment décédée Agnès Heller disait de l’URSS qu’elle était une “dictature sur les besoins”, où une caste de bureaucrates décide quels sont les besoins légitimes, et où donc les citoyens n’ont pas leur mot à dire sur leur définition et satisfaction. Notre proposition, au contraire, est de mettre la question démocratique au cœur de la planification. Donc, sur ces deux points, en tout cas, il me semble qu’il y a une rupture assez nette.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Nous pensions à votre mise en avant de la décroissance matérielle. Comment fait-on une planification qui ne prend pas la croissance pour solution et donc objectif, une planification qui organise la décroissance de secteurs entiers, la réduction des consommations ? Ce n’est pas le passage à un calcul en nature en remplacement du calcul monétaire qui peut assurer ce basculement ? </strong></p> <p><strong>R.K.</strong> : C’est une certaine utilisation du calcul en nature et non pas le calcul en nature en soi qui distingue la planification du XXe siècle de la planification écologique. Par ailleurs, il est évident que les modes de consommation devront évoluer. Mais quand on lit certains auteurs écologistes, on a l’impression qu’il suffirait de décréter un changement dans les “mentalités” pour que la consommation diminue. Le consumérisme repose sur toute une infrastructure matérielle et comptable, qu’il faut remplacer par une autre pour que la décroissance devienne concevable.</p> <p><strong>C.D.</strong> : On consacre beaucoup de place dans le livre à la critique des solutions mainstream à la crise écologique et ensuite aux propositions concrètes. Je voudrais en évoquer trois.</p> <p>La première, c’est la question des Constitutions vertes. On assiste à un mouvement dans le droit constitutionnel à l’échelle internationale depuis une vingtaine d’années, que certains appellent <em>green constitutionalism</em>. En gros, de plus en plus, les constitutions de par le monde intègrent des normes écologiques contraignantes. Ce mouvement a ceci d’intéressant notamment qu’il permet que l’écologie échappe en partie au “présentisme” inhérent au processus démocratique : certaines règles écologiques ne peuvent être remise en cause, car devenues constitutionnelles, ou alors selon des modalités très contraignantes. C’est un appui pour concevoir la planification écologique.</p> <p>La deuxième proposition, on l’a déjà évoquée, concerne la comptabilité écologique. On emprunte à André Vanoli, un théoricien de la comptabilité travaillant à l’Insee récemment disparu, l’idée d’un “inventaire permanent de la nature”. Entre autres choses, la comptabilité écologique doit être aussi un élément pour mesurer la viabilité des entreprises, centré sur leur capacité à respecter l’intégrité des écosystèmes, à ne pas les surexploiter. La comptabilité écologique se déploie donc à l’échelle micro et macro.</p> <p>Enfin, la troisième proposition qui permet de s’assurer du caractère véritablement non productiviste de la planification est le fait qu’elle doit s’occuper du démantèlement. Ce qu’il faut planifier, c’est non seulement l’investissement vert, mais aussi les coûts du démantèlement de toutes les infrastructures polluantes dont nous héritons de la période industrielle. Cet aspect-là de notre approche est très décroissant. Et bien entendu, cet enjeu était complètement absent des expériences de planification du 20<sup>e</sup> siècle.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Dans quelle mesure, la volonté de parler à des acteurs au sein de l’appareil d’État vous a poussé à aller vers des propositions assez précises et techniques, notamment sur ces questions de comptabilité écologique ? N’y-a-t-il pas une tension entre le fait d’aller convaincre des experts avec ce niveau de technicité et le fait d’élargir le front, en allant à l’extérieur de l’appareil d’État convaincre des gens qui ne sont pas déjà des professionnels de la planification ?</strong></p> <p><strong>R.K.</strong> : Il y a deux choses qu’on ne fait pas dans le livre, délibérément. La première est qu’on ne décrit pas le fonctionnement d’une société communiste à venir. Comme déjà dit, on essaie d’écrire un “programme de transition” qui consiste à partir de l’existant et à aller vers quelque chose d’autre, mais en laissant relativement ouvert le cheminement et, encore plus, le point d’arrivée. La seconde est qu’on ne produit pas des scénarios de transition écologique de type Négawatt ou Shift Project. On n’a pas ce degré de précision dans la quantification de la bifurcation, et notamment des enjeux de consommation énergétique, de réorganisation du territoire, des mobilités, du bâti, etc.</p> <p>L’idée est de se situer à un échelon intermédiaire entre la précision technique et les principes généraux pour discuter avec les acteurs de mobilisations et débats écologistes au sens large, y inclus les gens qui sont aux manettes dans des ministères par exemple.</p> <p><strong>C.D.</strong> : Il y aussi dans le livre une volonté de pousser aussi loin que possible la discussion pour tester le caractère réaliste des options qu’on essaie de défendre. On a discuté avec beaucoup de gens pour l’écrire. Cela fait quand même six ou sept ans qu’on est dessus. Et il y avait un peu l’idée d’affiner nos hypothèses, y compris en se projetant dans la perspective de gouverner. On se situe entre le détail du modèle et le général des valeurs.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Je voudrais rebondir sur la remarque que vous venez de faire sur le fait de ne pas proposer des scénarios précis comme Négawatt ou le Shift Project, parce ce que dans le livre, il y a un moment où vous engagez un peu plus spécifiquement dans la description de ce que signifie concrètement une vie décente pour tous et toutes, pour la totalité des habitant·es de la planète et pas simplement les Français·es ou les Européen·nes. Dire par exemple que cette universalité est possible si les déplacements sont, par exemple, limités à 5 000 ou 10 000 km par an et par personne, ce n’est pas si loin des calculs et des efforts de priorisation des besoins et des moyens de Négawatt. Dire qu’on ne propose que des scénarios de décarbonation de la consommation énergétique sans nucléaire comme ils le font, ce n’est pas un truc d’ingénieur·e, c’est un choix fondamental – technique, social et politique… De même quand Négawatt discute des conditions d’une électrification du parc automobile et estime que ce n’est compatible avec une consommation soutenable des ressources (par exemple celle du lithium pour les batteries) que si on le réduit drastiquement en gros au cinquième de ce qu’il est aujourd’hui et donc qu’il faut pour cela proposer des mobilités alternatives… Pourquoi n’êtes-vous pas allés plus loin dans la discussion de ce type de scénarios puisqu’ils sont déjà là dans le débat public ?</strong></p> <p><strong>R.K.</strong> : Une manière de répondre à votre question est de revenir sur le choix des mots : pourquoi parler de bifurcation et non de “transition”, comme c’est l’usage dans le débat public ? La réponse est simple : si on considère qu’on peut remplacer toutes les voitures thermiques par des voitures électriques, on est dans la transition. C’est ce que fait Joe Biden aux États-Unis et aussi dans la foulée l’Union Européenne. On remplace simplement un système énergétique par un autre. Cela revient, entre autres problèmes, à passer sous silence les problèmes de l’extractivisme. A l’inverse, la bifurcation, c’est quand on joue sur le nombre de voitures en circulation. La question n’est plus de savoir s’il faut ouvrir ou non une mine de lithium en Auvergne mais de subordonner cette décision à une délibération sur la quantité de lithium nécessaire, compte tenu de la façon dont on va réorganiser la société en profondeur. Diminuer le nombre de voitures en circulation, c’est un choix politique et évidemment, la contrepartie, c’est d’investir massivement dans les mobilités collectives, dans le transport public.</p> <p><strong>C.D.</strong> : Au-delà, c’est un registre de discussion dans lequel on ne voulait pas rentrer. Si on veut discuter sérieusement les propositions de Négawatt ou du Shift Project, il faut une approche d’ingénieur. On a essayé de parler de là où on était un peu solide, c’est-à-dire de notre cœur de métier : sociologie et économie politique. Plusieurs personnes nous ont interpellé : qu’est ce qui se passe si on essaie de combiner ces deux types d’approches ? Les scénarios ne suffisent pas : il leur manque la machinerie institutionnelle. C’est ce que nous avons travaillé : quelles sont les institutions de la bifurcation écologique ? Il y a là une matière qui est d’une autre nature que celle que les scénarios élaborent. Mais c’est complémentaire.</p> <p>Pour reprendre votre exemple sur le plafond kilométrique des mobilités : on ne dit pas que c’est ce qu’il faut faire. On dit que les gens qui ont fait des calculs basés sur un certain concept de “vie décente” (qu’on discute dans le livre) estiment qu’on peut réduire fortement la consommation énergétique actuelle à l’échelle du globe. En citant leurs calculs, on ne dit pas que c’est ce vers quoi il faut tendre, que 5 ou 10.000 km de déplacement annuel par an et par personne est la norme à atteindre – ce serait d’ailleurs contradictoire avec notre perspective de planification démocratique. On dit qu’il y a des marges de manœuvre importantes pour assurer à tous le minimum décent et on espère pouvoir aller au-delà de ce minimum, pour autant qu’il soit compatible avec la préservation des écosystèmes.</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Ce qui nous amène à une autre question qu’on voulait vous poser. Vous insistez, avec raison, sur le démantèlement et la contraction matérielle. Mais qui va décider de ce qu’on arrête ? Comment les éléments institutionnels que vous proposez permettent-ils d’élargir le cercle de ceux et celles qui vont être impliqués et vont participer à cette discussion. Et pour compléter : comment on délibère sur les besoins ? Comment faire pour que les institutions que vous proposez ne viennent pas enregistrer uniquement l’état des besoins tels qu’ils ont été définis dans le cadre hégémonique d’aujourd’hui ?</strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : La planification, c’est quatre choses pour nous. C’est la discussion sur les besoins, dans un sens large, qui recoupe la question des scénarios de bifurcation. Deuxièmement, c’est la question de la technique, du déploiement, de la planification et aussi de l’information, en fait essentiellement la question de la comptabilité écologique et du calcul économique qui permet de déployer les projets en fonction de la contrainte écologique. Troisième temps, la socialisation de l’investissement : comment on pilote dans le moyen terme la satisfaction des besoins. Et le quatrième temps, c’est ce qu’on appelle la “demande émancipée”, qui est discutée à la fois au niveau de consommateurs, à l’aide du numérique, mais aussi en lien avec l’élargissement et le renouveau des services publics.</p> <p>De quelle manière la délibération peut-elle contribuer à redéfinir les besoins ? Il n’y a pas un seul levier, il y en a plusieurs. Une des discussions très importantes est celle qui porte sur les différentes échelles du pouvoir et les conséquences du principe fédéraliste qui est au cœur du livre. Autrement dit, tout ce qui peut être planifié et discuté au niveau local, en démocratie directe, doit l’être. Mais on l’a dit, cette planification locale ne suffit pas. Par conséquent, on met en avant l’idée de “commissions de post-croissance”, inspiré des “commissions de modernisation” de Jean Monnet dans la planification “indicative” à la française. On laisse au lecteur le soin d’aller lire le chapitre concerné pour savoir comment ça marche concrètement dans le contexte de la planification écologique…</p> <p>On fait le pari que dès lors que les cadres de la démocratie offrent aux différents acteurs le moyen de s’approprier les enjeux, on peut avoir confiance dans l’issue de cette délibération. Ce d’autant plus que comme on l’a dit, des normes constitutionnelles écologiques viennent “encadrer” la délibération démocratique. Pour que la légitimité des choix productifs soit vraiment solide, ce qui ressort des commissions de post-croissance est <em>in fine</em> validé par le Parlement. En ce sens, la planification est aussi une manière de régénérer la représentation parlementaire, qui ne se borne plus à assister passivement à des choix productifs qui déterminent toute l’infrastructure de la société mais qui sont effectués par le privé.</p> <p>Un dernier élément sur lequel on insiste : l’émancipation de la consommation. Les individus ont une agentivité propre. Ils s’inscrivent dans des collectifs qui sont multiples et différenciés. Il faut que dans ces espaces, il y ait une forme de libération par rapport à la logique marchande. En tout cas par rapport à la logique de domination des grandes firmes, de leur contrôle de la production de connaissances par les consommateurs et de leurs prescriptions des modes de consommation. On décrit des mécanismes qui pourraient contribuer à cette émancipation.</p> <p><strong>R.K.</strong> : Une de nos boussoles dans cette réflexion est d’éviter la “dictature sur les besoins”. Comment on fait pour donner toute sa place à la délibération démocratique, tout en la délimitant par des normes constitutionnelles et des savoirs scientifiques portant sur les écosystèmes ? Notre réponse se trouve notamment dans le concept de fédéralisme écologique.</p> <p>La manière dont on réfléchit concrètement au fédéralisme, pour ne pas en rester à des abstractions un peu faciles, c’est en discutant du cas de la Chine. Il y a deux caractéristiques majeures de la planification chinoise des quarante dernières années, celle par laquelle la Chine opère une transition vers une forme originale de capitalisme : d’une part, son caractère décentralisé, et de l’autre son caractère cyclique. La Chine est tellement vaste que la planification s’est souvent déroulée de la manière suivante : après avoir défini centralement des objectifs généraux, on laisse les régions expérimenter dans une première phase du plan, puis dans une seconde ce qui a marché, on le généralise, tandis que ce qui n’a pas marché, on l’abandonne. Cela laisse aux régions, mais aussi aux villes et aux communes, une marge de manœuvre relativement importante par rapport à d’autres expériences de planification plus centralisées.</p> <p>Deuxièmement, en plus de ce caractère décentralisé du plan, il y a une dimension cyclique. Quand on pense planification, on imagine qu’il y a un plan tout fait dans la tête de planificateurs, et puis la réalité est mise en conformité avec ce plan de manière plus ou moins complète. En Chine les choses ne se passent pas de manière aussi unilatérale. Dans le cadre des plans quinquennaux il y a une sorte d’aller et retour entre ce préconisent les planificateurs centralement et les expériences concrètes sur le terrain. Ce double caractère décentralisé et cyclique nous intéresse pour donner de la chair empirique au modèle fédéraliste.</p> <p>Dans les débats sur la planification au XXème siècle, et particulièrement dans le débat qu’on évoquait sur le “calcul socialiste” à partir des années 1920, la dimension institutionnelle était quasiment absente. Nos camarades au XXe siècle, je pense à Otto Neurath en particulier, se sont laissés piéger dans un débat sur le calcul économique – visant à déterminer si un calcul économique “rationnel” est possible dans un contexte de planification ou pas. C’est Mises qui a fixé les termes du débat. A ce petit jeu, il était couru d’avance que les partisans du marché l’emportent parce que leurs réponses à la question sont adéquates à la manière dont elle est posée.</p> <p>Nous on pense, au contraire, que le calcul est un des piliers de la planification, mais que l’autre c’est sa dimension politique. Et cette dimension politique se décline elle-même en trois dimensions qui sont détaillées dans le livre, à savoir la dimension institutionnelle, la dimension administrative et troisièmement, la dimension de coalition de classe.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Dans le cas de la Chine, on a un processus de planification qui a une certaine efficace mais qui est autoritaire et pour ce qu’on arrive à en savoir pas vraiment écologique… </strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : Il y a plusieurs choses dans ce que vous dites. Il y a une réflexion à avoir sur le modèle chinois et une réflexion sur notre méthode. D’abord sur la question du modèle chinois. La planification écologique que nous présentons est souhaitable dans les pays ayant déjà atteint un niveau de richesse qui est celui que l’on connaît en Europe et aux États-Unis. Or le PIB par habitant en Chine reste encore très en-deçà de ce qu’il est dans les pays riches. Du coup, forcément les enjeux de la planification ne sont pas les mêmes. Un autre élément, est que la Chine a atteint ses objectifs de limitation des émissions de gaz à effet de serre. Évidemment, ce sont des objectifs qu’on peut juger insuffisants, mais le point ici est que l’existence de cette forme de planification originale a permis une action systématique et donc non seulement d’atteindre mais même de dépasser ces objectifs. Sur le modèle chinois, vous avez en partie raison. C’est une planification qui est autoritaire et à sa manière productiviste, mais qui, par ailleurs, du point de vue de sa responsabilité écologique prend en compte le stade de développement où en est la Chine et est sans doute du point de vue économique moins pire que d’autres modèles.</p> <p>Ensuite, quel est l’usage de la Chine dans notre livre ? Ce n’est pas du tout comme modèle. Il ne s’agit pas de reproduire en Europe ou dans d’autres pays ce modèle autoritaire. La méthode des “utopies institutionnelles” qu’on propose consiste à dire qu’il y a des dispositifs existants, des agencements réels qu’on peut remobiliser pour arriver à inventer un nouveau modèle. Mais aucun d’entre eux n’est entièrement satisfaisant, sinon il s’agirait juste d’importer ou de redéployer. On essaie de picorer des bouts de modèle qui sont tous à leurs manières problématiques. L’autre méthode aurait été celle des utopies intégrales et des abstractions, mais cela ne nous intéressait pas. Le marxisme est un réalisme.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Vous consacrez un chapitre entier à la question de la consommation. Par contre, il y a peu de choses sur les salarié·es, sur les consommateur·ices/usager·es quand ils et elles sont en position de travailleur·euses, que ce soit du point de leur implication dans la délibération sur les besoins et les ressources, ou du point de vue de leur rôle dans l’organisation de la production une fois les priorités fixées. Il me semble que c’est un point important, qui était central dans les débats sur la planification au XXe siècle. C’est sans doute encore plus important quand il s’agit aussi d’arrêter des activités, chose pour laquelle on n’a pas beaucoup d’expériences historiques en dehors des guerres et des faillites. </strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : C’est précisément pour cela qu’on commence la présentation de la planification écologique par la contrainte écologique. L’ordre de présentation dans le livre n’est pas anodin. On a mis cette contrainte face à celle des besoins, pas face à la question de la production. C’est un renversement de perspectives. Vous avez raison de souligner qu’il s’agit d’un déplacement important par rapport à la discussion sur le socialisme au XXe siècle : nous mettons davantage l’accent sur la valeur d’usage par rapport à la démocratie des producteurs.</p> <p>La question du travail dans la planification écologique est néanmoins traitée a minima en particulier dans le chapitre sur la socialisation de l’investissement avec le renvoi à l’expérience social-démocrate en Suède, qui montre comment la participation, l’autonomie, les garanties sociales au niveau de l’entreprise ont été poussées assez loin mais justement sans poser la question de la planification. La conclusion qu’on en tire, c’est qu’il faut faire place à l’autonomie des producteurs et des garanties sociales qui sont associées, mais que la planification implique un moment de centralisation irréductible à l’autogestion. Un autre point que nous développons est celui de la garantie de l’emploi : la planification écologique doit permettre de piloter la restructuration de nos économies tout en assurant que tout un chacun pourra y contribuer, en éliminant le risque du chômage.</p> <p><strong>R.K.</strong> : Votre question est intéressante parce que nous nous réclamons du marxisme. Et sur cette question, peut-être qu’il y a un écart assez fort par rapport à ce qui est le cœur du marxisme, à savoir la démocratie des producteurs. Quand on définit la planification écologique comme un “gouvernement par les besoins” et qu’on entre dans la problématique par les besoins, il n’y a pas forcément de raison d’accorder aux producteurs un rôle ou un point de vue privilégié, aussi bien politiquement qu’épistémologiquement. Dès lors qu’on dépasse la problématique de la planification socialiste en disant que la planification, ce n’est pas seulement la démocratie des producteurs, mais c’est le gouvernement par les besoins, il n’y a pas de raison pour que le cœur de cette nouvelle démocratie soit les producteurs plutôt que les citoyens plus en général. Donc ce déplacement de la problématique est inhérent à la manière dont on définit la planification écologique.</p> <p>Ceci dit, il y a quand même plusieurs endroits dans le livre où on évoque le rôle des collectifs de travail. Le plus évident c’est avec la question de l’État employeur en dernier ressort, qui est la question de l’emploi garanti. Ensuite il y a, au début, l’exemple des économies de guerre qui correspondent à des moments où l’emploi fait l’objet d’une reconfiguration massive à l’abri de l’État. L’État, par exemple, va prendre des travailleurs dans le secteur de l’automobile et va les former pour les rendre aptes à produire de l’armement. Certes, on n’en déduit pas une analyse portant sur le rôle politique des producteurs, mais il y a dans l’analogie avec les économies de guerre quelque chose de fondamentalement lié à la thématique du travail dans la planification écologique, à la mobilisation des travailleurs et travailleuses pour la bifurcation écologique.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Vous avez parlé d’autogestion, ce qui suggère un autre bouclage qui procède moins de l’implication des travailleur·euses dans les structures du plan, par exemple les commissions post-croissance, que de l’autonomie des collectifs de travail, pas seulement des collectifs de la production matérielle. Cela a-t-il un lien avec votre argument sur le fédéralisme et sur l’expérimentation ? </strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : Oui, et c’est très important. L’argument sur le fédéralisme est un argument démocratique anti-autoritaire. Mais c’est aussi un argument contre les monocultures techniques visant à favoriser l’expérimentation. On a réfléchi à comment éviter ces deux écueils que sont d’un côté la dictature sur les besoins, et de l’autre celui des monocultures techniques, d’un système qui sclérose, qui perd en capacité d’innovation, qui perd en flexibilité, en initiative, etc. Le fédéralisme est une des modalités pour permettre que différentes solutions puissent être apportées au même problème, ce qui permet d’apprendre davantage. C’est un garde-fou contre toute forme de système trop centralisé et finalement sclérosé.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Si on suit ce fil pour réfléchir aux liens entre production et enjeux de sobriété dans l’utilisation des ressources, on pourrait dire que, potentiellement, ce qui met les producteur·ices ou les travailleur·euses, pour inclure les services, dans une position particulière pour guider la planification écologique, c’est aussi leurs connaissances et leur expérience des processus matériels, de la technique, des transformations et usages des ressources. Du coup, ils et elles devraient avoir une représentation spécifique dans les commissions de post-croissance…</strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : On le dit, les secteurs industriels, les compétences techniques, sont présents dans les commissions de post-croissance. C’est extrêmement important. De quelle façon cette présence est liée aux formes de propriété ? On n’est pas rentré dans le détail, c’est vrai. Donc, si c’est un ensemble de coopératives autogérées, ce sera les collectifs de travail qui interviendront au niveau de leur fédération de branche, par exemple. Dans les commissions de post-croissance, il doit y avoir des représentations du monde de la production, des représentations du monde du vivant, ceux qui connaissent les écosystèmes et la nature, et puis les citoyens lambda qui réfléchissent sur les besoins.</p> <p><strong>R.K.</strong> : Les commissions de post-croissance ont au moins deux fonctions dans notre approche. D’une part, il s’agit de monter en échelle par rapport aux collectifs de travail. C’est une étape vers la centralisation mais qui s’arrête en quelque sorte à mi-chemin. On n’est pas dans un jeu binaire entre la décentralisation et la centralisation, il y a des étapes intermédiaires. Cela permet de réfléchir à une échelle qui n’est ni celle de l’autogestion des collectifs de travail, mais pas non plus encore celle de l’État. Et puis deuxièmement, il y a la montée en compétence, un enjeu qui était déjà très présent chez Jean Monnet. Pour lui, le plan était un outil pour mettre la France au niveau de productivité des pays développés de l’époque, en fait des États-Unis. Il fallait que les techniques nouvelles et les compétences scientifiques soient mises en discussion dans le contexte des commissions de modernisation de l’époque. On reprend cette idée d’une appropriation/mise en discussion des savoirs et des techniques.</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Un dernier enjeu dont nous voudrions parler est celui de la façon dont on peut faire des écosystèmes l’unité centrale d’analyse et d’action de la planification écologique. Dans le livre, vous citez le modèle CARE (élaboré par des universitaires de Dauphine et Agro ParisTech) comme exemple de scénarios élaborés à partir d’une alliance entre biologistes et économistes. Vous insistez sur les ruptures qu’un tel recentrage sur les écosystèmes amènent par rapport à l’analyse économique classique et à son fantasme d’une comparabilité généralisée. Le problème que pose l’idée d’un calcul éco-écologique centré sur les propriétés et la préservation des écosystèmes est qu’il peut difficilement s’agir d’un simple calcul des stocks et des flux. Si on prend au sérieux ce qu’est un écosystème avec ses multiples espèces en interaction pour une variété de besoins, on ne peut pas imaginer réfléchir les effets délétères des activités humaines en se contentant d’évaluer ce que ces derniers prélèvent et les capacités de compensation du système comme dans le modèle CARE. Cela c’est la logique de la plantation d’arbres à couper au bout de trente ans pas celle de la forêt avec toute la complexité, la spécificité et l’extrême variété des interactions qui préside à son existence. De ce point de vue la lecture du livre laisse l’impression d’une tension très forte entre cette logique des ressources maximales qu’on peut prélever et la mise au centre du lien entre besoins et écosystèmes. </strong></p> <p><strong>R.K. </strong>: Vous voulez dire qu’il y a une dimension de non calculabilité ?</p> <p><strong><em>Mouvements : </em></strong><strong>Il y a une dimension de complexité et de non-calculabilité, mais il y a aussi une dimension de relations des humains aux autres espèces et aux autres êtres vivants qui est irréductible à ce qu’est la valeur d’usage et à son optimisation collective. La forêt tropicale, ce n’est pas seulement les 30 espèces de bois que les humains utilisent et les flux qui y sont associés. Et si le calcul est centré uniquement sur ces 30 espèces, c’est la mort de la forêt tropicale.</strong></p> <p><strong>C.D.</strong> : J’ai deux réponses mais soyons clair que là on est aux limites de la réflexion que nous avons proposée. La première réponse est qu’il y a bien une limite au calcul écologique. On est vraiment dans l’idée de rationalisme tempéré. Nous le disons dans le livre, il y a une forme de limite dans la connaissance possible de la nature et donc une limite dans nos capacités à maîtriser ce qui s’y passe. Le rationalisme tempéré est une invitation à la prudence dans notre rapport aux écosystèmes. C’est un principe sous-jacent à l’ensemble de notre réflexion.</p> <p>Le deuxième point que vous évoquez est la dimension systémique des impacts écologiques. Dans le chapitre sur la comptabilité écologique on parle de deux niveaux de comptabilité : un niveau microéconomique qui est au niveau des écosystèmes et où on peut mesurer une série de choses qui permettent d’assurer la viabilité locale. Mais on a aussi le niveau global qui est celui du macro-écologique où les effets systémiques apparaissent avec un autre type de comptabilité écologique. On explique bien que, justement, à chacun de ces deux niveaux, il y a une forme d’incomplétude et que les deux niveaux de comptabilité écologique sont là pour à la fois essayer de saisir ses effets systémiques et pour obtenir la finesse de ce qui est expérimenté au niveau local. La comptabilité écologique n’est unifiée que ex post, à partir de la construction de deux points de vue différents.</p> <p><strong>R.K.</strong> : Un autre élément de réponse à votre question concerne la relation entre la dimension comptable et la dimension juridique ou constitutionnelle de la planification. Il me semble que dans notre approche la comptabilité est sous l’hégémonie du droit. C’est-à-dire qu’en dernière instance, s’il y a un doute, il y a un principe de précaution qui est mis en œuvre. S’il y a par exemple un risque de mise en danger d’un écosystème, c’est le droit qui doit prévaloir, c’est à dire l’interdit et la sanction éventuelle qui l’accompagne. On cite une phrase du constitutionnaliste spécialiste des enjeux environnementaux Laurent Fonbaustier, qui dit que le nouvel imaginaire écologique n’ira pas sans un “interdit massif” (c’est son expression). Un tel interdit est notamment justifié par le niveau d’incertitude sur la connaissance des écosystèmes, les relations avec les autres espèces, et les dimensions holistiques des effets de l’activité humaine.</p> <p> </p> <p> </p> <p> </p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Pour un syndicalisme de quartier</title> <link>https://mouvements.info/pour-un-syndicalisme-de-quartier/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Fri, 13 Sep 2024 07:00:39 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Écologie]]></category> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[Logement]]></category> <category><![CDATA[Villes et Quartiers]]></category> <category><![CDATA[stratégies anticapitalistes]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7975</guid> <description><![CDATA[Les transformations du capitalisme ont contribué, depuis les années 1980, à la fragmentation des espaces, des statuts et des temps […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong>Les transformations du capitalisme ont contribué, depuis les années 1980, à la fragmentation des espaces, des statuts et des temps du travail, fragilisant considérablement l’un des foyers d’émergence historique de la contestation du capitalisme : l’usine. Nous faisons l’hypothèse que les mobilisations pour le droit à la ville, notamment celles ancrées dans l’unité de lieu que représente le quartier, peuvent constituer un nouveau front des luttes sociales.</strong></p> <p>Le logement occupe une place paradoxale dans les mobilisations des quartiers populaires. Les témoignages de sa centralité ne manquent pas : comme espace privilégié de déploiement de la sphère privée et familiale, il est un socle de la vie quotidienne. Mais il est dans le même temps une source de précarité de plus en plus importante, comme en témoigne le taux d’effort moyen des ménages<a href="#_ftn1" name="_ftnref1"><sup>[1]</sup></a>. Le logement social est par ailleurs l’un des derniers grands services publics présents dans des territoires sous-dotés en la matière. Mais il est aussi, surtout quand il dysfonctionne (pannes de chauffage, d’ascenseurs, factures élevées…), une source récurrente de colère et d’indignation. La question du logement a par ailleurs été théorisée à plusieurs reprises comme un front de la lutte des classes, des premiers écrits de Friedrich Engels sur le logement ouvrier du XIXe siècle aux théorisations de l’opéraïsme italien sur la ville-usine, en passant par les travaux de la sociologie urbaine marxiste française des années 1970.</p> <p>Les conditions matérielles et théoriques semblent donc rassemblées pour que le logement occupe une place majeure dans les contestations sociales. Pourtant, en ce début de XXIe siècle en France, cette question continue à être reléguée au second plan. C’est pour tenter de répondre à ce paradoxe, pour aller des conditions objectives de mobilisation aux tentatives en actes, que nous passons ici par l’étape intermédiaire de la proposition stratégique.</p> <p>Celle-ci s’appuie notamment sur l’analyse de certaines formes de mobilisation qui sont bel et bien parvenues à l’emporter, autrement dit à gagner au sens matériel du terme : une baisse ou un maintien du loyer, l’évitement de l’expulsion ou de la démolition, l’accès au logement, la modification des plans d’un projet urbain… En nous appuyant sur un bilan empirique non seulement des défaites, mais aussi des victoires, cet article souligne le potentiel transformateur de la stratégie syndicale dans le domaine du logement. Nous désignons par là une stratégie qui reconnaît le caractère structurellement divergent des intérêts dans le capitalisme urbain – entre propriétaires d’usage et propriétaires de rente des logements – et qui cherche à organiser collectivement et durablement la défense des personnes dominées. Elle s’appuie sur une forme d’organisation ancrée dans la quotidienneté et les lieux routiniers, au sein de laquelle s’articulent défense des cas individuels et mobilisation collective. Enfin, elle mobilise un répertoire d’action large (du blocage de la production urbaine aux négociations avec les institutions) en vue d’obtenir des accords qui tiennent dans la durée, autrement dit des conventions protégeant les droits des habitant·es.</p> <p>L’histoire des mobilisations des travailleur·euses, comme celles autour du logement, montrent à quel point syndicalisme et mouvement social sont deux formes d’action collective qui se renforcent et s’hybrident<a href="#_ftn2" name="_ftnref2"><sup>[2]</sup></a>. Le choix de promouvoir un cadrage syndical dans le présent article vise à souligner l’efficacité de stratégies qui ancrent la construction des formes d’organisation collective dans les temps et dans les lieux du quotidien – plutôt que dans ceux de l’événement et de l’espace médiatique. Pour sortir d’un sentiment de résignation de plus en plus partagé, tout l’enjeu est d’articuler les stratégies. Or, par choix ou par défaut, les formes les plus saillantes de mobilisation des quartiers populaires prennent aujourd’hui des contours insurrectionnels – à l’instar des émeutes de 2005 ou celles de 2023. En dépit de la politisation ordinaire des injustices dont elles témoignent, ces révoltes ne sont cependant pas parvenues à infléchir le sort des habitant·es des quartiers populaires.</p> <p>Les exemples mobilisés dans notre article, tout comme celui de formes de <em>community organizing </em>aux États-Unis<a href="#_ftn3" name="_ftnref3"><sup>[3]</sup></a>, montrent les limites du spontanéisme lorsqu’il s’agit de transformer durablement les rapports de pouvoir. Or la stratégie syndicale défendue dans ce texte fournit selon nous des ressources déterminantes non seulement pour gagner, mais aussi pour pérenniser les acquis et construire des identités collectives et des formes de politisation favorables à l’élargissement, au long cours, des luttes urbaines. Notre perspective s’appuie sur des enquêtes menées en première main, souvent depuis une position d’alliés dans plusieurs luttes urbaines, à Marseille, Lille et Roubaix au cours de la dernière décennie.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>Gagner la bataille du temps</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Prenons l’exemple des luttes face aux opérations de rénovation urbaine qui entraînent le délogement des habitant·es d’un quartier. Ces projets sont longs, discontinus et s’étendent souvent sur une ou plusieurs décennies. Ils promettent un avenir meilleur tout en laissant le présent se dégrader : la gestion courante des bâtiments est mise en suspens, au point que les conditions d’existence des habitant·es se détériorent considérablement. Cette expérience est si éprouvante qu’elle fabrique souvent le consentement des habitant·es au départ<a href="#_ftn4" name="_ftnref4"><sup>[4]</sup></a>. Pour les collectifs qui s’y opposent, il faut donc construire un rapport de force qui permet de tenir dans la durée pour éviter que les locataires ne se résignent progressivement à partir. Si la plupart des collectifs ont eu du mal à l’emporter, c’est notamment parce que leurs mobilisations ont été directement indexées sur les calendriers des projets eux-mêmes<a href="#_ftn5" name="_ftnref5"><sup>[5]</sup></a>. Apparus lors des premières réunions publiques de présentation des opérations, ces collectifs ont souvent été pris dans ce mouvement qui tend à détourner le regard du présent pour s’orienter vers l’avenir. En tentant de bloquer l’avancée du projet par exemple, on laisse au second plan la lutte pour l’entretien des conditions actuelles d’habitation (gestion courante des parties communes, des logements et des espaces publics, charges…). En luttant pour une charte future de relogement, on risque d’oublier de mener des recours contre les logements actuellement indécents. Si bien qu’au moment où les délogeur·euses arrivent, les habitant·es veulent parfois déjà partir, pour en finir avec un quotidien déjà trop dégradé.</p> <p>Ces cas nous rappellent que ce sont les conditions matérielles d’existence du présent qui déterminent le rapport de force. Ce sont donc les luttes les plus ancrées dans la défense des droits du quotidien qui permettent d’enrayer le cycle de la résignation.</p> <p>Le syndicalisme locatif, qui continue à défendre les droits de la population au quotidien, est souvent mieux armé pour gagner cette bataille du temps. Il garantit les conditions d’un habitat décent, qui entretient la détermination des habitant·es à rester chez soi et à s’opposer aux délogements. Il fournit alors les conditions matérielles pour se réapproprier l’arme du temps, déterminante pour gagner dans la contestation des projets urbains. Car face à la rénovation urbaine, la meilleure stratégie est souvent de retarder les projets, par le blocage. À la manière d’une grève du délogement, les habitant·es enrayent la production urbaine en lui refusant l’accès à leurs corps (blocage du relogement) et à leurs territoires (blocage du chantier)<a href="#_ftn6" name="_ftnref6"><sup>[6]</sup></a>. Ils et elles jouent alors sur une zone d’incertitude des projets urbains : leur calendrier. Chaque retard risque de faire perdre un financeur privé ou public, d’obliger à payer un·e prestataire en incapacité de travailler, ou d’accumuler des pénalités vis-à-vis d’un·e partenaire. L’adage « le temps, c’est de l’argent » ne saurait trouver meilleure application.</p> <p>L’exemple de Molombes, cité d’habitat social située dans les quartiers Nord de Marseille, est révélateur. Un projet conventionné avec l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) en 2005 prévoit d’y démolir plus de la moitié des logements. En menaçant de bloquer le chantier, les locataires obtiennent, au début des années 2010, le maintien du loyer au mètre carré en cas de relogement. Le bailleur social, maître d’œuvre du projet, cède car il a déjà passé contrat avec plusieurs entreprises et craint un retard très coûteux. Mais il refuse dans un premier temps de s’engager sur le maintien du loyer pour le cas des relogements qui se dérouleraient en dehors de son parc de logement<a href="#_ftn7" name="_ftnref7"><sup>[7]</sup></a>. Les locataires se mobilisent à la fin des années 2010, pour obtenir cette extension, mais n’arrivent pas à l’imposer. Une victoire sur cette question est cependant obtenue, au début des années 2020, dans un autre quartier de la ville : Bellevie<a href="#_ftn8" name="_ftnref8"><sup>[8]</sup></a>. Plus de cent locataires signent une pétition, s’engageant à ne pas ouvrir leurs portes aux chargées de relogement tant que le maintien du loyer n’est pas garanti quel que soit le bailleur de destination du relogement. La pression sur les calendriers se diffuse rapidement dans la chaîne partenariale, où les bailleurs sociaux sont tenus par des contrats passés avec plusieurs prestataires. Devant les difficultés, ils se retournent vers la métropole qui, prise dans des engagements avec l’État, finit par céder et garantir le maintien du loyer au mètre carré à l’échelle de l’ensemble de son territoire.</p> <p>Le bilan des victoires (Molombes début des années 2010, Bellevie début des années 2020) et des défaites (Molombes fin des années 2010) est parlant : jouer la montre est une stratégie gagnante, si et seulement si le cycle de la résignation a été enrayé. En effet, au début des années 2010 à Molombes, les locataires gagnent car une association structurée permet encore que leurs conditions d’habitat soient relativement décentes, si bien qu’ils et elles sont déterminé·es à rester dans leurs logements tant que le bailleur n’a pas cédé sur le maintien du loyer. Ils et elles perdent en revanche à la fin de la décennie lorsque leurs conditions d’habitat se sont considérablement dégradées, notamment parce que l’association de locataires a laissé de côté la lutte pour l’entretien et la gestion courante des logements pour se focaliser sur la participation au projet urbain. En ce qui concerne la victoire à Bellevie, au début des années 2020, elle est en grande partie permise par le fait que les associations de locataires ont continué à mener, en parallèle de la contestation liée au projet, une activité quotidienne de défense les droits courants : négociations annuelles des charges, recours contre l’indécence et les troubles de jouissance… Le travail bénévole de leurs militantes, appuyé par l’engagement d’une <em>cause lawyer</em> en droit au logement, leur a par exemple permis de gagner un procès en première instance en décembre 2023, impliquant près de 300 locataires. Le bailleur social a été condamné pour « troubles de jouissance », du fait du risque avéré de contamination par la légionnelle qui pèse sur les locataires depuis plusieurs années.</p> <p>À Roubaix, le collectif « Non à la démolition de l’Alma-Gare », opposé à la démolition de près de 500 logements depuis 2022, tient également sa force de ses actions quotidiennes pour la gestion courante de ce quartier délaissé par les bailleurs sociaux : coupures d’électricité, accès à internet ou délogement des résidentes d’un foyer de personnes âgées. À l’automne 2023, par exemple, une quarantaine de jeunes habitants du quartier occupe les locaux du siège social du principal bailleur du quartier pour exiger le rétablissement du chauffage coupé depuis plusieurs jours dans deux immeubles en raison de travaux préparatoires aux démolitions. Mis sous pression, le bailleur rétablit le réseau dans la journée. Cette victoire témoigne de la force et du sérieux du collectif aux yeux des habitant·es et vient améliorer concrètement les conditions d’existence de la population du quartier.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>La force de la routine</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Ces actions, menées au jour le jour et dans le temps long, constituent un antidote à la résignation. Elles permettent non seulement d’améliorer le présent et d’entretenir les espérances, mais aussi d’instaurer des routines d’entraide qui agissent comme des remparts face à l’individualisation des litiges. Actif certes dans les grands moments d’effervescence, le syndicalisme est en effet avant tout structuré par des relations de solidarité tissées dans les combats du quotidien et ancrées dans un lieu. Une lutte contre un plan massif de licenciements est plus facilement victorieuse lorsqu’elle est structurée par des réseaux de résistance qui lui préexistent. Il en est de même d’une mobilisation collective face à une opération massive de délogement.</p> <p>Les plans de démolition exigent en effet souvent de faire face à des temporalités faites d’accélérations et de ralentissements soudains. Les mobilisations contre les démolitions de logements alternent donc entre des moments qui exigent de mobiliser massivement les habitant·es, parfois en quelques jours, et de longs mois, voire années sans nouvelles. Les collectifs à même de tenir la durée sont souvent ceux qui bénéficient d’un ancrage de longue haleine. En 2010 à Molombes, l’association de locataires réunit plus de 200 habitant·es – un soir de match de l’Olympique de Marseille ! – juste après l’annonce d’une démolition à venir. La majorité des personnes présentes sont celles qui ont déjà bénéficié du soutien de l’association pour leur situation individuelle. Il en est de même à Bellevie au début des années 2020, où plus de 100 locataires sont mobilisé·es en deux jours pour menacer d’une grève du relogement lors d’une réunion de lancement du projet annoncée à la dernière minute.</p> <p>Les Ateliers populaires d’urbanisme (APU) de Lille offrent également un excellent exemple de l’articulation entre, d’un côté, les luttes visant à améliorer les conditions d’existence au quotidien et, de l’autre, celles qui cherchent à s’opposer au délogement. Investis aux côtés de collectifs d’habitant·es mobilisé·es contre la démolition de leurs logements, les APU agissent au quotidien sur trois thématiques : contestation des évictions (délogements dans le cadre de projets de démolition, expulsions locatives des ménages en impayés ou encore expropriations des propriétaires occupant·es), lutte contre le logement indigne/insalubre et contestation des charges et loyers. Pour les locataires, les accompagnements – qui durent en moyenne plus de deux ans – fournissent non seulement une information sur les droits du logement, mais aussi un accès effectif à ces droits. Ce dernier est permis par un important travail administratif, qui jongle entre courriers avec les propriétaires, actes juridiques délivrés par le tribunal, dossiers institutionnels et rendez-vous réguliers visant à trouver des solutions juridiques et financières pour les locataires. Cette modalité d’action des APU incarne une forme de travail qui rappelle celui des syndicats, mené au long cours. À la manière des syndicats qui accompagnent les salarié·es devant les Prud’hommes et font le lien avec les avocat·es en droit du travail, l’APU défend individuellement les locataires dans un rapport de force qui leur est structurellement défavorable, par exemple lorsqu’il s’agit de contester une expulsion locative devant les tribunaux. Certes, le travail d’accompagnement individuel des locataires n’est pas toujours directement tourné vers la construction d’une mobilisation collective. Par ailleurs, il nécessite du temps salarié et des financements, notamment publics, rendant les APU en partie dépendantes des institutions financeuses. Pour autant, c’est aussi cette forme de militantisme du quotidien qui structure progressivement des routines de solidarité au long cours et des interconnaissances : elles ont, par exemple, permis le maintien de relations intergénérationnelles dans la mobilisation à Roubaix.</p> <p>Cette fonction de défense individuelle n’a donc rien de contradictoire avec les mobilisations collectives, pourtant parfois considérées comme plus combatives. Elle part, à l’inverse, de la conviction que la révolte ne naît pas spontanément de la misère, et que c’est en combattant cette dernière au quotidien que seront réunies les conditions matérielles et relationnelles de la mobilisation. Cet accompagnement permet l’amélioration concrète des conditions d’existence des populations les plus pauvres, ce qui représente un levier de leur engagement dans l’action collective. Cette solidarité au long cours fonde non seulement des relations susceptibles de fournir un terreau favorable à l’émergence de mouvements sociaux lorsqu’une structure d’opportunité favorable se présente ; mais c’est aussi elle, à la suite d’un événement catalyseur, qui permet aux mouvements sociaux de tenir dans la durée. À Barcelone, la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (Plataforma de afectados por la hipoteca [PAH]) en offre un bon exemple. Née suite à la crise financière mondiale de 2008 et à ses conséquences sur les valeurs immobilières, l’endettement et l’expulsion des ménages les plus précaires, elle « combine un répertoire d’action institutionnel, qui relève de la négociation, et un répertoire contestataire, qui relève de la désobéissance civile et de l’action directe »<a href="#_ftn9" name="_ftnref9"><sup>[9]</sup></a>. Bien qu’elle soit née en temps de crise, son inscription dans le temps long est permise par l’articulation entre des actions éphémères à forte visibilité (occupation d’une banque) et des « pratiques militantes quotidiennes discrètes », qui prennent la forme de pratiques de solidarité dans l’espace local (accompagnement individuel d’une personne lors d’un rendez-vous à la banque).</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>Le risque de l’institutionnalisation cogestionnaire</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Les organisations traditionnelles de représentation des locataires connaissent actuellement une crise majeure. Elle s’explique notamment par une trajectoire d’institutionnalisation qui les a progressivement amenées à tomber dans un écueil cogestionnaire – dans leurs relations avec les organismes du logement social – et à s’éloigner d’une grande partie de leur base – les habitant·es des quartiers populaires. Une telle critique ne doit cependant pas conduire à condamner trop rapidement la stratégie syndicale en elle-même, notamment lorsqu’elle s’accompagne de pratiques de négociation avec les institutions. La négociation peut être une arme déterminante pour pérenniser les acquis des victoires. L’enjeu stratégique consiste donc plutôt à identifier les conditions qui permettent de jouer le jeu de la négociation, tout en évitant de tomber dans cet écueil gestionnaire. Cela exige, tout d’abord, de faire un détour historique pour comprendre comment certaines grandes organisations dites représentatives des locataires y sont tombées.</p> <p>En France, les premières organisations de locataires de la fin du XIXe siècle sont anarchistes. Au cours de la première moitié du XXe siècle, elles se positionnent comme un contre-pouvoir autonome des institutions et mettent en place des actions directes, souvent médiatisées, qui forcent les politiques à répondre à la question du logement ouvrier. À la fin de la Première Guerre mondiale, ce sont les femmes des soldats mobilisés qui créent l’Union confédérale des locataires de France et des Colonies, l’ancêtre de la Confédération nationale du logement (CNL), et obtiennent le blocage des loyers des soldats mobilisés (loi du 9 mars 1918). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les occupations d’immeuble initiées par le mouvement populaire des familles visent à rendre effective l’ordonnance de 1945 sur la réquisition des logements vacants. Plus connu enfin, l’appel de l’Abbé Pierre du 1<sup>er</sup> février 1954 entraîne le vote, à l’unanimité du Parlement, d’un budget de 10 milliards de francs en faveur du logement. Les associations de locataires qui se développent dans les décennies suivantes, ancrées dans un syndicalisme du cadre de vie, articulent les luttes autour de l’habitat – loyer, charges – à celles autour du pouvoir d’achat – salaires, prix<a href="#_ftn10" name="_ftnref10"><sup>[10]</sup></a>.</p> <p>Les années 1980 représentent un tournant, qui fait basculer progressivement ces organisations de l’action directe et contestataire, vers une approche cogestionnaire. À partir de 1983, la gauche socialiste fait voter un ensemble de textes qui élargit les prérogatives des associations de locataires et les fait entrer dans les conseils d’administration des bailleurs sociaux. Cette reconnaissance institutionnelle participe à orienter les associations vers une « démocratie locative » électorale et à affaiblir leur légitimité sur le terrain. L’inscription dans les instances des bailleurs sociaux entraîne une technicisation des débats, rendant difficile l’implication massive des locataires. Les représentant·es deviennent un public d’initié·es qui se professionnalise. À la tête de nombreuses associations, encore aujourd’hui, on retrouve ces figures « pionnières », en grande majorité blanches, appartenant aux classes moyennes ou aux strates supérieures des classes populaires et souvent retraitées. Se construit ainsi une fracture sociale, raciale et générationnelle avec les habitant·es des quartiers populaires, qui ne fera que s’approfondir par la suite.</p> <p>L’intégration des instances de décision des bailleurs sociaux s’accompagne donc d’un renversement de perspective, dans laquelle ils ne sont plus perçus comme des adversaires, mais comme des acteurs avec lesquels il s’agit de « cogérer » le logement social. C’est sûrement ici que se joue la rupture avec le syndicalisme tel que nous l’avons défini. Celui-ci repose sur un fort ancrage local, ainsi que sur la reconnaissance de la divergence structurelle des intérêts dans le capitalisme urbain, qui exige d’organiser collectivement la défense des personnes exploitées. Tout l’enjeu consiste donc à prendre à bras le corps la question de la domination interne et de la bureaucratisation de ces organisations, pour (re)mettre le syndicalisme aux mains de celles et ceux qui s’organisent aujourd’hui dans les quartiers populaires.</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>Pérenniser les acquis des victoires</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Parmi les armes auxquelles peut recourir la stratégie syndicale, une en particulier doit être réhabilitée : la négociation, qui ne saurait être réduite à l’écueil paritaire cogestionnaire dans lequel certaines organisations l’ont confinée. Négocier des accords est en effet un enjeu déterminant pour pérenniser les acquis des victoires et les diffuser, autrement dit les étendre au-delà des lieux et des moments du conflit. Des mobilisations permettent parfois d’obtenir des victoires ponctuelles (charges, loyers, anti-démolition). Mais elles sont souvent suivies d’une double difficulté : que les gains soient garantis dans la durée, et qu’ils bénéficient aux habitant·es des autres quartiers. Dans le cas de la rénovation urbaine par exemple, il est fréquent de voir des conditions de relogement acquises par une lutte ne plus s’appliquer cinq ans plus tard, lorsqu’un autre bâtiment est démoli dans le même quartier ou à proximité. Voire, d’observer des promesses faites à l’oral pour apaiser un conflit, qui ne s’appliquent pas à ces mêmes locataires quelques mois plus tard. La crainte des acteurs institutionnels à l’égard de la formalisation écrite des engagements est d’ailleurs révélatrice : à Molombes au début des années 2010, ils font tout pour que le maintien du loyer avec le relogement, obtenu par la lutte, ne soit écrit nulle part, notamment pour éviter que les habitant·es des quartiers voisins en cours de démolition n’en bénéficient. À l’échelle nationale, la comparaison des conditions de relogement entre différents quartiers fait ressortir de manière flagrante à quel point les acquis ne se sédimentent pas dans le temps et dans l’espace, donnant l’impression de luttes qui repartent constamment au point de départ, sans bénéficier des acquis des autres ou de leurs prédécesseurs.</p> <p>Les mobilisations autour des chartes de relogement cherchent à mettre fin à cet éternel recommencement. Elles visent à produire un droit (local) du relogement, plutôt qu’à attendre que les institutions le fassent à la place des habitant·es. À la manière des conventions collectives négociées par les syndicats, ces chartes ont une double face : elles reconnaissent et admettent la domination (l’exploitation au travail, le délogement imposé par la rénovation urbaine), mais elles permettent de l’encadrer par des règles. Elles ne sont ni radicalement anticapitalistes, ni radicalement anti-démolition. Mais, lorsque le délogement est inéluctable, elles permettent d’institutionnaliser le rapport de force : garantir qu’il respecte certaines règles, les visibiliser devant des tiers, limiter l’arbitraire et l’encadrer dans la durée.</p> <p>Elles permettent qui plus est d’imposer une certaine formalisation des garanties accordées aux habitants et habitantes qui les rend plus aisément diffusables au-delà du groupe mobilisé. À Bellevie, lorsqu’une charte de relogement est imposée aux institutions au début des années 2020, l’ambition est claire : profiter d’un retard des institutions pour que le premier texte d’encadrement du relogement sur l’aire métropolitaine soit produit par un collectif militant, puis qu’il fasse jurisprudence pour les autres quartiers. « Si on le fait pour vous, on devra le faire pour tout le monde ! » avait lâché un directeur de service de la métropole en réunion, pour justifier son refus de céder à une demande. Nul n’aurait pu mieux résumer la stratégie, qui s’est avérée gagnante grâce à la menace de blocage du projet et à la pression en chaîne mise sur les institutions. Cette « jurisprudence » n’est néanmoins pas forcément automatique, et l’inscription dans des réseaux voire des fédérations nationales peut contribuer à changer d’échelle et généraliser des victoires au-delà d’un seul quartier<a href="#_ftn11" name="_ftnref11"><sup>[11]</sup></a>.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>La négociation dans le conflit</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Il y a cependant certaines conditions pour que la négociation ne tombe pas dans les écueils d’une cogestion pacificatrice, mais soit bel et bien une arme conçue dans un continuum avec le conflit. La première a trait à la manière de poser le cadre de la négociation. À l’encontre de la recherche d’un intérêt commun entre habitant·es et dirigeant·es, la stratégie syndicale peut s’appuyer sur une reconnaissance initiale de l’asymétrie radicale qui lie les parties. La recherche de conventions vise dès lors à limiter un rapport de force structurellement inégalitaire ou encore à compenser ou réparer un abus.</p> <p>Le fondement du droit du travail est de reconnaître que le salariat est un rapport de subordination, et donc qu’il exige des protections, des réparations et des compensations pour les travailleur·euses. Il en est de même, par exemple, dans le cas des délogements causés par la rénovation urbaine. Le cas de Bellevie en donne un bon exemple. Il montre, tout d’abord, que l’arme de la négociation peut aussi être saisi par des associations autonomes des grandes organisations dites représentatives du logement social, en l’occurrence des militantes qui sont des femmes populaires et racisées, à la tête d’associations ancrées dans les routines de solidarité quotidienne du quartier (alimentaire, scolaire, administrative…). Il illustre, par ailleurs, à quel point le cadre de départ des négociations est déterminant. Lors des réunions autour de la signature d’une charte de relogement avec les partenaires du projet, les militantes prennent toujours la parole en premières. Elles posent, d’emblée, qu’il s’agit de discuter de la réparation d’un préjudice, et non des conditions d’attribution d’une faveur. Ce cadre exclut d’emblée le registre du remerciement (par les habitant·es) pour privilégier celui de l’excuse et de la compensation (par les institutions). Dans le préambule de la charte de relogement de Bellevie, il est écrit que la « dimension dérogatoire » de la rénovation urbaine est « l’un des moyens principaux pour pallier les insuffisances ou la non-application du droit commun ». Au début de chaque réunion avec les partenaires institutionnels, une militante commence par un récit de l’historique de la construction des grands ensembles, des carences gestionnaires et de la manière dont la rénovation urbaine bouleverse les ancrages. Elle évite, en cela, le cadrage introductif habituel de la rénovation urbaine : une « chance » dont habitant·es devraient se saisir parce que, cette fois-ci, le projet serait mené sous les auspices de la « confiance ». Il s’agit de situer la négociation dans le cadre d’un rapport de force, justifié par une conscience sociale et historique du caractère structurellement divergent des intérêts des différentes parties.</p> <p>Le cadre posé, à la table des négociations, est donc déterminant. Mais il n’est pas dissociable de ce qui se joue en dehors. La négociation n’est pas une alternative au conflit. À l’inverse, c’est de ce dernier, ou parfois de sa menace, qu’elle tire sa force<a href="#_ftn12" name="_ftnref12"><sup>[12]</sup></a>. Lors des réunions de négociation, à Bellevie, les militantes posent comme condition que l’échange ait lieu directement avec les décideur·euses institutionnels et qu’il porte sur les points de désaccord de la charte. Elles refusent l’animation des réunions par des médiateur·ices risquant de pacifier la conflictualité derrière une rhétorique du « bien commun ». Elles attendent, à chaque clause discutée, une réponse simple : « oui ou non. » En amont, le degré de concession acceptable relativement à chaque clause est établi au sein du collectif, non pas au nom d’une recherche de l’équilibre, mais relativement à une estimation du rapport de force qu’elles sont en mesure de tenir à l’extérieur. Lorsque les institutions répondent par la négative à une demande, le collectif menace systématiquement de sortir de la salle et de revenir en nombre avec les locataires pour contester et bloquer le projet. C’est ce qui se passe à l’automne 2019, lorsque le collectif part après moins de 30 minutes de réunion face au refus des institutions de s’engager sur le maintien du reste à charge au mètre carré. Un mois plus tard, une réunion publique est organisée, réunissant plus de 100 locataires et menaçant le blocage du projet si la clause n’est pas garantie. Les négociations ne sont ensuite réouvertes que lorsque les collectivités ont cédé sur ce point.</p> <p>Conçue dans la continuité du rapport de force, la négociation est donc nourrie par le conflit, plutôt qu’elle ne le tempère. Le continuum est illustré de manière physique, par le jeu d’entrée et de sortie de la salle des négociations, qui rappelle aux institutions qu’il ne s’agit pas d’un jeu délibératif visant à trouver la solution la plus « commune », mais bien une forme d’expression du rapport de force, visant à parvenir à des accords représentant des garanties et fondées sur la reconnaissance, dès le départ, du caractère divergent des intérêts.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3>Force du (petit) nombre et verticalisation de la colère</div><strong><br /> </strong></h3> <p>Une telle stratégie repose donc, d’un côté, sur la reconnaissance de la divergence structurelle des intérêts, sur un plan vertical. Mais elle exige, de l’autre, la reconnaissance de la convergence horizontale des intérêts, entre les dominé·es qui se mobilisent. Il s’agit ici d’un élément au cœur de la stratégie syndicale, qui fait sa force et certaines de ses limites. Plutôt que fondée sur la représentation, souvent fantasmée, d’un « peuple des quartiers » ou des « prolétaires » qui serait homogène, la stratégie syndicale s’appuie d’abord sur des petits groupes, réunis dans une logique catégorielle, autour d’une identité et d’intérêts communs.</p> <p>Il est parfois bon de sortir de la terminologie générale des « habitant·es des quartiers populaires » pour reconnaître les luttes victorieuses réunissent souvent principalement des groupes particuliers : propriétaires, squatteuses et des squatteurs, locataires. Voire même des sous-groupes plus restreints : les locataires qui se considèrent « respectables », les plus ancien·nes du quartier, les « jeunes », celles et ceux qui s’identifient à une identité raciale commune (les « blanc·hes », les personnes racisées descendantes de l’immigration algérienne). Ce sont souvent ces sous-groupes, animés par des interconnaissances denses et forts d’un ancrage de long cours, qui représentent une force de mobilisation déterminante. Car pour l’emporter dans le rapport de force, la masse numérique n’est pas toujours nécessaire. La question du nombre est certes importante, mais il suffit parfois qu’un groupe restreint et soudé constitue une « minorité de blocage », comme on l’appelle à Bellevie, lorsqu’il s’agit par exemple d’enrayer un projet urbain.</p> <p>On ne peut que constater, empiriquement, que les appels à la « mobilisation des quartiers », lorsqu’ils constituent un postulat de départ trop abstrait, n’ont pas réussi à entraîner de force collective derrière eux. À l’inverse, la stratégie syndicale ne nie pas la fragmentation interne des dominé·es, mais s’efforce de composer avec. C’est aussi ce qui en fait une limite, si souvent décriée. Le syndicalisme est, en effet, confronté au risque de se restreindre à une expression d’intérêts catégoriels qui marginalise, voire exclut les plus précaires : au travail (chômeur·ses, intérimaires, sans-papiers, salarié·es en contrat à durée déterminée), comme dans le quartier (squatteur·ses, occupant·es de terrains). Comme dans le capitalisme usinier<a href="#_ftn13" name="_ftnref13"><sup>[13]</sup></a>, le capitalisme urbain fabrique le consentement en produisant des divisions horizontales entre habitants et habitantes dominées. En témoignent les difficultés à tisser un lien entre les locataires et les propriétaires délogé·es dans une même rue, ou les échecs criants lorsqu’une mobilisation tente de faire le lien entre ces dernier·es et les personnes en squat. C’est cependant en admettant cette réalité que l’on peut comprendre que la structuration en petits groupes, faits d’une convergence d’intérêts catégoriels et d’identités, reste le principe le plus rapidement et le plus efficacement fédérateur. Tout l’enjeu est de parvenir ensuite à construire une stratégie à différents niveaux : en organisant les luttes urbaines par petits groupes, sans perdre de vue la grille de lecture qui cible les lignes de clivage structurelles.</p> <p>Cette stratégie peut se construire au long cours, car la mobilisation dans la durée permet le développement de formes de socialisation collective impossibles sur le temps court. Il est courant d’observer que les petits groupes mobilisés opèrent comme des instances de socialisation qui produisent progressivement des alliances identitaires (de classe, de race, de genre), des identités collectives qui débordent les frontières qui avaient souvent prévalu au début, lors de l’entrée dans ces dynamiques collectives. Dans le cas de la Table de quartier du Pile à Roubaix, se sont trouvé rassemblé·es des résident·es aux propriétés sociales variées : blanc·hes ou racisé·es, âgé·es ou plus jeunes, familles ou retraité·es, etc. Certes, le cercle des mobilisé·es ne comprenait pas tous·tes les « habitant·es » du quartier : de fait étaient surreprésenté·es et davantage engagé·es les propriétaires (souvent modestes) de maisons, dont l’issue de la lutte impactait à la fois le devenir résidentiel mais aussi financier et matériel. Mais l’engagement dans une lutte autour d’intérêts partagés a permis, au long cours, de dépasser certaines frontières symboliques, raciales et religieuses. Ce n’est donc pas forcément en partant au départ d’un mot d’ordre de politisation très général qu’on dépasse ces clivages, mais plutôt en misant sur la généralisation qui s’opère dans la socialisation au sein du groupe mobilisé, jusqu’à ouvrir de proche en proche les frontières entre groupes. La politisation s’opère par la participation.</p> <p>La perspective stratégique présentée ici s’inscrit dans la conception « incrémentale »<a href="#_ftn14" name="_ftnref14"><sup>[14]</sup></a> typifiée par Erik Olin Wright. Ce n’est peut-être qu’en l’articulant à d’autres perspectives, notamment à la perspective interstitielle, que des changements de plus grande ampleur pourraient être dessinés. Ceux-ci supposent, notamment, une verticalisation des colères permise par l’engagement. Alors que les formes de conflictualité ordinaire sont souvent latérales parmi les classes populaires contemporaines – on recherche à côté, chez le voisin, voire en bas, la cause de ses problèmes sociaux –, témoignant de l’enracinement d’une conscience sociale triangulaire<a href="#_ftn15" name="_ftnref15"><sup>[15]</sup></a>, la lutte permet une verticalisation de celle-ci : l’ennemi devient le bailleur ou la mairie, favorisant une re-binarisation de la conscience sociale. Un exemple nous en est fourni par un des leaders de la Table de quartier du Pile à Roubaix qui, s’il tient parfois des propos racistes ou culturalisants en entretien, a concentré durant plusieurs mois sa colère (publique) contre « le maire », et derrière lui l’Etat, quand bien même il avait voté pour cet élu de droite aux dernières élections municipales.</p> <p>Les organisations ancrées dans les quartiers populaires, qui luttent au quotidien pour les droits des habitant·es, sont ainsi des instances de politisation déterminantes. Mais les cas étudiés montrent à quel point ce processus de verticalisation des sentiments d’injustice n’est pas un effet mécanique de la lutte. Il exige un travail politique, souvent exercé par les personnes les plus dotées en « capital militant »<a href="#_ftn16" name="_ftnref16"><sup>[16]</sup></a>, qui s’efforcent de marginaliser les formes d’expressions stigmatisantes en direction des fractions les plus précarisées de la population et d’orienter les colères vers « les vrais responsables ». À Bellevie c’est souvent Halima, militante antiraciste depuis les années 1980 et ancienne directrice de centre social, qui lève le ton au sein du collectif lorsque la responsabilité de la dégradation des conditions de vie est trop directement orientée vers les « squatteurs » ou des « migrants » dans les discours des locataires. Elle rappelle que le « pire ennemi des luttes » est la « guerre entre les dominés », puis que la « meilleure arme des dominants » est celle du « diviser pour mieux régner », avant de s’engager dans des discours qui reviennent sur le colonialisme, les inégalités macrosociales dans le capitalisme et les décennies d’abus dont les habitant·es des quartiers populaires ont été victimes dans leurs rapports aux institutions du logement social.</p> <p><strong>***</strong></p> <p>Défendre une stratégie syndicale dans le domaine du logement ne revient pas à se focaliser seulement sur les « petites victoires » et à abandonner tout objectif de renversement du capitalisme urbain. Mais tout en s’inscrivant dans une conception radicale du rapport de force, cette hypothèse stratégique refuse de postuler cette radicalité et préfère la construire de manière incrémentale. Car une mobilisation à même de produire un grand renversement n’est envisageable que si trois facteurs sont combattus : la résignation produite par l’usure des petites défaites à répétition ; l’individualisation des stratégies produite par l’absence d’identification à un groupe ; l’absence de sédimentation des gains acquis qui condamne à l’éternel recommencement. Nous nous sommes appuyés sur l’exemple de luttes qui ont opté pour une stratégie syndicale qui leur a permis d’accumuler des petites victoires qui donnent espoir, sur celui de petits groupes qui ont amené un ensemble d’individus à se retrouver autour d’une identité et d’un intérêt commun à se mobiliser, et sur celui de luttes qui ont obtenu des conventions qui leur ont permis de pérenniser les acquis gagnés.</p> <p>L’accumulation de défaites contribue à nourrir l’idée que l’engagement ne sert à rien, que le rapport de force est trop inégal et qu’il faut trouver d’autres voies de salut. La remobilisation passe par la croyance collectivement partagée que la lutte peut être gagnée. Or la stratégie syndicale permet d’entretenir ce cycle de l’espérance collective et durable, qui produit des formes de conscientisation progressives et la croyance dans la possibilité des victoires.</p> <p> </p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1"><sup>[1]</sup></a> Les 20% des ménages les plus modestes consacrent, en moyenne, plus de 22% de leurs dépenses dans le logement, ce qui en fait un des premiers postes du budget de ces ménages. Insee Focus, n°203, 15/09/2020.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2"><sup>[2]</sup></a> Pour des exemples d’organisations syndicales de défense des droits des habitant·es, ancré·es dans l’espace local et dans un cadre de mobilisation radical face au capitalisme urbain, voir par exemple les <em>Tenant and neighborhood councils, </em>dans la baie de San Francisco.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3"><sup>[3]</sup></a> Julien Talpin, <em>Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis,</em> Paris, Raisons d’agir, 2016.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4"><sup>[4]</sup></a> Reveillere, Charles, « La fabrique temporelle du consentement. Les habitant·es des quartiers populaires dans l’attente du délogement », <em>Actes de la Recherche en Sciences Sociales</em>, n°250, 2024, p. 60-77.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5"><sup>[5]</sup></a> Voir par exemple le rapport de l’Observatoire des projets urbains imposés, qui étudie 44 cas de mobilisations récentes contre des projets urbains. La norme est l’absence de mobilisation plutôt que la contestation collective face à de tels projets, qui ne sont pas pour autant majoritairement acceptés.</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6"><sup>[6]</sup></a> À l’Alma-Gare, à Roubaix, dans les années 1970, l’Atelier populaire d’urbanisme avait également engagé une « grève de la concertation », moyen de gagner du temps et d’infléchir le rapport de force avant de revenir à la table de négociation. P. Cossart, J. Talpin, <em>Lutte urbaine. Participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare</em>, Le Croquant, 2015.</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7"><sup>[7]</sup></a> Lorsque le relogement a lieu dans le parc d’un même bailleur, celui-ci peut procéder à une diminution du loyer dans le nouveau logement, pour éviter une hausse aux frais du ménage. Lorsqu’il a lieu dans le parc d’un autre bailleur, le maintien du loyer exige la mise en place de « compensations inter-bailleur », qui permettraient de couvrir la hausse de loyer éventuelle.</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8"><sup>[8]</sup></a> Pour des raisons liées à une mobilisation et à un procès en cours, le nom du quartier est a été pseudonymisé.</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9"><sup>[9]</sup></a> Marcos Ancelovici et Montserrat Emperador Badimon, « Résister à la crise sur le pas de la porte : la lutte contre la dette et pour le droit au logement en Espagne », <em>Mouvements</em>, 97, n° 1 (2019).</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10"><sup>[10]</sup></a> Dominique Mehl, « Les voies de la contestation urbaine », <em>Les annales de la recherche urbaine</em>, n°6, 1980, pp. 26-62.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11"><sup>[11]</sup></a> Voir Julien Talpin, « Améliorer le quartier ou changer la société ? À propos de deux expériences contrastées de <em>community organizing</em> à l’échelle californienne », <em>Mouvements</em>, vol. 85, no. 1, 2016, p. 129-137.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12"><sup>[12]</sup></a> La dialectique conflit/rapport de force/négociation, consubstantielle à la stratégie syndicale, a bien été décrite par Saül Alinsky concernant l’organisation syndicale hors du lieu de travail. Voir S. Alinsky, <em>Radicaux, réveillez-vous</em>, Paris, Le passager clandestin, 2019 [1946]. Voir également plus récemment Jane McAlevey, <em>No Short Cuts. Organizing for Power in the New Guilded Age</em>, Oxford, Oxford University press, qui défend la pratique de négociations salariales ouvertes aux salarié.es dans le prolongement du rapport de force</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13"><sup>[13]</sup></a> Michael Burawoy, <em>Manufacturing consent. Changes in the labor process under monopoly capitalism</em>, University Of Chicago Press : Chicago, 1979.</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14"><sup>[14]</sup></a> Erik Olin Wright, <em>Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle</em>. La Découverte : Paris, 2020.</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15"><sup>[15]</sup></a> Yasmine Siblot et Marie-Hélène Lechien, « « Eux/nous/ils » ? Sociabilités et contacts sociaux en milieu populaire », <em>Sociologie</em> 1, n<sup>o</sup> 10, 2019.</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16"><sup>[16]</sup></a> Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », <em>Actes de la recherche en sciences sociales</em> 155, n<sup>o</sup> 5 (2004), p. 411.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Fondations philanthropiques, travail militant et autonomie politique</title> <link>https://mouvements.info/fondations-philanthropiques-travail-militant-et-autonomie-politique/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Wed, 11 Sep 2024 07:00:08 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Antiracismes]]></category> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[International]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7890</guid> <description><![CDATA[Pour s’incarner dans un mouvement social puissant capable de mener une guerre de positions à long terme, tout projet anticapitaliste […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong><em>Pour s’incarner dans un mouvement social puissant capable de mener une guerre de positions à long terme, tout projet anticapitaliste doit se poser la question des ressources matérielles dont il peut disposer. Or depuis les années 1970-1980 aux États-Unis, un secteur dédié au financement de mouvements sociaux progressistes voire radicaux s’est constitué au sein d’un véritable champ philanthropique. Regroupant des organisations de taille variable, de fondations locales à des organisations internationales comme la Ford Foundation ou la fondation Open Societies du milliardaire George Soros, les acteurs philanthropiques représentent aujourd’hui, pour la majorité des organisations de mouvement social états-uniennes, une source de financement aussi incontournable que problématique. Que font les fondations philanthropiques aux projets de transformation sociale ? Comment composer avec leurs tensions et contradictions ? Entretien avec Jasson Perez, militant antiraciste et syndical qui travaille désormais dans un fonds philanthropique.</em></strong></p> <p><strong>Mouvements : Est-ce que tu peux commencer par te présenter et parler de ton parcours militant ?</strong></p> <p><strong>Jasson Perez (J.P.) :</strong> J’ai découvert le militantisme grâce à un boulot que j’ai exercé au sein de l’American Civil Liberties Union (ACLU). J’ai obtenu cet emploi alors que j’étais en liberté conditionnelle : c’est mon conseiller en orientation professionnelle, qui travaillait pour un dispositif appelé Jobs for Youth, qui m’a suggéré de postuler à l’ACLU, où il y avait une offre d’emploi pour un poste de secrétaire. Je ne trouvais pas d’autre boulot dans le monde normal, comme les centres d’appel, les supermarchés, ou tous les autres endroits où j’allais : comme j’avais un casier judiciaire, personne ne voulait m’embaucher. L’ACLU a été le premier organisme à me parler de la discrimination en raison du casier judiciaire. Et heureusement, dans leur équipe il y avait un <em>organizer</em><a href="#_ftn1" name="_ftnref1"><sup>[1]</sup></a>, qui travaillait avec les jeunes, parce qu’à l’époque l’organisation essayait de mobiliser les jeunes autour des fouilles de casiers, à l’école. L’idée, c’était qu’une école pouvait simplement fouiller le casier de quelqu’un·e sans le consentement ni la permission des parents, ce que l’ACLU considérait comme une violation des droits civils de ces jeunes. Par ce biais-là, j’ai été mis en contact avec le Southwest Youth Collaborative, dans les quartiers sud de Chicago, qui menait une campagne intitulée Youth First. La plupart des formations que suivaient les participant·es à cette campagne étaient dispensées par le Center for Third World Organizing<a href="#_ftn2" name="_ftnref2"><sup>[2]</sup></a>. C’est comme ça que j’ai découvert le militantisme. J’ai commencé à bosser avec eux, puis avec le Puerto Rican Cultural Center. Mais mon premier boulot d’<em>organizer</em> à plein temps, je l’ai eu quand j’ai été embauché par le Multicultural Youth Project, un regroupement de diverses organisations immigrées d’entraide, intervenant auprès des populations chinoises, bosniennes, et d’autres, dans le nord de Chicago. Et donc je me suis investi dans la lutte contre les fermetures d’établissements scolaires et leur militarisation. Grâce à ça, j’ai été recruté par le syndicat Service Employees International Union Local 73, pour travailler sur l’articulation entre militantisme syndical et militantisme dans les lieux de vie. SEIU Local 73 mettait beaucoup l’accent là-dessus, à ce moment-là. C’est un syndicat du secteur public, dont les membres sont généralement des salarié·s subalternes, et qui sont probablement beaucoup plus nombreux·ses que celles et ceux qu’on va considérer comme étant le personnel principal dans un établissement. Si tu prends les écoles publiques de Chicago, par exemple, la plupart des personnels ne sont pas des enseignant·es. Dans les hôpitaux, ce sera toutes les personnes qui ne sont pas infirmier·es. Je travaillais avec des syndiqué·es du Local 73 autour des problèmes qu’ils et elles rencontraient au quotidien en dehors du lieu de travail, en particulier la privatisation des écoles et les parcs. J’ai travaillé là-bas pendant sept ans environ, jusqu’à ce que fasse une sorte de burnout. Alors je me suis davantage tourné vers le militantisme de mouvement social, vers l’abolitionnisme et la réforme du système pénal. J’ai participé à la création de Black Youth Project 100 (BYP 100)<a href="#_ftn3" name="_ftnref3"><sup>[3]</sup></a>, où je me suis investi pendant trois ou quatre ans en tant que co-président national, puis j’en suis parti en 2016. J’ai aussi découvert ce qu’on appelle la recherche de campagne (<em>campaign research</em>) pour l’Action Center on Race and the Economy (Acre). J’ai fini par rejoindre l’organisation Democratic Socialists of America<a href="#_ftn4" name="_ftnref4"><sup>[4]</sup></a> et participé à Dream Defenders<a href="#_ftn5" name="_ftnref5"><sup>[5]</sup></a>. Donc j’ai vu pas mal d’organisations différentes, et aujourd’hui j’essaie de comprendre où on en est, en termes d’offre organisationnelle. Aujourd’hui, ce dans quoi je m’investis le plus en ce moment, c’est United Working Families<a href="#_ftn6" name="_ftnref6"><sup>[6]</sup></a>, qui constitue mon point d’ancrage politique. Et cela fait un an environ que je travaille chez Just Impact, un « fonds orienté par les donateur·ices » (<em>donor-advised fund</em>) qui finance principalement l’action de groupes qui sont soit dirigés par ancien·nes détenu·es, soit qui comptent de nombreux·ses ancien·nes détenu·es parmi leurs adhérent·es.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>En tant qu’ancien membre et co-président de BYP 100, est-ce que tu peux parler de la trajectoire plus large du Movement for Black Lives et des différents courants qui le composent ? Est-ce qu’il y a eu, à un moment donné, une sensibilité anticapitaliste qui s’est exprimé dans la pratique militante elle-même ?</strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> À mon sens, cette sensibilité est là depuis le début. Elle s’est toujours exprimée dans des groupes comme BYP 100, les Dream Defenders, une organisation étudiante comme l’Ohio Student Association, tout ce qui s’est passé autour du collectif Black Visions, parmi certaines antennes locales de Black Lives Matter et beaucoup d’autres groupes au sein de la coalition M4BL. Mais je ne suis pas certain qu’aucun de ces groupes n’ait réussi à traduire cette sensibilité en pratique. Parce que c’est une chose de dire qu’on a ces aspirations et cette vision, voire même cette idéologie, ou de dire qu’on est socialiste, mais c’en est une autre de traduire ça dans une ligne politique, dans un programme, une manière de militer et s’organiser, dans des campagnes précises. En ce sens, je dirais que, même s’ils ne le conçoivent pas en ces termes, la plupart des syndicats ont une stratégie politique et militante beaucoup plus proches de l’anticapitalisme, que beaucoup de groupes qui se disent anticapitalistes, abolitionnistes ou autres – surtout si la majorité de leurs financements viennent de fondations philanthropiques. Dans la plupart des groupes du Movement for Black Lives, je dirais que la majorité des dirigeants identifiés comme anticapitalistes souhaitaient évoluer dans ce sens. Mais nous n’avons tout simplement pas mis en place l’éducation politique, la formation et la stratégie militantes nécessaires pour réellement exploiter cette volonté et la concrétiser. À un moment donné, BYP 100 a essayé d’articuler la lutte pour la justice économique et la justice raciale, en travaillant avec le mouvement syndical d’augmentation du salaire minimum Fight for $15, et d’autres choses de ce genre, mais nous n’avons pas réussi. Nous avions des <em>organizers</em> salarié·es, des <em>organizers</em> de terrain, mais nous n’arrivions pas à mobiliser autant de monde que les syndicats, parce qu’il y a tout un travail militant à faire en amont pour opérer ce changement et approfondir ces liens. Je pense que certaines antennes de BLM ont fait du très bon travail avec Fight for $15 ou d’autres projets de « centres de travailleur·euses » (<em>worker centers</em>)<a href="#_ftn7" name="_ftnref7"><sup>[7]</sup></a>. Mais c’était toujours par à-coups, en travaillant en aval plutôt qu’en amont.</p> <p>D’après ma formation et mon expérience, dans une perspective militante anticapitaliste, que ce soit explicitement socialiste, communiste, anarchiste, dans le sillage de la <em>Black radical tradition</em><a href="#_ftn8" name="_ftnref8"><sup>[8]</sup></a> ou autre<em>,</em> il faut mettre en place un dispositif de financement qui ne dépende pas de l’argent des fondations. Dans un monde idéal, il faudrait que la majorité des fonds proviennent d’autres sources que les fondations, qu’il s’agisse des cotisations des membres, de la collecte de fonds auprès des donateur·ices ou d’autres formes de collecte. Mais les organisations du Movement for Black Lives, elles n’avaient personne qui s’occupait d’aller récupérer les cotisations en faisant du porte-à-porte. J’ai un ami qui travaille pour le syndicat de la santé SEIU Healthcare, et une partie de son travail consiste à faire du porte-à-porte et parler des cotisations pour que les gens se syndiquent. Mais dans le Movement for Black Lives, il n’y avait pas trop d’expérience en la matière, ça n’était pas mis sur la table. Tout se concentrait sur des campagnes où on cherchait à mobiliser du monde mais sans réfléchir à l’articulation avec des cotisations, et ce qu’un système d’adhésion et de cotisation pouvait créer en termes de participation démocratique à définir la stratégie et ce qu’est ou n’est pas l’organisation. Ces réflexions, elles n’avaient pas lieu. Est-ce que ça veut dire, du coup, qu’il n’y avait pas de dimension anticapitaliste ? Je dirais que non, mais tout le monde ne sera sans doute pas d’accord.</p> <p><strong>Mouvements : Quelle est, selon toi, la place qu’occupe l’abolition au sein de la gauche et des mouvements sociaux progressistes aujourd’hui ? Et comment est-ce que tu vois l’articulation entre certaines définitions de l’abolition et l’anticapitalisme ? </strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> Je m’identifie comme abolitionniste, plus exactement comme socialiste abolitionniste. Je suis sur la même ligne que celles et ceux pour qui l’abolition, en particulier lorsqu’on l’articule aux luttes anticapitalistes, consiste à refuser de considérer les structures et les institutions de répression (qu’il s’agisse de répression sociale ordinaire autour de la criminalité ou de la répression politique du militantisme), comme une préoccupation d’arrière-garde, qui se résoudrait d’elle-même une fois qu’on aurait traité les problèmes de justice économique et de redistribution. Dans la perspective abolitionniste, ces questions sont centrales. Lorsqu’on est dans une situation d’obsession politique pour l’insécurité et pour le contrôle des populations, qui diffuse en permanence le message selon lequel on aura la belle vie une fois qu’il n’y aura plus de délinquance, cela produit une politique réactionnaire – et on observe d’ailleurs que l’impérialisme produit une politique similaire. Si on croit à l’articulation entre réforme et révolution, c’est-à-dire qu’on ne bascule pas du jour au lendemain dans une situation révolutionnaire, alors il faut avoir une certaine conception de l’abolition. Les gens adorent citer le modèle norvégien en exemple, or il existait en Norvège un mouvement d’abolition pénale fonctionnel et opérationnel loin d’être une cause secondaire. C’est pour ça qu’aujourd’hui les détenu·es peuvent voter. Dès que l’on cède du terrain sur ces questions-là, c’est par là que le projet politique commence à se décomposer. Je suis d’accord avec les gens autour de Leo Panitch et Sam Gindin, pour qui les institutions de la social-démocratie et de l’État providence n’étaient pas assez démocratiques mais produisaient en réalité des formes de contrôle social. Mais la réflexion abolitionniste va plus loin : non seulement il faut démocratiser ces institutions, mais il faut penser en amont aux effets d’une politique sécuritaire, obnubilée par la lutte contre l’insécurité sur ce genre de projet social-démocrate, qui a été récemment ravivé par quelqu’un comme le dirigeant syndical Shawn Fain et le mouvement de réforme au sein du syndicat de l’automobile United Auto Workers.</p> <p>En ce qui concerne les abolitionnistes, leurs pratiques militantes et leurs formes d’organisation collective, je pense qu’un grand nombre d’entre elles et eux sont très doué·es pour organiser des campagnes. Un très bon exemple de cela, c’est la campagne qui a abouti au Pre-Trial Fairness Act, qui en septembre 2023 a fait de l’Illinois le premier État du pays à abroger les cautions en liquide<a href="#_ftn9" name="_ftnref9"><sup>[9]</sup></a> (<em>cash bail</em>). Cette campagne a réussi à rassembler des institutions établies, comme le People’s Lobby, voire des élu·es, comme le sénateur Robert Peters, et la Coalition to End Money Bond, dont l’orientation politique est bien plus clairement anarchiste, anti-État. Pareil pour le travail d’Interrupting Criminalization, qui s’est constitué autour des militantes abolitionnistes Andrea Ritchie et Mariame Kaba<a href="#_ftn10" name="_ftnref10"><sup>[10]</sup></a>. Ceci étant dit, je pense qu’il manque au mouvement abolitionniste un cadre équivalent à ce qu’était l’Internationale pour le mouvement socialiste et communiste, qui non seulement partait du principe d’autofinancement de l’activité militante (donc pas de dépendance aux fondations philanthropiques), mais rendait possible le débat démocratique et la délibération sur la ligne politique à suivre, à travers la structuration de tendances, par exemple. Aujourd’hui, le mouvement abolitionniste n’a pas d’espaces de débat où pourraient se confronter les divergences entre abolitionnistes marxistes et abolitionnistes anarchistes ou autres, parce qu’il rejette ces formes d’organisation, la forme-parti, entendue dans un sens large. Or je continue à penser que c’est un instrument dont nous avons besoin. Et que nous avons besoin de tendances politiques organisées. Une partie du problème de l’abolitionnisme, c’est qu’il s’agit d’un courant idéologique qui a émergé aux États-Unis au moment où la gauche abandonnait son ancrage dans des partis politiques et des syndicats autofinancés pour aller vers des pratiques de <em>community organizing</em> et des organisations de mouvement social, à la fin des années 1970. Pour ces raisons, le mouvement abolitionniste ne sait pas comment interagir avec les organisations politiques et les syndicats.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>Est-ce que tu peux expliquer en quoi consiste ton travail chez Just Impact, et ce que fait Just Impact de manière générale ?</strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> Just Impact est une organisation nationale dont l’activité principale consiste à financer des organisations qui luttent contre l’incarcération de masse. Les deux grands volets de son action sont, d’une part, le financement d’initiatives militantes visant à faire sortir les gens des prisons, et d’autre part l’élimination des politiques relatives à ce que nous considérons comme une discrimination en raison du casier judiciaire et des politiques de détention provisoire. Nous avons donc contribué à financer le Chicago Community Bond Fund, qui jusqu’au passage du Pre-Trial Fairness Act prenait en charge les cautions en liquide<a href="#_ftn11" name="_ftnref11"><sup>[11]</sup></a> (<em>cash bail</em>) des personnes arrêtées par la police. Mais nous avons aussi financé des organisations locales de Chicago comme Southsiders Organized for Unity and Liberation (SOUL) ou le People’s Lobby, qui participaient à la Coalition to End Money Bond. Just Impact a également participé à financer l’organisation d’un référendum sur la discrimination en raison du casier judiciaire en Floride, autour des questions de droit de vote des ancien·nes détenu·es notamment. C’est pour ça que, au moment où je te parle, je suis à Los Angeles, car il y a une campagne en cours pour s’opposer à un projet de construction d’un nouveau centre de détention. Just Impact travaille avec des organisations comme Free Hearts, Silicon Valley De-Bug, le National Council of Incarcerated Women autour de la notion de défense participative.</p> <p>Mon travail quotidien consiste à parler à militant·es qui sont généralement des <em>organizers</em> salarié·es, des ancien·nes détenu·es, tout le spectre allant de l’abolitionnisme à la décarcération, en me concentrant sur la dimension organisationnelle : quelles sont les stratégies mises en place, quels sont leurs besoins en termes de ressources ? Un gros enjeu, c’est de pousser les gens vers l’idée que, pour gagner ces campagnes, il faut élargir le « nous » au nom duquel on parle<a href="#_ftn12" name="_ftnref12"><sup>[12]</sup></a>. Ça correspond au militantisme auquel j’ai été formé, en ayant grandi dans l’Illinois, dans lequel on met l’accent sur les modèles traditionnels de <em>community organizing</em>, on cherche à développer les liens avec les syndicats, et on tente de construire un modèle d’organisation politique indépendante en se rapprochant d’organisations comme le Working Families Party<a href="#_ftn13" name="_ftnref13"><sup>[13]</sup></a> ou DSA. Un autre enjeu de mon travail, c’est d’essayer d’amener les militant·es à réfléchir à des dispositifs de financement abondés par des donateurs et des systèmes de cotisations. La philosophie sous-jacente, c’est ce qu’on appelle la philanthropie basée sur la confiance (<em>trust-based philanthropy</em>), où on donne de l’argent mais sans s’immiscer dans la manière dont il doit être dépensé. Ce qui est différent de l’approche de quelqu’un comme le militant Gary Delgado, pour qui il était nécessaire d’avoir les idées claires sur ce qu’on pouvait attendre de la philanthropie et sur sa politique de financement, sans quoi elle pencherait soit vers la prestation de services, ce qui était leur principale préoccupation à l’époque de Delgado, soit vers des choses comme Obama for America, c’est-à-dire un projet progressiste géré par des professionnel·les qui mobilise en surface mais ne repose sur aucune base sociale. Mon boulot consiste à amener les organisations qu’on finance à intégrer qu’il existe des principes de base du militantisme qui doivent être mis en pratique, pour qu’on ne finance pas uniquement des campagnes de plaidoyer sur différentes causes, avec des porte-parole qui s’expriment bien et disent plein de choses justes, mais sans base sociale derrière.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>Est-ce que tu peux revenir sur cette notion de « philanthropie basée sur la confiance » ?</strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> C’est tout mignon ! Plus sérieusement, c’est une notion très à la mode en ce moment. De manière générale, quand des fondations comme la fondation Ford ou Rockefeller t’accordent des subventions, elles veulent que tu atteignes toutes sortes d’objectifs quantifiés et que tu fasses tout un tas de choses. La philanthropie basée sur la confiance répond en partie à cela. J’ai l’impression que c’est un discours qui vient de fondations pour la justice sociale, comme le Woods Fund à Chicago, qui disent : « Nous ne finançons pas la prestation de services. Nous finançons des organisations qui créent du rapport de forces. » La manière dont on m’a expliqué cette idée, et ce que j’ai vu depuis un an, c’est qu’on va considérer que les vrai·es expert·es, ce sont les gens « sur le terrain », ce qui désigne en fait les salarié·es des différentes organisations à but non lucratif qui œuvrent au changement social. La philanthropie basée sur la confiance renvoie également à l’idée selon laquelle la philanthropie est une forme de redistribution – alors que ce n’est évidemment pas le cas. C’est juste de l’allocation de ressources selon des termes capitalistes. Mais des deux côtés, du côté de la philanthropie et des organisations financées, on affirme que si, il s’agit d’une redistribution, que nous sommes des porte-parole populaires. Je ne connais pas toute l’histoire de la genèse de ce terme, mais quand j’en ai entendu parler, j’ai été choqué. À mon avis, il s’agit d’essayer de trouver une solution à la situation où, bien souvent, les personnes qui travaillent dans la philanthropie et financent l’action collective n’ont pas nécessairement beaucoup d’expérience militante, ou alors ont une expérience militante qui n’est ni ancrée dans le militantisme syndical ni dans les pratiques de <em>community organizing</em>. Les personnes qui travaillent dans des fondations ou des fonds comme celui dans lequel je travaille, ou celles qui font de la collecte de fonds du côté des organisations militantes, comme les directeur·ices et les directeur·ices du développement, entretiennent un rapport bizarre avec l’ensemble de l’infrastructure philanthropique, plein d’angoisse. En effet, ce ne sont pas les <em>organizers</em>, que ce soit le ou la <em>director of organizing</em> ou les <em>lead organizers</em> qui se posent des questions sur les sommes d’argent nécessaires pour mener telle action. L’idée que ce que doivent faire les organisations militantes, c’est de la justice sociale, de la justice raciale, cela produit beaucoup de réflexions qui ne sont pas nécessairement fondées sur le travail militant de construction d’organisations avec un vrai ancrage populaire qui soient capables de militer dans les quartiers ou d’organiser un mouvement social de masse ou de construire des organisations politiques indépendantes, comme ce que fait le Working Families Party.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>À la lumière de ton expérience aussi bien du côté militant que maintenant du côté philanthropique, qu’est-ce que tu penses de cette affirmation formulée il y a une vingtaine d’années par le collectif INCITE ! selon lequel « la révolution ne sera pas financée » ? Comment est-ce que tu l’actualiserais, vingt ans plus tard ? </strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> Avant de travailler pour Just Impact, je ne me rendais pas compte de la bulle militante dans laquelle j’étais, à Chicago, en termes de manières de militer. Même au sein de BYP. Le jour où on a discuté de mettre en place un système de cotisations, assez vite tout le monde a dû en payer. On avait quelques principes de base, comme le fait de se dire que si la majorité de ton argent vient de fondations philanthropiques, il faut quand même essayer d’avoir une base de cotisations et une base de donateur·ices. Ou pour lever des fonds, tu peux organiser une soirée. Ou le fait que c’est essentiel d’être physiquement présent dans le quartier où on milite, que tout ne se réduit pas aux fondations. Mais maintenant que je suis passé de l’autre côté, la bulle, je la vois, et je suis choqué. Le seul horizon du pensable, c’est les fondations philanthropiques. Les organisations militantes ne pensent même pas à se mettre en lien avec tel groupe religieux, tel syndicat, ou tel autre collectif populaire. Jusqu’à ce que je travaille pour Just Impact, je ne pensais pas que c’était la norme. L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsqu’on divise le gâteau du financement pour le changement social, le plaidoyer, le travail juridique, les rapports de recherche, tout cela représente vraiment beaucoup plus d’argent que tout ce qu’on appelle action collective (<em>organizing</em>). La part de l’action collective, ce n’est qu’une infime partie du gâteau. C’est généralement moins de 10 % du total des dons. Et ce n’est pas juste le cas dans les grandes fondations, mais aussi dans les plus petites structures, comme Just Impact.</p> <p>Là où je ne suis pas totalement d’accord avec l’idée que « la révolution ne sera pas financée », c’est qu’elle contredit ce à quoi j’ai été formé en tant qu’<em>organizer</em>, à savoir qu’il faut toujours se demander comment on finance nos activités et d’où vient l’argent, même quand ça concerne un autre pan de l’activité militante. Lorsque je travaillais à SEIU Local 73, par exemple, il y avait des luttes internes sur le montant des fonds alloués à l’<em>organizing</em>. Est-ce que c’est 20%, 30% du budget ? Des gens disaient : « on ne peut pas donner autant d’argent aux représentant·es syndicaux·les ». Mais ce n’était pas seulement des discussions sur la gestion du budget, ni des discussions entre syndicalistes expérimenté·es auxquelles les syndiqué·es de base ne participeraient pas. Il y avait des débats intenses entre les permanent·es et les syndiqué·es. Dans les réunions d’adhérent·es, par exemple – et c’est un vrai argument – des syndiqué·es disaient : « Ce que je veux, c’est pas qu’on vienne me parler des putain de problèmes que j’ai au quotidien, je les connais ! Je veux plus de gens qui traitent les doléances individuelles des syndiqué·es. » Ce sont des discussions qu’on ne retrouve pas dans les groupes de <em>community organizing</em>, par contre. Ce n’est pas en ces termes qu’on discute ces questions. Mais dans ma formation, on m’a toujours appris qu’il fallait constamment avoir les enjeux de financement en tête, car ça a des effets sur les priorités de campagne ou sur les effectifs de salarié·es. Et ça ne recouvre pas uniquement les gens à plein temps, mais aussi les syndiqué·es qui occupent des mandats et des responsabilités, ou qui ont des décharges syndicales. Pour moi, l’idée que « la révolution ne sera pas financée » rejette une part trop importante des échecs militants et des problèmes au sein des groupes militants sur le dos des fondations philanthropiques. Or mon expérience dans le mouvement syndical m’a montré qu’on retrouvait les débats autour du fonctionnement bureaucratique, même si les syndicats sont intégralement auto-financés, qu’on retrouvait les mêmes enjeux de cooptation. Pensons au fait que l’AFL-CIO, la principale fédération syndicale aux États-Unis, finançait des actions contre Hugo Chávez, par exemple. Je ne veux pas dire que les fondations philanthropiques et le « complexe industrialo-non lucratif » n’ont pas eu d’impact, car elles en ont certainement eu un, et continuent d’en avoir. La manière dont j’actualiserais cette affirmation, ce serait en disant qu’aujourd’hui la philanthropie a beaucoup plus d’influence sur la manière dont on conçoit le militantisme et l’action collective.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>Qu’est-ce que tu veux dire par là ?</strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> Peut-être que je suis dans une bulle, là encore, mais quand on regarde l’époque de Saul Alinsky, puis ses successeurs à la tête de l’Industrial Areas Foundation, quand on regarde Gary Delgado et ses analyses sur la croissance des centres de formation, ou quand on regarde du côté de la gauche trotskiste et du Nouveau mouvement communiste des années 1970-1980 (des institutions comme les éditions Haymarket Books, la conférence Socialism, le Labor Community Strategy Center à Los Angeles), toutes ces initiatives étaient celles qui définissaient ce qu’est ou n’est pas le militantisme. Bien sûr, quand Gary Delgado écrit <em>Beyond the Politics of Place : New Directions in Community Organizing in the 1990s</em> en 1994, au départ c’est un rapport commandé par la Fondation Ford. Mais Delgado a une longue expérience militante, il sait de quoi il parle. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que si je donnais ce document à lire à des gens de la philanthropie, ils et elles en comprendraient pas toutes les références ; mais si je le donnais à un groupe de militant·es, professionnel·les ou bénévoles, ils et elles verraient où Delgado veut en venir. Aujourd’hui, quand tu vas sur l’un de ces sites internet qui parlent de militantisme, c’est à des années lumières de ce qu’écrit un Delgado ! Ce n’est pas écrit pour des <em>organizers</em> ou des <em>organizing directors</em> ou pour des responsables syndicaux·les qui réfléchiraient à l’allocation des ressources budgétaires du syndicat. Le public visé, ce sont les donateur·ices. Peut-être que je suis bête, mais quand je lis ce genre de textes, je suis complètement perdu. En général, je n’ai pas l’impression d’être si bête que ça, alors je me dis que si je ne comprends pas, c’est que je ne suis certainement pas le public visé. Quand Gary Delgado ou Jane McAlevey<a href="#_ftn14" name="_ftnref14"><sup>[14]</sup></a> écrivent un texte, je sens que je suis leur public. Là, non. La plupart des acteur·ices de la philanthropie ne cherchent pas le prochain Gary Delgado ou le prochain Saul Alinsky. Ce qu’ils et elles veulent, c’est plutôt des figures qui incarnent les différentes causes du moment. « Nous sommes dans un moment Black Lives Matter, qui est-ce qui peut représenter ça le mieux ? » « Nous sommes dans un moment féministe, avec la Women’s March, comment est-ce qu’on fait pour trouver la bonne personne ? « Nous sommes dans un moment de luttes pour l’augmentation du salaire minimum, quel·le travailleur·euse peut incarner ça ? » Mais le projet politique sous-jacent de Black Lives Matter, ou de la Women’s March ou de Fight for $15, ce n’est pas ça qui les intéresse, ni les militant·es qui portent ces campagnes, ni même le fait de mettre tout le monde autour d’une même table pour avancer ensemble.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong>Comment penses-tu que les mouvements sociaux et les militant·es peuvent et devraient interagir avec les financeur·es, et inversement, s’ils et elles veulent tendre vers quelque chose comme un projet ou une stratégie anticapitaliste ? </strong></p> <p><strong>J.P. :</strong> Non seulement, comme le rappelle INCITE !, la révolution ne sera pas financée par la philanthropie, mais je ne suis même pas convaincu que les mesures réformistes seront financées par la philanthropie. Pour répondre à ta question, il me semble qu’il faut un projet politique dont une part importante de l’équipe dirigeante, tant au niveau des adhérent·es que des salarié·es, appartienne à des organisations politiques de gauche qui ne sont pas financées par des fondations philanthropiques. Comme par exemple DSA, un réseau anarchiste, ou des réseaux comme Unity and Struggle ou Left Roots. La plupart des pratiques militantes qu’on considère comme sacrées, efficaces, ou autres, sont enracinées dans des formations politiques de gauche. Et ces appartenances multiples, elles doivent être là dès le début, et pas s’ajouter après-coup.</p> <p>L’autre enjeu crucial, c’est de se financer par les cotisations des adhérent·es. Presque toutes les organisations socialistes que je rencontre se financent par ce biais-là, ou alors elles ont identifié un certain nombre de donateur·ices qui sont également socialistes. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment se dire abolitionniste si l’on reçoit la majorité de son argent de fondations philanthropiques. Si tu veux faire du travail militant, même dans une perspective politique assez molle, comme ce que faisait Alinsky, ou Ed Chambers lorsqu’il a pris la relève à la tête de l’Industrial Areas Foundation, ou la fédération ACORN, c’est essentiel d’être financé·e par un système de cotisations. C’est quelque chose que défendait Ed Chambers, et on ne peut pas dire que c’était un radical ! Ce qui veut dire qu’il faut réfléchir à la structuration interne et au travail militant, pas juste aux campagnes sur des thèmes précis ou au nombre d’adhérent·es : il faut se demander comment faire pour que l’organisation soit dirigée par ses membres, puis financée par ses membres, ou par des donateur·ices. Et dans ce dernier cas, pas uniquement des donateur·ices riches, mais aussi des habitant·es des quartiers ou territoires dans lesquels on milite. L’angoisse autour des ressources nécessaires pour financer l’activité militante ou l’embauche de permanent·es, je la comprends tout à fait, mais du coup cela fait perdre de vue le fait qu’en acceptant de jouer le jeu des fondations philanthropiques, on diminue l’intensité de son action militante, sa capacité et sa volonté à prendre des risques. Il faut forcément collecter des fonds et trouver des financements, d’une manière ou d’une autre. Mais si c’est de l’argent qui sert à mobiliser davantage des adhérent·es, ou de l’argent qui sert à financer le recrutement de nouvelles personnes qui vont s’investir peut-être pas en tant qu’adhérent·es mais en faisant des dons, alors cela contribuera, à mon sens, à consolider le projet militant, tandis que l’autre voie, qui consiste à se tourner directement vers les fondations, ça néolibéralise le projet d’une toute autre manière.</p> <p>La revue <em>Dissent</em> a publié un article écrit par Nina Luo<a href="#_ftn15" name="_ftnref15"><sup>[15]</sup></a> en juin 2023 dans lequel elle explique que la gauche doit s’interroger sérieusement sur les manières de mobiliser l’argent, et pourquoi les financeur·es devraient être considéré·es comme des camarades. Je pense qu’elle a raison sur certains points, mais son analyse pose également problème. Si on prend quelqu’un comme Stanley Levinson, par exemple, qui était un proche conseiller de Martin Luther King et qui a levé beaucoup de fonds pour lui, il était membre du Parti communiste. Il devait rendre des comptes à cette organisation, et participer à sa vie interne. Et cela poserait problème que d’un coup les luttes populaires soient envahies par des membres de la classe d’encadrement et des bourgeois·es ! Quel que soit le stade du capitalisme dans lequel on se trouve, il y a eu cette étrange bifurcation, ce séparatisme social où ces gens ont disparu des organisations ouvrières Je ne sais pas si c’est l’œuf ou la poule, mais les fondations sont assez allergiques à l’idée de rejoindre des cadres collectifs, et de gauche qui plus est, où il faut rendre des comptes, où on n’agit pas dans son coin, où on suit la ligne qui a été décidée collectivement. Elles détestent ça. Ce qu’elles aiment, c’est être dans une salle de réunion isolée du bordel des réalités politiques quotidiennes d’où on peut pontifier tranquillement.</p> <p> </p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1"><sup>[1]</sup></a> Aux États-Unis aujourd’hui, la catégorie <em>organizer</em> désigne un rôle militant, souvent salarié à plein temps, qui consiste à prendre en charge la conception et le suivi de campagnes et à recruter et former de nouveaux et nouvelles adhérent·es.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2"><sup>[2]</sup></a> Centre de formation au <em>community organizing</em> créé dans les années 1980 par le militant Gary Delgado dans l’objectif de placer la question antiraciste au cœur des pratiques et de l’orientation idéologique du <em>community organizing</em>.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3"><sup>[3]</sup></a> Créé en 2004 par la politiste Cathy Cohen à la frontière entre champ universitaire et militantisme, le Black Youth Project organise en juillet 2013 un séminaire à Chicago rassemblant une centaine de jeunes Noir·es âgé·es de 18 à 35 ans, au moment même où George Zimmerman était acquitté du meurtre de Trayvon Martin survenu un an plus tôt. Voir l’entretien avec Donna Murch, « Généalogies politiques, contradictions et horizons du mouvement Black Lives Matter », <em>Mouvements</em>, n° 110-111, 2022, p. 133-144.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4"><sup>[4]</sup></a> Fondée en 1982, l’organisation Democratic Socialists of America est aujourd’hui la principale organisation de gauche socialiste états-unienne, comptant environ 100 000 membres. Voir l’entretien avec Micah Uetricht, « La renaissance du mouvement socialiste ou d’un mouvement socialiste », <em>Mouvements</em>, n° 110-111, 2022, p. 122-132.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5"><sup>[5]</sup></a> Dream Defenders est une organisation antiraciste fondée en 2012 en Floride suite au meurtre de Trayvon Martin par George Zimmerman. Voir l’entretien avec Donna Murch, <em>ibid.</em></p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6"><sup>[6]</sup></a> Créée en 2014 à Chicago, cette organisation politique de gauche indépendante du Parti démocrate rassemble, dans un modèle hybride, des syndicats, des associations de quartier (<em>community organizations</em>), et des adhérent·es individuel·les.</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7"><sup>[7]</sup></a> Les <em>worker centers</em> sont des organisations à but non lucratif qui se sont fortement développées depuis les années 1990 et qui cherchent à mobiliser les travailleur·es de secteurs peu voire pas syndiqués, souvent racisé·es, autour de la reconnaissance et la défense de leurs droits. Contrairement aux syndicats, ils ne peuvent les représenter dans la négociation de conventions collectives. Voir Sébastien Chauvin, « Le <em>worker center</em> et ses spectres : les conditions d’une mobilisation collective des travailleurs précaires à Chicago », Sociologies pratiques, n° 15, vol. 2, 2007, p. 41-54.</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8"><sup>[8]</sup></a> Courant de pensée et tradition politique théorisée dans les années 1980 par le philosophe marxiste noir Cedric Robinson. Voir <em>Marxisme noir : La genèse de la tradition noire radicale</em>, Genève, éditions Entremonde, 2023 [1983].</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9"><sup>[9]</sup></a> Dans le système pénal étatsunien, toute personne arrêtée par la police peut être libérée sous caution en attendant d’être jugée. Ce sont les juges qui fixent le montant des cautions. Si les prévenu·es ne peuvent pas s’acquitter du montant de leur caution en liquide ou ne peuvent pas faire appel à des « garant·es de caution judiciaire » privé·es, appelé·es <em>bondsmen</em>, ils et elles sont détenu·es de manière provisoire jusqu’à leur procès, soit des mois voire des années.</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10"><sup>[10]</sup></a> Pour un aperçu du travail de Mariame Kaba, voir par exemple <em>En attendant qu’on se libère</em>, Marseille, éditions Hors d’atteinte, 2023.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11"><sup>[11]</sup></a> Dans le système pénal étatsunien, toute personne arrêtée par la police peut être libérée sous caution en attendant d’être jugée. Ce sont les juges qui fixent le montant des cautions. Si les prévenu·es ne peuvent pas s’acquitter du montant de leur caution en liquide ou ne peuvent pas faire appel à des « garant·es de caution judiciaire » privé·es, appelé·es <em>bondsmen</em>, ils et elles sont détenu·es de manière provisoire jusqu’à leur procès, soit des mois voire des années.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12"><sup>[12]</sup></a> À ce sujet voir également la table-ronde avec Adrien Roux, sur l’éco-syndicalisme.</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13"><sup>[13]</sup></a> Créé en 1998 dans l’État de New York autour de certains syndicats et de la fédération nationale de <em>community organizing</em> ACORN pour infléchir l’orientation du Parti démocrate vers la gauche. Il est aujourd’hui présent dans une quinzaine d’États. Il n’a toutefois pas de liens avec United Working Families de Chicago.</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14"><sup>[14]</sup></a> Ancienne <em>community organizer</em> et syndicaliste, formatrice syndicale et consultante, Jane McAlevey est l’autrice de plusieurs ouvrages largement diffusés dans les milieux militants appelant le mouvement syndical étatsunien à renouer avec un travail de terrain, de syndicalisation et d’implantation dans les classes populaires.</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15"><sup>[15]</sup></a> Ancienne collaboratrice de l’élue au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez, Nina Luo est la directrice politique adjointe du New York Working Families Party. Elle est également membre de l’organisation Resource Generation, qui cherche à mobiliser de jeunes gens riches (18-35 ans) qui, selon le site internet de l’organisation, « veulent s’engager pour une distribution équitable de la richesse, des terres et du pouvoir ».</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Maintenant la solidarité</title> <link>https://mouvements.info/maintenant-la-solidarite/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Mon, 09 Sep 2024 07:00:36 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Antiracismes]]></category> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[Intersectionnalité]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7885</guid> <description><![CDATA[Cet essai de la politiste états-unienne Mie Inouye est paru en septembre 2023 dans un dossier de la Boston Review […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong>Cet essai de la politiste états-unienne Mie Inouye est paru en septembre 2023 dans un dossier de la <em>Boston Review</em> intitulé « Sur la solidarité ». Outre l’essai principal, le dossier comprenait les réponses et commentaires de onze auteur·ices ainsi qu’un texte de synthèse d’Inouye, dans lequel elle réaffirme l’intérêt de la notion d’« endurance sociale » pour penser les enjeux de la solidarité. C’est cette notion qu’elle développe dans le texte « Maintenant la solidarité », que Clément Petitjean a traduit pour <em>Mouvements</em>. </strong><strong>Maîtresse de conférences en science politique au Bard College, Mie Inouye est spécialiste de l’histoire des idées politiques et des pratiques militantes. Elle est également co-directrice du programme de formation du National Political Education Committee de l’organisation Democratic Socialists of America et co-fondatrice de l’organisation Reclaim Rhode Island.</strong></p> <p> </p> <p>Pendant une collecte de fonds pour une organisation politique, au printemps 2023, un militant asiatique-américain de première génération, d’origine populaire, m’a demandé : « Pourquoi est-ce que tu milites ? »</p> <p>Le militant, que j’appellerai Henry, m’avait demandé à trois reprises de porter un badge avec mon nom mais j’avais refusé en silence à chaque fois, de sorte que nous étions engagé·es dans un conflit subtil mais prolongé. Tout en étant amical, il essayait de me pousser à m’engager davantage. Irritée, j’ai répondu avec honnêteté : « Je milite parce que j’en ai besoin, ai-je dit, pas particulièrement parce que je m’attends à changer le monde. J’ai juste besoin d’avoir des réunions auxquelles me rendre. Et j’espère qu’à travers mes actions je contribue à créer des possibilités dont d’autres se saisiront peut-être et qui pourraient bien déboucher sur une révolution, même si elle n’arrivera ni de mon vivant ni du seul fait de mes actions. »</p> <p>« C’est vraiment très intéressant, a-t-il répondu. Moi, je milite pour obtenir les changements matériels dont ma famille a besoin pour survivre. » Je me suis sentie réprimandée. Seule une universitaire asiatique-américaine de quatrième génération milite pour les réunions.</p> <p>J’ai tout de suite reconnu le pouvoir politique des mots d’Henry. Derrière eux se cachent d’influentes traditions intellectuelles de gauche qui considèrent les besoins matériels comme la base la plus puissante et la plus fiable de la solidarité. Pourtant, quelque chose en moi résistait à sa critique implicite. Lorsque je réfléchis non seulement à mes motivations pour militer, mais aussi à la manière dont j’ai appris à le faire, je pense à une institution qui pourra paraître inattendue : l’Église mormone. Alors que les théoricien·nes ont tendance à mettre l’accent sur l’intérêt matériel ou l’engagement moral comme base de la solidarité, mon éducation mormone m’a appris que les gens s’engagent pour des raisons multiples, simultanées, voire même qu’iels ne comprennent pas totalement. J’ai également appris que le fait de participer régulièrement à des réunions avec des personnes très différentes constitue en soi une base essentielle de la solidarité, au moins aussi puissante que les besoins matériels ou que l’engagement moral.</p> <p>À l’heure des débats houleux sur le rôle de la race et de la classe dans le militantisme, l’endurance sociale, c’est-à-dire la capacité de continuer à participer, même si l’on n’apprécie pas les autres personnes dans la salle, peut sembler une solution minimaliste, qui n’est pas à la hauteur des défis auxquels nous sommes confronté·es. En réalité, je pense qu’elle est porteuse d’une leçon radicale et ambitieuse : on ne peut pas connaître à l’avance l’effet que vous fera une réunion – ou un conflit autour d’un badge. S’engager à entretenir cette endurance, c’est montrer que l’on est prêt·e à se laisser transformer, tout en cherchant à transformer les autres. Et cela permet d’expliquer, selon moi, quels peuvent être les principaux apports d’une théorie de la solidarité aujourd’hui.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="fonder-la-solidarite">Fonder la solidarité</h3> </div> <p>La question des bases de la solidarité dans des sociétés structurées par la domination est un débat qui anime les théoricien·nes du politique et les militant·es depuis longtemps. Si la solidarité signifie simplement l’action collective sur la base de la reconnaissance d’intérêts partagés, alors il semblerait qu’il ne puisse pas y avoir de solidarité par-delà les rapports de domination, en raison de la divergence d’intérêts entre les dominant·es et les dominé·es.</p> <p>Cet écart produit un cruel paradoxe, du moins si l’on admet que de telles alliances – entre les groupes raciaux dominants et dominés au sein des classes populaires, par exemple, ou entre la classe ouvrière traditionnelle et ce que l’on appelle la « classe d’encadrement<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a> » – sont nécessaires pour remédier à la domination raciale et économique aux États-Unis. D’une part, la solidarité est une composante essentielle des luttes pour la justice, mais d’autre part, l’injustice réelle la rend impossible. Que faire lorsque, pour obtenir des améliorations matérielles dans le monde social, il faut rassembler des coalitions de personnes qui ne partagent pas – et peut-être ne peuvent pas partager – les mêmes motivations pour s’engager ? Quel type de solidarité est possible lorsque nos motivations divergent, ou lorsque nous ne savons même pas ce qu’elles sont ?</p> <p>Pour certain·s théoricien·nes, le meilleur moyen de combler le fossé entre les intérêts des groupes dominants et dominés doit être trouvé dans la morale. Dans <em>Race and the Politics of Solidarity<a href="#_ftn2" name="_ftnref2"><strong>[2]</strong></a></em>, par exemple, la théoricienne politique Juliet Hooker affirme que, dans les sociétés racialisées, la solidarité est elle aussi racialisée. « La solidarité exige que nous nous préoccupions de la douleur et de la souffrance des autres, écrit-elle. Mais la différence raciale incarnée rend la douleur et la souffrance des non-Blanc·hes soit invisibles, soit, lorsqu’elles sont visibles, moins dignes d’empathie et de soin. » Compte tenu de cette réalité, la solidarité entre les membres des groupes raciaux dominants et dominés passe par la transformation de la « perspective éthico-politique » des premiers. Selon ce point de vue, les Blanc·hes états-unien·nes doivent apprendre à se voir « en tant que Blanc·hes ». En d’autres termes, iels doivent reconnaître que la race les rend régulièrement aveugles à la douleur et à la souffrance des non-Blanc·hes.</p> <p>Comment les Blanc·hes peuvent-iels parvenir à cette prise de conscience ? Pour Hooker, la réponse réside dans l’engagement public en faveur de politiques susceptibles de remédier aux effets persistants des inégalités passées. Un tel engagement permettrait de redéfinir la mémoire collective de la communauté politique en ce qui concerne la race. Mais même si le débat public sur le maintien de l’ordre, les réparations en faveur des descendant·es d’esclaves et l’abolition du complexe carcéro-industriel pouvaient promouvoir le type de transformation morale envisagée par Hooker, peut-on s’attendre à ce que cela débouche sur des transformations fondamentales des comportements ?</p> <p>Dans un article récent<a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a>, le politiste Jared Clemons affirme que, dans le cadre du capitalisme néolibéral, il est erroné de penser que même l’antiracisme le plus sincère se traduira par un comportement antiraciste. Clemons part du principe que la reconnaissance d’intérêts de classe communs avec les Noir·es états-unien·nes est une condition préalable à l’engagement des Blanc·hes sur le long terme en faveur de politiques antiracistes ambitieuses. Si l’engagement moral n’est pas sans importance, il n’est pas en soi suffisant. Malheureusement, selon lui, le capitalisme néolibéral a sapé les conditions d’une telle reconnaissance, et ce de deux manières cruciales.</p> <p>Premièrement, il a « privatisé la responsabilité raciale », prédisposant les Blanc·hes – et en particulier les membres libéraux blancs de la classe d’encadrement – à s’engager pour l’antiracisme d’une manière purement symbolique qui ne menace ni leur position de classe dominante ni leur statut social, plutôt que de soutenir des politiques publiques qui s’attaqueraient aux injustices raciales structurelles. Dans le même temps, Clemons affirme que la classe d’encadrement blanche est actuellement beaucoup plus disponible à s’engager dans des mouvements antiracistes que les classes populaires blanches. Il voit dans la <em>Poor People’s Campaign</em> de Martin Luther King en 1968 et le <em>“Freedom Budget” for All Americans</em>, rédigé en 1967 par A. Phillip Randolph et Bayard Rustin<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>, des exemples du type de coalitions multiraciales des classes populaires nécessaires pour parvenir à une transformation matérielle de la société, mais il se montre pessimiste quant à la possibilité de voir émerger de telles coalitions dans les conditions actuelles. Le fossé entre les intérêts des participant·es aux récents mouvements antiracistes est tout simplement trop important.</p> <p>L’attention que porte Clemons aux conditions matérielles du capitalisme néolibéral et à leurs implications pour la solidarité est utile. Mais s’il a raison de dire que la classe d’encadrement blanche est la base sociale d’États-unien·nes blanch·es la plus accessible pour les mouvements actuels en faveur de la justice raciale et économique, alors une analyse matérialiste approfondie devrait identifier non seulement des pistes pour encourager l’auto-organisation des classes populaires blanches traditionnelles, mais aussi des moyens de tirer parti des contradictions de la classe d’encadrement.</p> <p>Ce qui semble crucial, dans cette perspective, ce n’est pas que toutes les personnes impliquées dans les mouvements actuels partagent les mêmes motivations ou les mêmes intérêts objectifs, mais que chacun·e ressente un lien viscéral à la cause défendue. Dans un entretien avec Stevphen Shukaitis<a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a>, Fred Moten souligne le rôle de ces investissements personnels dans le concept de coalition adopté par la première Coalition arc-en-ciel à la fin des années 1960, le mouvement interracial forgé à Chicago par Fred Hampton des Black Panthers, William Fesperman de l’organisation socialiste majoritairement blanche des Young Patriots, et José Cha Cha Jiménez, des Young Lords, majoritairement portoricain·es. Comme le dit Moten :</p> <blockquote><p>« Une coalition n’émerge pas de l’aide que tu m’apportes, car en dernière analyse cela découle toujours de tes propres intérêts. Elle émerge du fait que tu reconnaisses que c’est la merde pour toi aussi, de même que c’est la merde pour nous. Je n’ai pas besoin de ton aide. Ce dont j’ai besoin, c’est juste que tu reconnaisses que cette merde est en train de te tuer, toi aussi, même si c’est beaucoup plus progressivement, tu vois, espèce d’abruti·e ? »</p></blockquote> <p>Pour les raisons invoquées par Clemons, nous pourrions douter de la possibilité d’une convergence d’intérêts (« c’est la merde pour vous, de même que c’est la merde pour nous »), en fonction de la position de classe de l’interlocuteur·ice blanc·he imaginaire de Moten. Il convient toutefois de noter que, pour celui-ci, ce ne sont pas les conditions de domination et d’oppression qui doivent être partagées, mais la reconnaissance « que c’est la merde pour toi aussi ». En d’autres termes, la similitude qu’il décrit s’applique au processus de prise de conscience, et non aux intérêts des personnes impliquées. Ce que promet la coalition, c’est que nous pouvons travailler ensemble au-delà de nos différences pour transformer l’ordre social dominant sans pour autant transcender complètement les différences voire même la concurrence qu’il crée entre nous.</p> <p>Peut-être alors peut-on trouver une base plus solide à la solidarité – du moins en ce qui concerne l’injustice raciale aux États-Unis aujourd’hui – non pas tant du côté de la morale ou de l’intérêt matériel mais de l’idéologie : une vision partagée d’une société juste qui s’aligne sur nos intérêts matériels mais les dépasse, qui nous motive à la fois parce qu’elle améliorerait concrètement nos vies et parce que nous la trouvons inspirante et attrayante. C’est ce que la théoricienne politique Jodi Dean semble avoir à l’esprit lorsqu’elle écrit que « la camaraderie lie l’action, et dans cette liaison […] elle la collectivise et l’oriente à l’aune d’une vision partagée de l’avenir<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a> ». Ce type de vision commune ne se matérialise pas à partir de nos objectifs individuels, ni n’émerge de la seule action collective protestataire. Et, comme le suggère l’évidente expression d’antipathie de Moten à l’égard de son camarade imaginaire, forger une telle vision au-delà des différences implique nécessairement des conflits.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="faire-converger-des-interets-divergents">Faire converger des intérêts divergents</h3> </div><strong><br /> </strong></p> <p>En juin 2020, comme des millions d’autres États-unien·nes, j’ai quitté l’isolement de mon appartement, où je regardais les images des manifestations de Minneapolis, pour rejoindre d’autres corps respirant et transpirant dans les rues. Nous étions dans la rue pour protester contre les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et Ahmaud Arbery, parmi de nombreux autres Noir·es américain·es. Mais nous étions aussi là parce que nous mourrions d’être seul·es et que nous avions besoin d’être serré·es les un·es contre les autres dans une foule. Nous étions là parce que nous étions au chômage ou confronté·es à la perspective du chômage, parce que nos emplois nous tuaient, parce que nous ou nos proches étions malades et mourant·es et que l’État se fichait de notre situation. Et nous étions là parce que nous sentions que ces raisons étaient en quelque sorte liées les unes aux autres et à la mort de Floyd. Mais établir ces liens de manière explicite aurait impliqué des conflits, des risques et du temps. Il était plus facile et plus sûr de se contenter d’une « alliance » ou même d’une politique de déférence (<em>politics of deference</em>) pure et simple.</p> <p>Je demande souvent à mes étudiant·es comment s’est passé l’été 2020 pour elles et eux. Pour la quasi-totalité d’entre elles et eux, il s’agissait de leur première et unique expérience d’un mouvement social. Certain·es racontent qu’iels se sont retrouvé·es dans une foule de gens qui bloquaient une autoroute ou un pont et qu’iels ont réalisé, pour la première fois de leur vie, que tout le monde autour d’elles et eux était sincère dans ce qu’iels faisaient. D’autres décrivent des expériences de gaz lacrymogènes et de blindés qui leur ont fait comprendre jusque dans leur chair ce qu’était le pouvoir répressif de l’État.</p> <p>Mais depuis 2020 mes étudiant·es expriment également un autre sentiment : un profond scepticisme quant à la possibilité (ou même quant au bien-fondé) de la solidarité par-delà les différences. Même si nous avons récemment vécu l’une des manifestations de solidarité interraciale les plus remarquables de l’histoire de notre pays, la solidarité interraciale – et la solidarité au-delà de toute forme de différence, d’ailleurs – semble moins plausible aujourd’hui qu’elle ne l’était avant 2020. Les révoltes pour George Floyd ont laissé de nombreux héritages, mais nous pouvons certainement dire qu’un mouvement multiracial durable contre le maintien de l’ordre et l’incarcération de masse n’en fait pas partie.</p> <p>Aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuel·les de gauche et les militant·es adorent pointer du doigt les problèmes dans la composition sociale d’un mouvement ou dans sa stratégie d’action. Mais comme l’affirment Frances Fox Piven et Richard Cloward dans <em>Poor People’s Movements</em><a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a>, les opportunités de protestation sont socialement structurées. L’insurrection populaire « découle de circonstances historiquement spécifiques », écrivent-iels : « Elle constitue une réaction contre ces circonstances en même temps qu’elle est contrainte par elles. » Il est donc vain de critiquer les mouvements qui ne se conforment pas à nos théories sur le déroulement idéal d’un mouvement social. Pourtant, le but du militantisme, tel que je le conçois, est de se préparer à tirer le meilleur parti des opportunités de protester, qui sont socialement structurées. Et pour se préparer à la prochaine occasion, la gauche doit construire davantage d’organisations dans lesquelles des personnes occupant des positions sociales différentes peuvent découvrir et formuler leurs besoins tout en élaborant des revendications qui les relient les unes aux autres. Nous devons également trouver une manière d’aborder le problème des intérêts divergents en intégrant les idées de la théorie du point de vue<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a> mais sans pour autant faire preuve de déférence.</p> <p>Le meilleur document que j’ai trouvé sur le processus de découverte des besoins à travers la pratique militante est une séquence du documentaire <em>American Revolution 2<a href="#_ftn9" name="_ftnref9"><strong>[9]</strong></a></em>, dans laquelle on voit le secrétaire du Black Panther Party de l’Illinois, Bob Lee, mobiliser des membres de la classe ouvrière blanche de Chicago. Comme l’explique Jakobi Williams dans <em>From the Bullet to the Ballot</em><a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>, les Black Panthers de l’Illinois ont utilisé ce documentaire, produit par The Film Group, pour fonder la Rainbow Coalition et transmettre leur modèle militant à d’autres sections.</p> <p>La partie la plus convaincante du documentaire est une scène où Lee se rend à une réunion organisée par les Young Patriots dans le quartier d’Uptown, à Chicago. L’objectif de cette réunion est de mobiliser la base sociale des Patriots pour perturber une réunion à venir portant sur le programme Model Cities, initiative fédérale de lutte contre la pauvreté qui, selon les Patriots, ne tenait pas compte de l’avis des habitant·es. Lee anime les échanges avec une incroyable habileté. À plusieurs reprises, il demande aux Blanc·hes, visiblement gêné·es, voire même un peu effrayé·es : « Vous voulez quoi, exactement ?</p> <p>Lorsque je demande à mes étudiant·es d’identifier les tactiques qu’utilise Lee pour mobiliser les personnes présentes dans la pièce, iels remarquent son usage de la proximité physique et du toucher. Lee est toujours debout, se déplaçant dans la pièce et touchant ses interlocuteur·ices. À un moment donné, il place ses mains dans les cheveux d’un garçon blanc de seize ans, Roger, qui déclare vouloir se battre contre la police. À cet instant précis, les mains de Lee expriment simultanément l’empathie et l’autorité, rappelant au garçon sa jeunesse et son inexpérience. « Avant de pouvoir faire cela, dit-il, il faut de la discipline. » À un autre moment, les mains de Lee se posent sur les épaules d’un homme blanc d’âge moyen, assis les bras croisés, l’air mal à l’aise. Plus tard, elles saisissent les mains d’une jeune femme blanche réticente accompagnée d’un enfant en bas âge. Lee réussit à convaincre la femme de se lever et insiste pour qu’elle raconte à la salle ce qu’elle a vécu. Lorsqu’elle se met finalement à parler et décrit la manière dont son frère a été poignardé dans le dos par un policier, l’expression de son visage change, passant de la peur à la confiance et à la détermination.</p> <p>Je pense que mes étudiant·es sont frappé·es par la dimension très physique de l’approche de Lee, car pour elles et eux, c’est totalement inimaginable de toucher des étranger·es de la sorte. De même, iels ont du mal à s’imaginer verbaliser des désaccords avec des inconnu·es ou insister pour que d’autres personnes partagent leurs expériences d’oppression. Mais qu’est-ce que la solidarité, sinon le choix de se heurter à d’autres personnes, au sens figuré, voire au sens propre, et de se laisser changer par l’impact de cette rencontre ?</p> <p>Lorsque j’ai demandé à mes étudiant·es pourquoi, selon elles et eux, Lee avait insisté pour que la jeune femme blanche prenne la parole, un étudiant racisé de classe populaire a répondu : « Parce qu’elle avait besoin de comprendre pourquoi elle était là. » J’ai quitté le cours en me demandant ce qu’il faudrait pour que mes étudiant·es soient capables de se demander les un·es aux autres : « Pourquoi tu suis ce cours sur les politiques de l’identité (<em>identity politics</em>) ? Tu veux quoi, exactement ? », et que tous·tes, y compris les Blanc·hes de classe moyenne supérieure, connaissent les réponses des un·es des autres et se les partagent.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="les-impasses-de-la-politique-de-deference">Les impasses de la politique de déférence</h3> </div><strong><br /> </strong></p> <p>L’approche de Lee en matière de militantisme multiracial contraste fortement avec la « politique de déférence », une approche de la constitution de coalitions qui exige des personnes relativement privilégiées qu’elles reprennent à leur compte les raisons pour lesquelles des personnes moins privilégiées qu’elles s’engagent. Pour des raisons sans doute proches que celles qu’identifie Clemons, la politique de déférence est aujourd’hui devenue l’approche dominante en matière de coalitions.</p> <p>La politique de déférence est également l’application pratique dominante de la théorie du point de vue, qui trouve son origine dans la pensée marxiste féministe et féministe noire. Les principes de base de la théorie du point de vue sont les suivants. Premièrement, la connaissance est socialement située ; elle reflète le point de vue de celui ou celle qui la possède, qui, à son tour, est façonné·e par sa position sociale. Deuxièmement, la position sociale des groupes opprimés peut leur permettre de comprendre plus facilement comment la société est structurée, de révéler la contingence des configurations sociales existantes, et d’analyser ces dernières à l’aune d’intérêts humains universels. Troisièmement, la position sociale des groupes dominants peut leur permettre d’analyser plus facilement le monde social en fonction de leurs intérêts dominants et de faire croire que les configurations sociales existantes sont nécessaires, naturelles ou universellement bénéfiques.</p> <p>Comme l’affirme le philosophe Olúfemi Táíwò dans <em>L’élite cannibale</em> (2023)<a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>, ces prémisses sont difficilement contestables. Les expériences d’oppression tendent à prédisposer les gens à développer un regard critique sur les configurations sociales existantes et des idées sur les alternatives possibles. En même temps, observe Táíwò, l’oppression ne produit pas nécessairement de perspicacité stratégique, de sagesse politique ou de réflexivité sur ses propres motivations et intérêts ; le mal qu’elle produit peut tout aussi bien être paralysant. En outre, les gens sont capables de développer des connaissances qui transcendent leur propre expérience vécue en étudiant, en s’engageant et en apprenant à connaître des personnes aux positions sociales différentes, car aucune analyse, aussi fine soit-elle, ne peut réduire une personne à sa position sociale. De ce point de vue, le problème de la politique de déférence n’est pas qu’elle s’appuie sur les prémisses de la théorie du point de vue, mais dans la manière dont elle les met en pratique : la tendance à considérer que les gens sont entièrement déterminés par leur position sociale, pas juste façonnés par elle, et à présupposer que nous sommes entièrement transparent·es à nous-mêmes et aux autres.</p> <p>Il n’empêche, la politique de déférence peut être attrayante, en partie parce qu’elle peut servir d’outil pour éviter la conflictualité. Si mon point de vue n’est pas pertinent, il n’y a aucune chance que nous ayons, vous et moi, des désaccords importants sur nos objectifs communs ou sur les meilleurs moyens de les atteindre. Si je suis relativement privilégié·e, le fait de reconnaître ma position de privilège et de discréditer mon point de vue en amont me protège des accusations de racisme, de sexisme ou de classisme, ainsi que de la gêne occasionnée par un désaccord avec quelqu’un·e de relativement opprimé·e. Mais les coalitions formées par déférence sont également extrêmement fragiles, car, comme le suggère Moten, le point de vue de la personne relativement privilégiée n’est pas dénué d’intérêt. Il émergera inévitablement dans le processus d’engagement. Si une organisation n’a pas la capacité de gérer des conflits entre des perspectives divergentes, elle se désagrègera rapidement. En outre, si les gens ne savent pas pourquoi iels participent à une manifestation ou à une réunion, et s’iels ne ressentent pas viscéralement les investissements personnels qui sous-tendent leur participation, leurs engagements ne résisteront pas aux contrecoups et aux frustrations que génère inévitablement le militantisme.</p> <p>Ces dernières années ont vu être formulées plusieurs critiques très justes de la politique de déférence, dont celle de Táíwò. Mais ce qui manque, je pense, c’est une alternative pratique qui prenne au sérieux l’idée principale de la théorie du point de vue, à savoir que la position sociale influence ce que nous pouvons savoir sur le monde social et, en particulier, sur les sources de l’oppression et les moyens potentiels de la combattre. Face à la politique de déférence, Táíwò propose une « politique constructive » : des tentatives collectives de construire « le rapport de forces dans et à travers les institutions et les réseaux de sociabilité ». Alors que la politique de déférence concentre nos énergies sur la redistribution du pouvoir dans « la pièce » dans laquelle on se trouve, (une salle de réunion, une université, une association de quartier, un syndicat, et ainsi de suite), la politique constructive vise, elle, à « construire une nouvelle maison », pour reprendre les termes de Táíwò. Mais cela n’implique pas nécessairement de s’intéresser à la manière dont la position sociale influence la connaissance, en réalité : c’est par exemple le cas des politiques de syndicalisation qui ne tiennent pas compte du rôle que jouent la race, le genre ou la sexualité sur le lieu de travail. Or si on veut réussir à savoir quel type de « maisons » nous devrions construire, tout en reconnaissant et tenant compte des dynamiques de pouvoir à l’intérieur des « pièces », il est essentiel de connaître les formes d’oppression qui s’entrecroisent.</p> <p>Peut-être qu’on peut trouver une autre application pratique de la théorie du point de vue dans l’humilité épistémique. Faire preuve d’humilité épistémique, c’est accepter d’ouvrir ses croyances sur le monde social à la remise en cause et à la reformulation, tout en demeurant, en dernière instance, responsable de son jugement. L’humilité épistémique exige que nous reconnaissions que nos perspectives sont limitées, que nous ne pouvons pas en percevoir tous les contours à l’avance et que nos capacités de compréhension dépassent les limites de notre propre expérience. Si nous sommes ouvert·es à la possibilité de nous tromper sur des points importants et que nous acceptons que nos propres expériences passées nous prédisposent assez mal, à bien des égards, à être de bon·nes camarades, nous pouvons apprendre des expériences des un·es et des autres et de l’expérience de militer ensemble. En d’autres termes, la solidarité devient possible lorsque nous considérons la pratique militante comme un mécanisme d’éducation politique, un moyen de se transformer, pour toutes les personnes impliquées – dominé·es et dominant·es, Noir·es, Asiatiques et Blanc·hes, classes populaires et classe d’encadrement.</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="mormonisme-capitalisme-racial-et-covid-19">Mormonisme, capitalisme racial et COVID-19</h3> </div><strong><br /> </strong></p> <p>La question posée par Henry lors de la collecte de fonds du printemps 2023 m’a aidée à clarifier mes propres raisons de militer, qui commencent avec ma famille. Ma famille japonaise est devenue états-unienne par le biais du mormonisme, qui était la forme de solidarité dont elle disposait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque mes arrière-grands-parents et leurs enfants ont été interné·es dans le Wyoming. L’internement leur a fait perdre leurs fermes, leurs maisons et toute une génération de richesses accumulées.</p> <p>Mes grands-parents se sont rencontrés, mariés et ont eu leur premier enfant dans le camp. Après leur libération, ils se sont installés dans une petite communauté agricole du centre de l’Utah. Comme de nombreux Nisei<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a> qui avaient été internés, ils ont fait de leur mieux pour s’assimiler ; ils ont donné à leurs enfants des noms de présidents américains et ne leur ont pas appris à parler japonais. Ils parlaient rarement du camp, sauf pour évoquer leur banquet de mariage. Bien que bouddhistes pratiquants, ils ont envoyé leurs enfants à l’Église mormone pour qu’iels reçoivent une éducation religieuse et apprennent à être états-unien·nes.</p> <p>L’Église a aidé ma famille à survivre à la brutalité du capitalisme racial, principalement en nous procurant un sentiment d’appartenance et un réseau qui a aidé mon père et ses frères et sœurs à réussir socialement, scolairement et professionnellement. Mon père se remémore souvent la première fête paroissiale à laquelle il a assisté. Chaque invité·e recevait un <em>sugar cookie</em> géant recouvert d’une épaisse couche de crème au beurre rose. Aux yeux de mon père, alors âgé de cinq ans, ce biscuit, élément essentiel de la culture alimentaire mormone, lui paraissait aussi gros que sa tête. Son goût ne ressemblait à rien de ce que sa langue sansei<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a> avait jamais connu. Le fait que lui, un petit garçon japonais dont la famille venait d’arriver dans l’Utah, ait reçu un biscuit comme les autres signifiait qu’il était lui aussi à sa place.</p> <p>En même temps qu’elle nous a intégré·es dans une communauté d’appartenance, l’Église a facilité l’assimilation de ma famille à ce que Daniel Martinez HoSang, dans son récent livre <em>A Wider Type of Freedom</em><a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a>, appelle la « démocratie caucasienne », « une approche de la gouvernance qui prend la hiérarchie humaine, l’accumulation du profit et la distribution inégale de la vie et de la mort comme prémisses fondamentales ». Les mormon·es n’ont pas toujours adhéré à cette forme de démocratie. Au XIX<sup>e</sup> siècle, iels pratiquaient une version du socialisme appelée l’Ordre uni, et certains dirigeants importants étaient abolitionnistes (bien que l’Église ait été raciste à bien des égards et que, de 1852 à 1978, sa politique officielle ait été anti-noire). Mais à l’époque où ma famille a rejoint l’Église, les mormon·es étaient déjà bien engagé·es dans le processus d’assimilation à la société états-unienne dominante, y compris au capitalisme états-unien. L’Église mormone a offert à ma famille une idéologie qui liait l’accumulation de richesses privées et la famille hétéronormée à la citoyenneté états-unienne, et lui a donné l’espoir de pouvoir atteindre non seulement la vie éternelle, mais aussi le rêve américain.</p> <p>Mon enfance dans le Nord-Est a été très éloignée de ces lieux de traumatisme et d’assimilation, mais chaque fois que je rendais visite à ma famille en Utah l’été, je ressentais cette histoire, dans la fervente éthique de travail de ma famille, dans les opinions politiques réactionnaires de mes oncles, qui ont finalement conduit certains d’entre eux à embrasser le trumpisme, et dans les éclats de colère aveugle de mes oncles et tantes.</p> <p>Mon oncle (appelons-le Gerald), le patriarche de notre famille, personnifiait toutes ces tendances, mais dans le même temps il incarnait une certaine forme de solidarité. Gerald était le seul membre de la génération de mon père qui soit resté dans la petite ville rurale où ils avaient grandi. Il n’a pas repris l’exploitation familiale, comme l’avait espéré mon grand-père ; il a préféré devenir médecin de campagne, se consacrant à soigner la collectivité, quel qu’en soit le prix, payant souvent la facture des patient·es qui n’avaient pas les moyens de payer. De même, il a réuni les fonds nécessaires à la construction d’un nouveau collège en ville et a encadré de nombreuses générations de jeunes de la région.</p> <p>La générosité de l’oncle Gerald allait de pair avec son intolérance envers tout comportement qui s’écartait des normes sociales qui structuraient notre famille. Lorsque, enfants, nous nous éraflions les genoux en travaillant à la ferme ou en nous amusant dans les montagnes, nous savions qu’il ne fallait jamais pleurer ou se plaindre, de peur qu’il se moque de nous. Lorsque, adulte, j’ai écrit une tribune dans le <em>Salt Lake Tribune</em> pour exhorter les mormon·es à cesser de payer la dîme à l’Église tant que ses dirigeant·es ne revenaient pas sur une mesure homophobe, j’ai appris par un cousin qu’Oncle Gerald était furieux que j’aie eu l’outrecuidance de lui dicter son comportement.</p> <p>En décembre 2020, Oncle Gerald est mort du COVID-19. À un certain niveau, sa mort, comme toutes les morts liées au coronavirus, était une conséquence évitable du système capitaliste qui a produit la pandémie et de l’incapacité de l’État à la gérer. En même temps, sa personnalité et son orientation idéologique, notamment son imprudence, ses penchants libertariens et sa loyauté farouche envers son groupe d’appartenance, l’ont rendu particulièrement vulnérable au virus et à une mort prématurée. Lorsque son ami, le dentiste local, a contracté le COVID-19 et lui a demandé une visite à domicile, Oncle Gerald s’y est rendu sans la moindre hésitation – et sans masque. Lorsqu’il a contracté le virus à son tour et développé des symptômes, il a choisi de se soigner à domicile plutôt que d’aller à l’hôpital ; le premier traitement qu’il a essayé, c’était l’hydroxychloroquine. Lorsqu’il a finalement autorisé ma tante à le conduire à l’hôpital, il pouvait à peine respirer.</p> <p>Je me demande souvent ce qui serait arrivé à ma famille si nous avions rencontré une autre forme de solidarité à la suite de l’internement pendant la guerre, qui ne soit pas aussi intimement liée au rêve américain. Oncle Gerald aurait-il vécu plus longtemps ? Aurait-il pu participer au mouvement Black Lives Matter, plutôt que d’en être un spectateur sceptique, craignant de s’identifier trop étroitement à ce qu’il appelait la « mentalité de victime » ? Quel type d’organisation aurait pu permettre à ma famille d’identifier le capitalisme racial comme la cause première de notre internement et de la mort prématurée de mon oncle, et de trouver une cause commune avec d’autres personnes ayant elles aussi un intérêt à transformer le système ? Peut-être qu’une autre réponse à la question d’Henry, c’est que je milite parce que la même merde qui a tué George Floyd a tué mon oncle Gerald, quoique de manière plus progressive et plus volontaire, et parce que moi aussi, je veux que ma famille survive.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="la-solidarite-dans-la-duree">La solidarité dans la durée</h3> </div><strong><br /> </strong></p> <p>La vision de l’unité qui anime le mormonisme est celle d’une unité permanente, la formation d’une « famille éternelle », dont la persistance dépend de hiérarchies rigides, de la suppression des conflits internes et de l’exclusion de celles et ceux qui pourraient menacer la stabilité du groupe. À cet égard, le mormonisme ressemble à ce que le/la théoricien·ne politique queer Nathan DuFord, dans son récent ouvrage <em>Solidarity in Conflict</em><a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a>, appelle la « solidarité antisociale » : des formes de solidarité qui en réalité sapent les conditions nécessaires à la vie commune en cultivant la domination et l’exclusion.</p> <p>À quoi ressemble une organisation qui n’aspire pas à l’unité ou à la permanence ? DuFord soutient que la solidarité, lorsqu’elle est démocratique, est toujours fondée sur la désunion, parce que le conflit au sein des organisations de solidarité est un rempart essentiel à la domination et à l’exclusion. Sur ce point, DuFord propose une reformulation du paradoxe des intérêts divergents : « Souvent, les organisations de solidarité reproduisent les exclusions et les injustices ancrées dans la situation dans laquelle elles sont formées. Ce n’est pas une condamnation que de dire cela, simplement la preuve que ces organisations n’existent pas en dehors du contexte matériel dans lequel elles sont formées ». Face à cette réalité, la seule façon de rendre ces organisations moins exclusives est que les membres agissent pour les transformer de l’intérieur.</p> <p>Alors que nous avons tendance à associer le néolibéralisme à l’individualisme et, par conséquent, à l’égoïsme et à la mise en concurrence pour des ressources rares, DuFord montre que le néolibéralisme tend en fait à produire une certaine forme de consensus. Les bons sujets néolibéraux partent du principe qu’iels sont d’accord sur les arrangements économiques et politiques existants et se laissent tranquilles les un·es les autres, au lieu de confronter leurs points de vue et d’essayer de se faire mutuellement changer d’avis. De cette manière, la société néolibérale tend à nous éloigner les un·es des autres. En revanche, DuFord suggère que les conflits au sein des organisations de solidarité transforment le sujet néolibéral en « membre à part entière d’une société ». Pour DuFord, le conflit interne part de « ce qui était au départ un objectif individuel, dont quelqu’un·e pouvait penser que de nombreuses autres personnes le partageaient aussi, pour transformer à la fois l’objectif, la personne, et les normes auxquelles elle adhère ». C’est par le conflit que la compréhension de nos propres intérêts et du monde que nous voulons construire peut changer. En même temps, nous pouvons devenir plus compétent·es, moins dominateur·ices, moins critiques et plus généreux·ses dans nos jugements des autres – en un mot, plus coopératif·ves.</p> <p>Même si le conflit peut être productif et transformateur, il n’a évidemment pas toujours cet effet-là. De nombreux conflits font que les gens ne veulent plus jamais assister à une réunion. Si le néolibéralisme produit effectivement du consensus, il semble également produire un style particulier de conflit, un conflit qui atomise les personnes impliquées plutôt qu’il ne les transforme.</p> <p>Conscient·e de ce fait, DuFord tente d’établir une distinction entre les conflits constructifs et destructifs. Suivant les sociologues Lewis Coser et George Simmel, DuFord identifie le premier type de conflit avec des désaccords « réalistes », dans le sens où « quelque chose de réel est en jeu », c’est-à-dire des questions stratégiques ou « substantielles » qui sont « générées au cours de l’avancement d’un objectif constitutif ». Pensons par exemple aux conflits en cours au sein de l’organisation Democratic Socialists of America (DSA) sur la manière d’aborder la politique électorale<a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a>. Le « conflit irréaliste », en revanche, est « généré pour la satisfaction purement psychologique du combat » : il découle d’une « incompatibilité entre différentes personnalités ou de querelles insignifiantes » sans avoir « de véritable but ». Si cette distinction est plausible en théorie, elle l’est moins en pratique. Souvent, ce qui apparaît comme des désaccords stratégiques s’avère également être des conflits de personnalités. En outre, ces derniers peuvent être constructifs si nous acceptons que nos personnalités sont façonnées par nos expériences du monde social et que même ces conflits-là peuvent avoir des effets positifs sur nous.</p> <p>Pour faire en sorte que la conflictualité produise de la solidarité, peut-être est-il plus fécond de réfléchir aux normes et aux pratiques qui entretiennent l’endurance. Aucun conflit n’est productif sans contexte social qui maintienne les gens ensemble suffisamment longtemps pour qu’iels essaient de comprendre le point de vue de l’autre. Si nous ne sommes pas obligé·es de rester ensemble dans la pièce, nous n’avons aucune raison de réaliser le difficile travail qui consiste à identifier les origines de notre désaccord, examiner la manière dont nos expériences de privilège ou d’oppression façonnent notre point de vue, et exercer notre jugement pour résoudre le différend. La question cruciale n’est donc pas de savoir si tel ou tel conflit est bon ou mauvais, mais de savoir comment cultiver la capacité à être là alors même qu’on ne sait pas exactement dans quoi on s’engage.</p> <p>Ce qu’il manque dans le récit de DuFord, en d’autres termes, c’est la dimension temporelle de la solidarité. DuFord semble parfois suggérer que, lorsqu’on cherche à déterminer la dimension constructive d’un conflit, la stabilité organisationnelle importe peu. Iel écrit : « Ces conflits [internes] menacent effectivement la stabilité des groupes, mais les organisations de solidarité ne sont pas destinées à être des institutions politiques permanentes. » Effectivement, les organisations de solidarité ne sont pas censées exister éternellement, et chercher à les faire perdurer à tout prix produit des effets pervers. Le mot d’ordre « <em>Solidarity Forever</em> » est en réalité une promesse dangereuse, porteuse d’exclusion et de domination. Mais les organisations de solidarité doivent tout de même durer un certain temps. Le défi consiste donc à trouver le moyen de rester ensemble suffisamment longtemps pour que le conflit transforme les personnes impliquées, et au-delà d’elles, la société.</p> <p>À cet égard, les mormon·es ont quelque chose que la plupart des sujets néolibéraux n’ont pas : de l’endurance sociale, ou la capacité de continuer à participer aux cadres collectifs même si c’est désagréable. Ayant grandi chez les mormon·es de la région de Boston, j’ai appris à participer à trois heures de réunions le dimanche, deux heures de groupe de jeunes le mercredi soir, et une heure d’étude des Écritures avant l’école chaque matin (à condition que je me sois bien réveillée), tout cela avec des gens que je n’aimais pas particulièrement, dans l’ensemble. Avec le temps, j’ai fini par accorder de l’importance au sentiment de frustration que j’éprouvais lors de ces réunions. L’Église était le seul endroit de ma vie où j’interagissais régulièrement avec des personnes très différentes de moi. Mes ami·es à l’école étaient tous·tes issu·es de la classe moyenne supérieure, des universités d’élite de la Ivy League, laïques et libéraux·les. Mes frères et sœurs à l’Église étaient issu·es de milieux socio-économiques différents. Certain·es avaient récemment immigré aux États-Unis. Beaucoup étaient de droite. La plupart croyaient en des choses que je trouvais profondément invraisemblables. Le fait d’apprendre à mener des activités caritatives et faire vivre notre congrégation avec ces personnes m’a forcée à sortir de moi-même d’une manière à laquelle il m’a été difficile de renoncer.</p> <p>Il devrait être plus facile de quitter une organisation de solidarité démocratique qu’il ne l’a été pour moi de quitter le mormonisme. Mais un certain degré d’endurance sociale est essentiel à la transformation personnelle et sociale, vu comme il est difficile de rassembler les sujets du néolibéralisme suffisamment longtemps.</p> <p>***</p> <p>Entretenir l’endurance sociale, c’est rejoindre un collectif en sachant à l’avance qu’il y aura de l’agacement et des déchirements. Même avec les meilleures intentions du monde, nous allons forcément nous irriter et nous décevoir mutuellement. Compte tenu de la ségrégation de notre société selon la race, la classe et d’autres rapports sociaux, il est presque certain que nous trouverons des choses à redire lorsque nous nous réunirons, ne serait-ce que parce que nous ne savons pas comment nous comporter les un·es avec les autres. Nous pourrions même penser que nos camarades sont vraiment des abruti·es, ce qui, honnêtement, est souvent le cas. Heureusement, comme l’affirme Dean, l’une des caractéristiques de la camaraderie, c’est que nous ne sommes pas obligé·es d’aimer les personnes dont nous sommes solidaires. Peut-être que les relations politiques fonctionnent mieux lorsque nous ne nous aimons pas particulièrement et que nous exprimons nos frustrations, nos désaccords et notre colère dans l’espoir de progresser vers un objectif commun.</p> <p>Entretenir l’endurance sociale, c’est aussi valoriser la conflictualité en tant que lieu potentiel de transformation. Cela ne signifie pas que nous devrions rechercher activement le conflit. Mais cela signifie, en revanche, que nous ne devons pas éviter les conflits nécessaires. Et lorsque le conflit survient et que nous nous sentons réprimandé·es ou agacé·es, peut-être que nous pouvons apprendre à interpréter notre malaise comme un processus nous permettant de devenir moins racistes, moins classistes, moins transphobes, moins moralisateur·ices, plus flexibles, plus compétent·es – et, en fin de compte, plus utiles au projet de construction du monde que nous voulons partager.</p> <p> </p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> <em>Professional-managerial class</em> dans le texte. Il s’agit d’une notion développée à la fin des années 1970 par les sociologues et militant·es états-unien·nes John et Barbara Ehrenreich. Désignant un ensemble de fonctions reproduisant activement la culture et les rapports sociaux capitalistes, le terme regroupe à la fois les cadres, les professions intellectuelles (enseignant·es, journalistes, artistes, universitaires) et les professions libérales [NdT].</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> Juliet Hooker, <em>Race and the Politics of Solidarity</em>, Oxford, Oxford University Press, 2009.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a> Jared Clemons, « From “Freedom Now!” to “Black Lives Matter”: Retrieving King and Randolph to Theorize Contemporary White Antiracism », <em>Perspectives on Politics</em>, 2022, vol. 4, n° 20, p. 1290-1304.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a> A. Philip Randolph (1889-1979) était un dirigeant syndical et militant pour les droits civiques noir états-unien. En 1941, il menaça d’organiser une grande marche sur Washington pour défendre les droits sociaux et économiques des Noir·es, initiative dont s’inspira Martin Luther King en 1963 pour la célèbre Marche sur Washington d’août 1963. Son architecte principal était Bayard Rustin (1912-1987), militant pacifiste, socialiste et pour les droits civiques, noir et homosexuel, proche conseiller de King. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a> Stefano Harney et Fred Moten, <em>The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study</em>, Minor Compositions, 2013. L’ouvrage est en accès libre sur internet.</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a> Jodi Dean, <em>Comrade : An Essay on Political Belonging</em>, Londres et New York, Verso, 2019.</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a> Frances Fox Piven et Richard Cloward, <em>Poor People’s Movements: Why They Succeed, How They Fail</em>, New York, Vintage, 1977. L’introduction de cet ouvrage classique en sociologie des mouvements sociaux a été traduite en français et publiée dans le numéro « Porte-parole, militants et mobilisations » de la revue <em>Agone</em> en 2015. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a> <em>Standpoint theory</em> en anglais. L’autrice revient plus loin sur ce concept. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a> Réalisé par Howard Alk et Mike Gray en 1969, le documentaire est disponible en ligne sur le site Chicago Film Archives. Url : <a href="https://www.chicagofilmarchives.org/preservation/view/american-revolution-2-1969/">https://www.chicagofilmarchives.org/preservation/view/american-revolution-2-1969/</a>. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Jakobi Williams, <em>From the Bullet to the Ballot: The Illinois Chapter of the Black Panther Party and Racial Coalition Politics in Chicago</em>, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2015.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Publié en français en 2024 aux éditions Lux, l’ouvrage est paru en anglais en 2022 sous le titre <em>Elite Capture: How The Powerful Took Over Identity Politics (and Everything Else)</em>.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a> Le terme nisei désigne les immigré·es japonais·es de deuxième génération. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Le terme sansei désigne les immigré·es japonais·es de troisième génération. [NdT]</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a> Daniel Martinez HoSang, A Wider Type of Freedom: How Struggles for Racial Justice Liberate Everyone, Berkeley, University of California Press, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a> Nathan DuFord, <em>Solidarity in Conflict: A Democratic Theory</em>, Stanford, Stanford University Press, 2022.</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a> Avec ses quelques 100 000 adhérent·es, DSA est la plus importante organisation socialiste états-unienne depuis les années 1940. Tandis qu’une partie des membres de l’organisation considère qu’il est possible de créer un rapport de forces politique en présentant des candidat·es ou en soutenant des candidatures à la gauche du Parti démocrate au moment des primaires pour, à terme, constituer une organisation politique ayant vocation à remplacer les démocrates, une autre partie considère que la priorité est de construire dès maintenant une telle organisation politique indépendante, à travers notamment l’investissement du militantisme syndical et des mouvements sociaux. [NdT]</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Vers une érosion de la démocratie représentative ?</title> <link>https://mouvements.info/vers-une-erosion-de-la-democratie-representative/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Fri, 06 Sep 2024 07:01:36 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[International]]></category> <category><![CDATA[Villes et Quartiers]]></category> <category><![CDATA[Espagne]]></category> <category><![CDATA[Podemos]]></category> <category><![CDATA[stratégies anticapitalistes]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7963</guid> <description><![CDATA[Quelles leçons stratégiques retenir de l’expérience du laboratoire politique espagnol depuis 2011 ? La diversité des projets de la « démocratie réelle » […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong>Quelles leçons stratégiques retenir de l’expérience du laboratoire politique espagnol depuis 2011 ? La diversité des projets de la « démocratie réelle » qui ont émergé à la suite du mouvement des Indigné·es, avec notamment le renouveau du municipalisme, met en avant les tensions et les combinaisons possibles entre les stratégies interstitielles et symbiotiques de la transformation sociale, en vue d’une érosion de la démocratie représentative.</strong></p> <p>Dans les réflexions actuelles sur les stratégies de transformation sociale, le cas espagnol est souvent cité en exemple, avec le mouvement des Indigné·es à partir du 15 mai 2011 (15M), l’émergence du parti Podemos en janvier 2014 et l’arrivée au pouvoir de coalitions citoyennes dans de nombreuses municipalités dites « du changement » en mai 2015. Si son ouvrage sur les utopies réelles est initialement paru en 2010, Erik Olin Wright mentionne dans sa préface à l’édition française (datée de 2016) « la protestation des Indignados en Espagne, le mouvement Direct Democracy Now! en Grèce et le mouvement Occupy aux États-Unis » comme des expressions de l’aspiration à penser et créer des alternatives en contexte de crise du capitalisme<a href="#_ftn1" name="_ftnref1"><sup>[1]</sup></a>. En réclamant une « démocratie réelle », les Indigné·es s’inscrivent ainsi dans une série de mobilisations sociales qui revendiquent l’idéal démocratique depuis le début des années 2010 et proposent des réponses à la crise des régimes représentatifs. Dans son livre sur les stratégies anticapitalistes de 2020, Wright cite Syriza et Podemos parmi les partis politiques qui combinent une stratégie de changement « par le haut » et « par le bas » en alliant conquête du pouvoir et relations étroites avec les mouvements sociaux<a href="#_ftn2" name="_ftnref2"><sup>[2]</sup></a>.</p> <p>Explorer l’expérience espagnole depuis 2011 permet d’enrichir et prolonger la réflexion de Wright sur la dimension démocratique de la transformation sociale. Ayant focalisé mes recherches sur la manière dont les Indigné·es ont mis en pratique leur revendication de « démocratie réelle » au cours de la décennie qui a suivi le 15M, au sein des institutions comme en dehors, je ne développerai pas tant la question des alternatives économiques que celle des innovations institutionnelles. Or, cet élément est central dans sa théorie de la transformation sociale : « L’une des voies permettant de défier le capitalisme consiste, dans la mesure du possible, à construire des relations et des organisations plus participatives, égalitaires et démocratiques, et de lutter politiquement pour étendre et défendre ces espaces en changeant les règles du jeu à l’intérieur de la société capitaliste. Nul doute qu’une telle situation requiert aussi des efforts pour approfondir le caractère participatif et démocratique du pouvoir étatique. » (p. 9) Wright consacre ainsi un chapitre de son ouvrage sur les utopies réelles au « pouvoir d’agir social et État », en distinguant trois formes institutionnelles de démocratie (directe, représentative, associative) et en exposant plusieurs cas empiriques comme le budget participatif municipal inspiré de l’expérience brésilienne.</p> <p>L’analyse s’appuie ici sur une enquête de terrain menée à partir de 2011 dans la région de Madrid, qui inclut des observations et des entretiens – parfois répétés dans le temps – avec une soixantaine de participant·es pour suivre les différentes expérimentations de « démocratie réelle » des Indigné·es à la fois dans les mouvements sociaux, les initiatives d’inspiration anarchistes (comme les squats collectifs autogérés) et les institutions locales. J’ai notamment mené l’enquête auprès de deux délégations dédiées à la démocratie participative à la mairie de Madrid – celle à la participation citoyenne et à la transparence, et celle à la coordination territoriale et à la coopération public-social – sous le mandat d’Ahora Madrid (2015-2019). J’ai aussi suivi l’assemblée des Indigné·es et un cercle local de Podemos dans la ville périphérique de Parla, dont plusieurs membres ont intégré l’équipe municipale dans le cadre d’un gouvernement de coalition avec les socialistes de 2019 à 2023. Ce travail de terrain nourrit les deux stratégies d’analyse de Wright : l’une, empirique, sur les différents projets de la « démocratie réelle » qui ont émergé à la suite du 15M et l’autre, théorique, sur les tensions et les combinaisons possibles entre les stratégies interstitielles et symbiotiques en vue d’un dépassement de la logique de représentation politique. Cet article présente ainsi l’intérêt de transposer la théorie de Wright sur « l’érosion du capitalisme » à la question de la démocratie représentative.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="plusieurs-versions-de-la-democratie-reelle">Plusieurs versions de la « démocratie réelle »</h3> </div> <p>On peut repérer, à partir de l’analyse du laboratoire politique espagnol depuis 2011, différents projets de la « démocratie réelle », qui reposent sur des rapports variés à la représentation et sur des conceptions diverses de la participation.</p> <p>Un premier ensemble de projets vise à approfondir la représentation, c’est-à-dire à améliorer le système de démocratie représentative en promouvant des partis politiques davantage orientés vers le bien commun, des élus plus honnêtes, des pratiques plus transparentes. Cette voie s’inscrit dans la continuité des Indigné·es qui revendiquaient, dans un texte adopté à l’assemblée générale de la Puerta del Sol le 25 mai 2011, « une démocratie plus représentative, réellement proportionnelle et qui développe des mécanismes effectifs de participation citoyenne ». Elle s’incarne dans un certain nombre de principes éthiques mis en avant par Podemos et les coalitions citoyennes municipales pour éviter la professionnalisation et la corruption de leurs responsables, comme le plafonnement des indemnités ou la limitation des mandats dans la durée. Le « code éthique » adopté par Podemos en 2014 limitait ainsi les indemnités à trois salaires minimum et la durée d’un mandat à huit ans, deux mesures qui ont été supprimées lors du troisième congrès du parti en 2020 en arguant d’une augmentation du salaire minimum. Les élu·es de Podemos doivent également renoncer à tout privilège juridique ou matériel lié à leur fonction de représentant·e et refuser la pratique du pantouflage (système des « portes tournantes » entre institutions publiques et entreprises privées).</p> <p>Cette revendication d’une « démocratie plus représentative » se traduit aussi dans les pratiques d’élu·es issu·es du 15M qui cherchent, comme à Parla entre 2019 et 2023, à faire des comptes-rendus de mandat réguliers ouverts à toute la population et à davantage associer l’ensemble des collectifs citoyens à l’élaboration des politiques publiques locales. Il s’agit notamment d’ouvrir les conseils consultatifs sectoriels, traditionnellement réservés aux représentant·es associatifs·ves, à des personnes qui se mobilisent sur la thématique sans faire partie du registre officiel des associations. Les forums locaux mis en place par d’anciens dirigeant·es des associations de quartier, qui ont pris des responsabilités politiques à la mairie de Madrid entre 2015 et 2019, procèdent de la même conception d’une démocratie associative élargie. Ces instances de concertation sont actives à partir de 2017 dans chacun des 21 arrondissements de la ville pour permettre aux associations et aux citoyens non organisés de faire des propositions sur les politiques municipales qui sont ensuite discutées et votées en conseil d’arrondissement. La démocratie participative est ici surtout synonyme de démocratie de proximité permettant un dialogue régulier et transparent entre représentant·es et représenté·es.</p> <p>Ces projets d’amélioration du fonctionnement de la démocratie représentative ont toutefois été limités à l’échelle nationale. En effet, les revendications plus ambitieuses des Indigné·es – comme la refonte du système électoral – ne se sont pas traduites par un changement institutionnel, car elles nécessitaient une réforme de la Constitution que Podemos n’a pas pu impulser en raison de sa position minoritaire au sein du gouvernement et du Parlement. Au pouvoir à l’échelle nationale de janvier 2020 à novembre 2023, Podemos n’a pas mis à l’agenda cette question, ce qui témoigne aussi d’une baisse accordée aux enjeux démocratiques dans la hiérarchie des priorités du parti.</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <p>Le deuxième ensemble de projets de la « démocratie réelle » impulsés par les Indigné·es vise à dépasser la délégation politique par l’instauration d’une démocratie directe. Ces initiatives prennent différentes formes au sein et en dehors du champ institutionnel, à commencer par les assemblées du 15M à la Puerta del Sol comme sur les places d’autres villes et quartiers. Il s’agissait du principal mode d’organisation et de délibération des Indigné·es, marqué par la pratique du consensus. Ces groupes existent toujours aujourd’hui sur quelques thématiques, comme la commission juridique du 15M, ou dans certains quartiers à l’instar de Carabanchel. Cette démocratie d’assemblées, déjà présente avant 2011 comme dans les centres sociaux occupés autogérés, a connu avec le 15M une nouvelle impulsion et un élargissement des personnes concernées. Des associations, des collectifs et des mouvements sociaux ont ainsi démocratisé leurs pratiques d’organisation interne. Par exemple, les « marées », qui ont constitué des mobilisations massives dans les secteurs publics (principalement l’éducation et la santé) entre 2011 et 2013, se sont inspirées du mode d’organisation en assemblées des Indigné·es quitte à se confronter à l’action syndicale traditionnelle. De la même manière, les cercles de Podemos, qui se sont autoorganisés selon une logique territoriale (par ville ou quartier) ou sectorielle (le cercle des féminismes, des infirmières, etc.) au moment du lancement du mouvement politique début 2014, ont au départ un fonctionnement très proche de celui des assemblées du 15M, avant que le parti adopte une structuration verticale et centralisée en octobre 2014.</p> <p>Une autre version de la démocratie directe est ancrée dans le mouvement de la culture libre et la partie digitale du 15M, qui promeuvent une conception de la « technopolitique » fondée sur l’usage des outils numériques. Un exemple est la plateforme Decide Madrid, lancée par des responsables de la délégation à la participation citoyenne, qui se sont rencontrés et politisés à la Puerta del Sol, trois mois après leur arrivée à la mairie de Madrid en 2015. Elle est utilisée pour plusieurs processus participatifs, à commencer par les votations citoyennes. Cette variante locale des référendums d’initiative populaire, inspirée du cas suisse, permet à tous les résident·es âgé·es d’au moins 16 ans de faire une proposition sur les politiques municipales, qui est soumise à un référendum décisionnel si elle obtient le soutien d’un certain nombre d’électeurs (le seuil est fixé à 2 % puis à 1 %). Malgré un nombre important de propositions (plus de 26 000), seulement deux ont obtenu le nombre de soutiens requis et fait l’objet d’un référendum au cours de la mandature. Un budget participatif est également mis en place à partir de 2016, avec la mise en débat de 100 millions d’euros dès 2017. Selon Pablo Soto, l’élu qui est à l’initiative de ces processus participatifs : « Les gens n’ont pas besoin que nous les représentions. Les gens ont besoin que nous arrivions aux institutions et fassions les changements nécessaires pour qu’ils puissent se représenter eux-mêmes<a href="#_ftn3" name="_ftnref3"><sup>[3]</sup></a> ».</p> <p>Le Partido X, lancé par des anciens Indigné·es en 2013, s’inscrivait aussi dans cette logique, en résumant son programme à des processus de démocratie directe. Ce « parti du futur » se définit sur son site internet comme « une méthode pour conquérir l’espace électoral et établir une démocratie réelle », à travers la promotion de plusieurs mécanismes : la transparence dans la gestion publique, un contrôle citoyen du gouvernement (« wiki-gouvernement »), le pouvoir législatif citoyen (« wiki-législation »), le droit à un vote réel et permanent, et le référendum décisionnel. Il s’agit donc, dans les organisations du mouvement social comme dans les partis politiques et les institutions, de dépasser la logique représentative pour permettre aux participant·es et/ou à l’ensemble des citoyen·nes de prendre directement des décisions sans passer par l’intermédiaire de représentant·es.</p> <p>Le troisième ensemble de projets de la « démocratie réelle » cherche à articuler la représentation avec d’autres logiques de démocratie directe, délibérative et/ou participative. C’est le cas de l’initiative « Démocratie 4.0 » promue par Juan Moreno Yagüe et Francisco Jurado, un député régional de Podemos et son assistant en Andalousie entre 2015 et 2019, dont l’objectif est de donner le choix aux citoyen·nes de voter directement les lois ou de laisser les député·es le faire à leur place, donc d’insérer une dose de démocratie directe au sein du régime représentatif en vigueur. Il s’agirait d’introduire un droit de véto sur les lois les plus contestées, une idée particulièrement stimulante pour repenser la relation de délégation du pouvoir entre représentant·es et représenté·es<a href="#_ftn4" name="_ftnref4"><sup>[4]</sup></a>, qui pourrait être accompagnée d’une réflexion sur la délibération en amont du vote des lois. Cette procédure n’a toutefois pas pu être mise en place, non seulement en raison de la position minoritaire de Podemos au Parlement andalou, mais aussi parce qu’elle faisait l’objet de réticences au sein de ce parti où coexistent différentes manières de penser la représentation et la participation<a href="#_ftn5" name="_ftnref5"><sup>[5]</sup></a>.</p> <p>On peut aussi citer la brève expérience de l’Observatoire de la ville à Madrid, mis en place en fin de mandature en 2019. Cette chambre municipale permanente composée de 49 citoyen·nes tiré·es au sort, qui se réunissent huit samedis par an et se renouvellent tous les ans, cherchait à combiner la démocratie directe numérique de Decide Madrid avec la dynamique délibérative des assemblées de citoyens tirés au sort, invités à délibérer des propositions les plus votées en ligne. Yago Bermejo, à l’initiative de cette expérience au laboratoire citoyen ParticipaLab, définit une « démocratie du futur » basée sur trois piliers – la technopolitique, la démocratie directe et la démocratie délibérative – qui concrétiserait la revendication de « démocratie réelle » du 15M dans les institutions<a href="#_ftn6" name="_ftnref6"><sup>[6]</sup></a>. Ces voies diverses d’hybridation de la démocratie élargissent le répertoire des expérimentations cherchant à associer différentes sources de légitimité, qui a été ouvert par les assemblées citoyennes basées sur le tirage au sort et articulées à des référendums au Canada, en Islande ou en Irlande<a href="#_ftn7" name="_ftnref7"><sup>[7]</sup></a>.</p> <p> </p> <p style="text-align: center;"><strong>Tableau : Synthèse des projets de « démocratie réelle » issus du 15M dans la région de Madrid</strong></p> <p><img decoding="async" loading="lazy" class="aligncenter wp-image-7967 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau.png" alt="" width="803" height="635" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau.png 803w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-150x119@2x.png 300w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-150x119.png 150w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-600x474.png 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-720x569.png 720w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-408x323.png 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-380x300.png 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/heloisenez_tableau-690x546.png 690w" sizes="(max-width: 803px) 100vw, 803px" /></p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="hybridation-des-strategies-et-erosion-de-la-representation">Hybridation des stratégies et érosion de la représentation</h3> </div><strong><br /> </strong></p> <p>Sans pouvoir approfondir ici chaque cas empirique, du point de vue de ses potentiels démocratiques comme de ses limites<a href="#_ftn8" name="_ftnref8"><sup>[8]</sup></a>, on peut tirer trois implications théoriques de cette typologie. La première concerne la diversité des projets de la « démocratie réelle » issue de l’expérience des Indigné·es, qui pointe vers une hybridation des formes institutionnelles de démocratie. Les réponses du 15M à la crise du régime représentatif ont été multiples, en s’appuyant sur différentes conceptions de la démocratie (directe, participative, délibérative, représentative, associative) et déclinaisons pratiques (assemblées, outils numériques, tirage au sort, référendum d’initiative populaire, etc.), qui peuvent s’articuler dans des combinaisons inédites. La quête de « démocratie réelle » impulsée par le 15M ne se réduit pas au choix binaire qu’expose le politiste Quim Brugué à partir de la mobilisation des Indigné·es : celui de la démocratie directe, qui cherche à éviter l’intermédiation des représentant·es politiques jugé·es incapables d’exprimer la volonté populaire, et celui de la démocratie délibérative, qui vise à améliorer les décisions publiques en faisant appel à l’intelligence collective de citoyen·nes tiré·es au sort<a href="#_ftn9" name="_ftnref9"><sup>[9]</sup></a>.</p> <p>L’expérience des Indigné·es montre, au contraire, comment des articulations peuvent être imaginées entre différentes logiques démocratiques en fonction des espaces, des échelles et des organisations. Comme le défend Wright, « une transformation émancipatrice ne doit pas être considérée comme le passage binaire d’un système à un autre, mais plutôt comme un changement des rapports de pouvoir au sein de la configuration particulière qui constitue un hybride » (p. 493). L’expérience du 15M et la diversité des projets qui ont suivi l’occupation des places, notamment le municipalisme, invitent donc à penser une pluralité de formes et de pratiques démocratiques, certes différentes mais complémentaires, depuis à la fois les institutions et l’espace des mouvements sociaux. Wright souligne ainsi la nécessité d’approfondir la démocratie partout où c’est possible, en donnant un espace légitime à différents types d’activisme.</p> <p>La deuxième implication théorique concerne l’articulation entre les stratégies interstitielles et symbiotiques. Sans réellement nourrir la stratégie de rupture, au-delà de certains discours aux accents révolutionnaires (le 15M a, par exemple, été qualifié de « Spanish revolution » sur les réseaux sociaux), l’analyse du cas espagnol confirme les interdépendances et complémentarités entre ces deux voies, sans dissimuler pour autant qu’elles sont en tension. Pour Wright, ces deux stratégies visant une transformation progressive du système social se distinguent principalement par le rapport qu’elles entretiennent à l’État : la transformation interstitielle, associée à l’anarchisme, vise à construire des alternatives en dehors de l’État, alors que la transformation symbiotique, dans la tradition de la social-démocratie, cherche à utiliser l’État et à lutter à l’intérieur des institutions.</p> <p>Ces deux conceptions coexistaient dans le 15M et représentaient le principal clivage des Indigné·es dans leur rapport à la politique. En témoigne la division du groupe de travail « sur la politique » dès les premiers jours du campement à la Puerta del Sol en deux-sous groupes : le premier, consacré à « la politique à court terme », cherchait à avoir une influence sur les politiques publiques et à améliorer le système représentatif actuel, tandis que le groupe sur « la politique à long terme » se désintéressait de la voie électorale. Il se focalisait sur le mode d’organisation politique à atteindre, basé sur l’autogestion et l’assemblée, tel qu’il se pratiquait au campement de la Puerta del Sol. Dans une perspective autonome théorisée notamment par Hakim Bey ou John Holloway<a href="#_ftn10" name="_ftnref10"><sup>[10]</sup></a>, l’objectif était de promouvoir des expérimentations locales comme l’occupation d’immeubles pour reloger les personnes expulsées, l’ouverture de squats d’activités ou la création de coopératives, afin de forger une contre-culture à la culture dominante en constituant des « poches de résistance ». On repère ainsi une grande diversité d’interprétations de la revendication de « démocratie réelle », parmi lesquelles un versant « vertical » vise à changer le système politique de l’intérieur, par l’investissement ou la création de partis politiques, et un versant « horizontal » cherche à transformer le système de l’extérieur sans entrer dans le jeu électoral<a href="#_ftn11" name="_ftnref11"><sup>[11]</sup></a>. Les possibilités de dialogue entre les deux groupes étaient faibles, car leurs assemblées avaient lieu le même jour à la même heure sur deux places différentes. S’il est fréquent que les militant·es se consacrent ainsi à l’une de ces visions stratégiques, Wright défend pourtant qu’aucune de ces stratégies ne peut se suffire à elle-même.</p> <p>L’expérience qui a suivi le 15M confirme sa thèse sur l’importance de combiner les stratégies interstitielles et symbiotiques, même si cette combinaison implique des luttes qui ont souvent des objectifs et des effets contradictoires. Certes, l’investissement des partis politiques et des institutions étatiques, à plusieurs échelles territoriales, s’est traduit par un affaiblissement des mouvements sociaux en raison notamment du départ de militant·es vers le champ institutionnel<a href="#_ftn12" name="_ftnref12"><sup>[12]</sup></a>. Mais les squats autogérés et d’autres initiatives autonomes ont aussi pu se développer une fois certain·es Indigné·es arrivé·es au pouvoir, comme à Madrid, car la répression à leur égard a sensiblement diminué – elle a en tout cas recommencé de plus belle quand la droite a repris la mairie en 2019. Des expériences économiques alternatives ont également pu prospérer, à l’instar des coopératives qui ont été soutenues par la municipalité et ont cessé de l’être avec le départ d’Ahora Madrid<a href="#_ftn13" name="_ftnref13"><sup>[13]</sup></a>. Comme le défend Wright, « les stratégies symbiotiques peuvent potentiellement élargir les espaces interstitiels dans lesquels d’autres stratégies peuvent se déployer » (p. 490). L’investissement de la sphère étatique permet en partie de changer les règles du jeu, en modifiant les cadres légaux qui peuvent favoriser des initiatives démocratiques dans les sphères du quotidien et du travail comme les coopératives, les squats et les habitats participatifs, ou d’autres modes de gestion collective des biens communs<a href="#_ftn14" name="_ftnref14"><sup>[14]</sup></a>. Mais l’action étatique est loin d’épuiser les possibilités de renouveler la démocratie tant elle est limitée et contrainte par les logiques de fonctionnement et les rapports de force existants. Le potentiel démocratique issu du 15M réside finalement tant dans les initiatives locales d’inspiration anarchiste que dans le renouveau du municipalisme et les réformes sociales et politiques menées à différentes échelles de gouvernement. En investissant l’ensemble de ces espaces, de manière parfois parallèle mais aussi concomitante, les Indigné·es ont démontré que la démocratie pouvait être réinventée depuis différentes formes d’engagement en combinant stratégies interstitielles et symbiotiques.</p> <p>La troisième implication théorique se réfère à « l’érosion du capitalisme », que préconise Wright en combinant à la fois des initiatives issues de la société civile, pour construire des alternatives économiques émancipatrices dans les espaces où c’est possible, et des interventions de l’État pour changer les règles du jeu et élargir ces espaces de différentes façons. Dans son ouvrage sur les stratégies anticapitalistes, il précise que des activités économiques où prévalent des relations démocratiques et égalitaires émergent déjà dans les niches d’une économie dominée par le capitalisme, avec « l’espoir ultime […] qu’à terme ces espèces exotiques puissent sortir de leurs niches étroites et transformer l’écosystème dans son ensemble » (p. 74). Pour Wright, « la configuration institutionnelle optimale d’une économie démocratique et égalitaire est probablement un mélange de diverses formes de planification participative, d’entreprises publiques, de coopératives, d’entreprises privées gérées démocratiquement, de marchés et d’autres formes institutionnelles, plutôt que la domination exclusive de l’une d’elles » (p. 86).</p> <p>De la même manière, on peut penser à la suite des Indigné·es une érosion de la démocratie représentative, en impulsant des alternatives à la représentation au sein et en dehors des institutions, qui pourront à terme devenir suffisamment importantes dans la vie des individus et des collectifs pour que la délégation du pouvoir perde son rôle dominant dans le système politique. Les expérimentations démocratiques qui existent déjà au sein des espaces autonomes (comme les squats autogérés en Espagne ou les Zad en France) et des institutions publiques (avec le développement de dispositifs participatifs et délibératifs quand ils signifient un réel pouvoir aux citoyens<a href="#_ftn15" name="_ftnref15"><sup>[15]</sup></a>) sont ainsi amenées à quitter leur position de niche pour devenir des normes de l’action collective et de l’action publique. La réponse du mouvement des Indigné·es à la crise des régimes représentatifs serait ainsi un dépassement progressif de la relation de représentation, de telle manière qu’elle ne constitue plus la règle absolue du fonctionnement démocratique mais une modalité parmi d’autres. L’objectif n’est donc pas tant d’en finir avec la représentation, mais de lui conférer une place moins centrale au sein du système politique et de l’articuler avec d’autres types de pratiques et de légitimités démocratiques.</p> <p> </p> <p>Plusieurs questions restent toutefois ouvertes par l’expérience du laboratoire politique espagnol. La première concerne la temporalité qui est évidemment importante dans les processus de transformation sociale et politique : dans quelle mesure l’érosion suppose-t-elle la pérennisation des expérimentations ? Le fait que l’érosion de la démocratie représentative, comme celle du capitalisme, ne puisse se produire que sur le temps long induit de nouveaux dilemmes, en termes notamment de bureaucratisation et d’institutionnalisation des initiatives citoyennes.</p> <p>Le deuxième enjeu a trait aux liens entre érosion du gouvernement représentatif et érosion du capitalisme. Si certaines « mairies du changement » se sont revendiquées de l’anticapitalisme, comme celle de Cadix dirigée pendant huit ans par un militant de la Gauche anticapitaliste (ayant intégré Podemos de 2015 à 2020) qui a plaidé pour la sortie d’un modèle basé sur l’endettement et la spéculation autour de mégaprojets urbains<a href="#_ftn16" name="_ftnref16"><sup>[16]</sup></a>, d’autres ont affronté moins directement les dynamiques de production de la ville néolibérale. Dans la capitale, le soutien de la maire Manuela Carmena à la grande opération urbanistique du Nord de la ville (<em>Operación Chamartín</em>), visant à créer une cité financière sur le modèle londonien, a contribué à l’implosion d’Ahora Madrid. Dans la plupart des « villes rebelles », les objectifs de justice sociale se sont traduits par des tentatives plus ou moins réussies de remunicipalisation de services municipaux (l’eau, l’énergie, les services funéraires, etc.) et par des investissements publics dans des quartiers et des secteurs (comme celui du logement) stratégiques pour les classes populaires afin de lutter contre la ségrégation urbaine. Mais ces politiques redistributives, plus développées à Barcelone qu’à Madrid<a href="#_ftn17" name="_ftnref17"><sup>[17]</sup></a>, n’ont pas tellement été liées aux politiques de démocratie participative, de telle sorte qu’on observe une relative déconnection entre les processus participatifs et la question sociale. On peut ainsi comprendre pourquoi l’hypothèse technopolitique défendue par les Indignés au sein de la délégation à la participation à Madrid n’a pas signifié l’engouement attendu pour les outils de décision numériques, tandis que les forums locaux impulsés par les militants des associations de quartier sont souvent restés limités aux seuls responsables associatifs.</p> <p>Finalement, l’expérience espagnole pose à nouveau la question des conditions sociales de possibilité d’un élargissement de la démocratie. Comme l’ont montré de nombreux travaux, l’exercice actif de la démocratie nécessite d’importantes ressources individuelles (capitaux culturels et économiques, temps pour participer, etc.) et collectives (en termes notamment de contrôle sur les médias). Pour être viable, l’utopie d’une « démocratie réelle » telle que portée par le 15M n’implique donc pas seulement la transformation des institutions publiques, mais également d’autres facteurs sociaux et médiatiques dont le développement dépasse l’expérience du municipalisme.</p> <p> </p> <p> </p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1"><sup>[1]</sup></a> E. Olin Wright, <em>Utopies réelles</em>, Paris, La Découverte, 2020, p. 7. Sauf indication contraire, les citations sont issues de cet ouvrage.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2"><sup>[2]</sup></a> E. Olin Wright, <em>Stratégies anticapitalistes pour le XXI<sup>e</sup> siècle</em>, Paris, La Découverte, 2020, p. 76.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3"><sup>[3]</sup></a> « Entrevista con Pablo Soto: “Estamos en una revolución democrática” », <em>Diagonal</em>, 17 juin 2015.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4"><sup>[4]</sup></a> F. Jurado, <em>Nueva Gramática Política. </em><em>De la revolución en las comunicaciones al cambio de paradigma</em>, Barcelona, Icaria, 2015.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5"><sup>[5]</sup></a> H. Nez, « Du 15M à Podemos : des légitimités en tension autour de la représentation », in L. Damay, V. Jacquet (dir.), <em>Les transformations de la légitimité démocratique. Idéaux, revendications et perceptions</em>, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, p. 167-188.</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6"><sup>[6]</sup></a> Y. Bermejo (dir.), <em>Democracias futuras</em>, Madrid, Medialab Prado, 2019.</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7"><sup>[7]</sup></a> D. Courant, Y. Sintomer (dir.), « Le tirage au sort au XXI<sup>ème</sup> siècle », <em>Participations</em>, n° 23, 2019.</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8"><sup>[8]</sup></a> Ce qui est développé dans l’ouvrage : H. Nez, <em>Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols</em>, Vulaines-sur-Seine, Le Croquant, 2022.</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9"><sup>[9]</sup></a> Q. Brugué, « Tras la indignación, las encrucijadas democráticas », <em>in</em> C. Monge et al. (dir.), <em>Tras la indignación. El 15M: miradas desde el presente</em>, Barcelona, Editorial Gedisa, 2021, p. 31-45.</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10"><sup>[10]</sup></a> H. Bey, <em>TAZ, zone autonome temporaire</em>, Paris, Éditions de l’Éclat, 1997 ; J. Holloway, <em>Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui</em>, Paris, Syllepse, 2008.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11"><sup>[11]</sup></a> R. A. Feenstra, S. Tormey, A. Casero-Ripollés et J. Keane, <em>La reconfiguración de la democracia. El laboratorio político español</em>, Granada, Editorial Comares, 2016.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12"><sup>[12]</sup></a> David Hamou le montre bien à partir du cas de la lutte contre les expulsions de logement à Barcelone : D. Hamou, <em>« Un pied dans l’institution, mille pieds dans la rue ». Commun, municipalisme et mouvements sociaux pour le droit au logement à Barcelone (2015-2019)</em>, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris-Nanterre, 2023.</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13"><sup>[13]</sup></a> <strong> </strong>Arthur Guichoux le montre bien dans ses recherches sur les coopératives de livreurs à vélo en Espagne : la coopérative madrilène La Pajara, lancée en 2018 dans le cadre d’un programme d’action publique de soutien à l’économie sociale et solidaire d’Ahora Madrid, s’est arrêtée en 2019. A. Guichoux, « David against Goliath: from riders’ protest to platform cooperativism », <em>The Economic and Labour Relations Review</em>, vol. 34, n° 4, 2023, p. 733-752.</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14"><sup>[14]</sup></a> La notion de biens communs a été davantage investie par Barcelona en Comú. Cf. I. Blanco, R. Gomà et J. Subirats, « El nuevo municipalismo: derecho a la ciudad y comunes urbanos », <em>Nueva Época</em>, n° 20, 2018, p. 14-28.</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15"><sup>[15]</sup></a> Wright a proposé avec Archon Fung le modèle de l’<em>empowered participatory governance</em> pour analyser les expériences qui visent une participation réelle et une influence directe des citoyens ordinaires dans les politiques qui les concernent. A. Fung, E. Olin Wright (dir.), <em>Deepening Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance</em>, London/New York, Verso, 2003.</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16"><sup>[16]</sup></a> M. Petithomme, « Anticapitalisme et municipalisme à Cadix : les réussites et les limites d’une gouvernance symbolique », in A. Fernández Garcia, H. Nez et M. Petithomme (dir.), <em>Villes rebelles. Municipalisme et pouvoir local en Espagne</em>, à paraître.</p> <p><a href="#_ftnref17" name="_ftn17"><sup>[17]</sup></a> I. Blanco, Y. Salazar et I. Bianchi, « Urban governance and political change under a radical left government: the case of Barcelona », <em>Journal of Urban Affairs</em>, vol. 42, n°1, 2020, p. 18-38.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>« Par essence, l’écoféminisme est un mouvement anticapitaliste »</title> <link>https://mouvements.info/par-essence-lecofeminisme-est-un-mouvement-anticapitaliste/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Wed, 04 Sep 2024 07:01:28 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Écologie]]></category> <category><![CDATA[Féminismes]]></category> <category><![CDATA[Intersectionnalité]]></category> <category><![CDATA[stratégies anticapitalistes]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7881</guid> <description><![CDATA[Comment articuler en théorie et en pratique la lutte contre l’exploitation et la destruction du vivant à l’oppression des femmes […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong>Comment articuler en théorie et en pratique la lutte contre l’exploitation et la destruction du vivant à l’oppression des femmes par les hommes, et plus généralement à tous les systèmes d’oppression et de domination ? C’est la question que posent dans les années 1970 les pensées écoféministes en Amérique du Nord, en Europe, en Inde et en Amérique latine. Longtemps marginalisées dans les mouvements féministes comme écologistes, les pensées écoféministes ont connu ces dernières années un nouvel engouement. Quelles sont leurs principales lignes de force ? Comment écoféminismes et anticapitalisme peuvent-ils se conjuguer ? </strong></p> <p>Propos recueillis par Clément Petitjean et Catherine Achin, membres du comité de rédaction de <em>Mouvements</em>.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong><em>Vous venez de publier votre deuxième ouvrage commun, </em>Yoga Shalala<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a><em>, qui explore les liens entre la pratique du yoga et l’écoféminisme à partir de ton expérience, Jeanne. Votre premier roman graphique, sorti en 2021, décrivait déjà les idées, les rituels et les pratiques des </em>ReSisters<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>,<em> une communauté écoféministe en rupture avec le système capitaliste patriarcal néocolonial. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous avez, chacune, rencontré l’écoféminisme ?</em></strong></p> <p><strong>Jeanne Burgart Goutal (J.B.G.)</strong> : J’ai commencé à travailler sur le sujet en 2012. Mais cela faisait déjà longtemps que les questions qui m’intéressaient en tant que prof de philo et lectrice de philo tournaient autour de la critique de la modernité et du capitalisme. Je lisais déjà pas mal d’auteur·ices écolos, ou bien des auteur·ices sur lesquel·les j’avais beaucoup travaillé pendant mes études, comme Nietzsche, qui <em>a priori</em> n’est pas très écoféministe mais chez qui on trouve déjà une critique de la modernité, de la rationalité, des valeurs bourgeoises. Et je m’intéressais aussi aux féminismes. La découverte de l’écoféminisme s’est faite un petit peu par hasard. J’ai vu un documentaire de Coline Serreau, <em>Solutions locales pour un désordre global</em> (2010), dans lequel il y a des passages d’interviews avec Vandana Shiva et d’autres personnes comme Claude et Lydia Bourguignon, des membres du mouvement des paysans sans terre au Brésil. Toutes évoquent des liens entre, par exemple, les politiques de développement, d’industrialisation de l’agriculture et la dégradation de la condition des femmes en Inde, ou bien des liens plus symboliques entre la terre et la femme, la mère, le labour et la pénétration, voire le viol Et à peu près au même moment, je suis tombée là aussi un peu par hasard sur un article de Janet Biehl dans <em>Le Monde Diplomatique</em><a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a>, qui est une critique vraiment acerbe de l’écoféminisme. Et forcément, quand on tombe sur une contradiction, quelque chose qui nous enthousiasme et qui en même temps suscite directement une critique, c’est hyper stimulant ! Ça m’a donné envie de plonger dans la recherche sur ce sujet. Et au fur et à mesure, ça m’a amenée à sortir complètement du mode de recherche habituel en philo, purement livresque, et d’aller vraiment sur le terrain, faire des séjours, des immersions, plein de rencontres, ce qui a profondément changé aussi mon rapport à la philo, à l’enseignement.</p> <p>Je ne suis donc pas partie d’un engagement militant mais d’un intérêt philosophique. En même temps, je trouve ça un peu artificiel de séparer les deux. Quand on est philosophe dans l’âme, la philosophie, ce n’est pas juste du baratin intellectuel. Ça engage existentiellement. Et puis, quand j’ai découvert ça, je vivais en Normandie et j’étais pas mal dans les milieux alternatifs, qui mélangeaient complètement la pensée et la vie.</p> <p><strong>Aurore Chapon (A.C.) :</strong> Je venais d’un endroit de déconstruction plutôt écolo, transmis par mes parents (que l’on peut définir comme des gens de gauche libérale). Ensuite, je suis arrivée dans les mouvements féministes vers mes 18-20 ans, grâce auxquels j’ai pu développer à une pensée plus précise et plus radicale au fil du temps. Pendant des années, je n’ai jamais entendu parler des écoféminismes, alors qu’il y a un corpus littéraire énorme. C’est une lutte qui date des années 1970, donc on peut s’étonner de cette ignorance, <em>a posteriori</em> ! Même si j’avais commencé à faire des liens un peu intuitivement en me documentant sur les différents sujets que traitent les écoféminismes, je n’ai pas croisé le terme avant début 2019. Je crois que la première occurrence du mot « écoféminisme » que j’ai vue, c’est dans le <em>Sorcières </em>de Mona Chollet<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>. Et alors que j’étais en train de lire ce livre, Jeanne donnait une conférence à Rennes sur le thème « Féminisme et écologie, même combat ? ». Cet événement arrive donc dans ce contexte où j’ai une sensibilité accrue aux mouvements non seulement féministes (plutôt queer donc), mais aussi écolos, antiracistes / décoloniaux, etc. L’approche dépeinte par Jeanne lors de cette intervention m’a semblé faire la somme de tout cela, sans faire l’économie d’un sujet par rapport à un autre et même au contraire en les articulant entre eux. C’est à ce moment que je me suis demandé comment il était possible qu’en presque une décennie d’intérêt pour ces thèmes, je n’aie pas rencontré cette analyse transversale, qui propose des hypothèses et des pistes sur les crises majeures (sociales, environnementales) auxquelles l’humanité doit faire face de façon de plus en plus urgente. Donc je me suis dit qu’il y avait visiblement un problème au niveau de l’accessibilité de ces idées : le corpus reste en effet très théorique, le tout dans un format et une langue peu grand-public… ce qui est un comble, pour des mouvements nés plutôt sur le terrain, créés par des populations minorisées, pauvres, avec globalement peu d’accès à l’éducation. Alors il m’a semblé qu’une des premières actions à imaginer, et qui m’était accessible, ce pouvait être une meilleure stratégie de diffusion, une proposition de forme différente et moins universitaire. J’ai alors contacté Jeanne dans l’idée de produire quelque chose en intégrant une dimension visuelle prépondérante, même si je ne savais pas encore quoi exactement (des strip BD pour réseaux sociaux, un pdf à télécharger ?). Je voulais initialement simplement reprendre le contenu de la conférence, et en proposer une version visuelle, en rendant très visibles les chiffres et statistiques, par exemple. Jeanne m’a répondu qu’on pouvait sans doute faire plus que ça… Et voilà comment est né le projet !</p> <p><strong>Mouvements : <em>Et c’est ainsi que débute votre construction commune des </em>ReSisters<em>. Et après tout ce travail, ces lectures, ces recherches, comment vous positionnez-vous dans la galaxie écoféministe ? Est-ce qu’il y a des courants desquels vous vous sentez plus proches, ou des expériences militantes qui vous parlent plus que d’autres ?</em></strong></p> <p><strong>A.C. :</strong> Oui, je me positionne ! Quand j’ai découvert l’écoféminisme, j’y ai vraiment vu la convergence des luttes, à la fois féministes et queers, écolos, décoloniales, anticapitalistes, de classe, etc. Je me suis dit, c’est merveilleux, c’est ça qu’on cherche depuis le début. Et j’étais persuadée que pour tout le monde, l’écoféminisme, c’était ça. Mais j’ai été confrontée à des réactions défensives de la part notamment de féministes de mon entourage qui me regardaient avec un peu d’agacement quand je leur en parlais. J’ai compris par la suite que l’écoféminisme n’a pas très bonne presse en France, qu’il est associé à des mouvements que personnellement je résume sous l’étiquette « féminin sacré divin » ou « féminin divin » – desquels je me désolidarise absolument, au passage, parce qu’ils ont une dimension très essentialiste voire même transphobe. Or moi j’évolue dans des milieux plutôt très queer, on peut donc facilement comprendre pourquoi ça coinçait. J’ai passé beaucoup de temps à discuter de la méfiance à l’égard de l’écoféminisme, en essayant de parler des mouvances dont je me sens plus proche, comme l’écologie queer par exemple, qui propose justement de dépasser les binarités homme/femme, humain/animal, etc. C’est ce que je trouve de plus intéressant dans ce mouvement : détricoter les arguments pseudo-biologistes, qui s’inspirent d’une nature prétendument binaire (et originelle, intouchée, vierge…), qui en fait ne l’est pas du tout quand on s’y intéresse réellement ! Quand on étudie différents types d’écosystèmes, on peut constater une immense variété dans les types de symbioses, les formes de reproduction, les sortes de familles, de système sociaux… C’est une bonne nouvelle, parce que ça signifie que ceux prônés par l’hétéro-patriarcat ne sont en réalité qu’un type de modèle parmi une infinité d’autres, et que donc en principe on peut en changer… ou en tout cas commencer à l’imaginer ! Moi, j’y vois une inspiration énorme pour les mouvements féministes et queers, qui tentent justement de renouveler nos imaginaires et nos organisations sociétales vers quelque chose de plus diversifié… et donc forcément de plus riche et joyeux pour tout le monde.</p> <p><strong>J.B.G. :</strong> En ce qui me concerne, ce qui est un peu bizarre, c’est que dans mon bouquin <em>Être écoféministe</em><a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a>, qui est paru avant la BD, il y a un interlude dans lequel j’ai écrit noir sur blanc « Je ne crois pas à l’écoféminisme, blablabla ». Et malgré cela, je suis tout le temps étiquetée « philosophe écoféministe ». Apparemment, quand on tape mon nom sur Google, on trouve ça, et maintenant « professeure de yoga », ce que je ne suis pas non plus. Venant de la philo, je n’avais jamais vécu ce truc d’identification à un sujet. En philo, on a le droit d’étudier toutes les pensées qui nous intéressent avec une forme de réflexivité, de distance critique. Et là, dans le cas de l’écoféminisme, j’ai été confrontée à une tout autre logique où on supposait que j’étais écoféministe. Ce qui discréditait mon propos. Dans des colloques universitaires, il est arrivé qu’on pose à tou.tes les autres intervenant.es des questions de fond et que moi, on me cherche sur mon positionnement pour essayer de savoir si j’étais écoféministe ou pas. C’était vraiment bizarre comme expérience. Et dans les milieux militants, ce n’était pas non plus confortable puisqu’il y avait une sorte de soupçon sur le fait que je n’adhère pas à tout, que je questionne, ce qui signifiait que je n’étais pas amie, mais ennemie. Si je n’étais pas 100% pour, j’étais contre. Ce qui, évidemment, est hyper simplificateur.</p> <p>Dans <em>Être écoféministe</em>, l’un des enjeux était justement de tenir une ligne de crête, de ne faire ni un livre écoféministe, ni une critique de l’écoféminisme, mais de trouver ce positionnement d’observation participante, comme en ethnologie, ou d’observation sympathisante mais néanmoins lucide. C’est mon positionnement de départ. Et j’ai beau répéter dans les conférences « je ne suis pas écoféministe », tout le monde veut que je le sois. Et c’est un peu vrai même si je tiens, effectivement, à ne pas revendiquer cette étiquette. Je ne vois pas pourquoi je me définirais plus comme écoféministe que comme nietzschéenne ou comme rousseauiste ou comme tantrika<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a> ou je ne sais pas quoi. Et en même temps, je vois bien qu’avec les bouquins, avec le nombre de conférences que j’ai faites, d’interventions publiques, d’interviews, d’entretiens avec des étudiant·es, je contribue à la diffusion de cette pensée. Ce que j’essaie de faire avec le plus d’honnêteté possible, même si je n’adhère pas à tout. En fait, cela m’agace souvent que dans le débat public ou dans la médiatisation du mouvement, ce soient les versions les plus discutables ou les plus simplistes qui soient répandues. Et donc, quand j’interviens, j’essaye de mettre en valeur ce qu’il y a, selon moi, de plus intelligent, de plus enthousiasmant dans les différentes versions de l’écoféminisme. Donc, comme Aurore, ce qui m’intéresse et ce qui me paraît porteur, c’est un écoféminisme qui puisse vraiment faire alliance avec les luttes les plus déconstructives, les plus radicales qu’il puisse y avoir en ce moment. Donc un écoféminisme qui soit clairement plus du côté queer que du côté essentialiste, qui prenne en compte la dimension décoloniale, antiraciste, qui se replie le moins possible sur les versions commerciales qu’on peut trouver dans le mouvement.</p> <p>Et dans ma pratique d’enseignante, ça a aussi changé beaucoup de choses. D’une part dans les textes que je fais étudier aux élèves, mais surtout dans mes pratiques pédagogiques. En fait, pour moi, ça revient simplement à essayer de créer plus de justice là où on travaille. Si vraiment on veut contribuer le moins possible aux logiques de reproduction sociale, de racisme systémique, de perpétuation des inégalités dans le système scolaire, ça suppose de changer complètement les manières de faire travailler les élèves, de les évaluer, de les noter, de se relier ou pas à Pronote, Parcoursup, etc. J’avais envie de changer mes pratiques avant de découvrir l’écoféminisme, mais cela m’a aidée à oser.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong><em>Nous avons aussi beaucoup apprécié l’interlude d’</em>Être écoféministe :<em> défendre une approche empirique en philosophie, montrer une forte empathie pour les autrices et les militantes dont tu parles et en même temps dire « je n’y crois pas », c’est une posture d’enquête très intéressante. Pour continuer… qui sont vos autrices écoféministes clés, les moments marquants pour vous de l’histoire de ces mouvements ? Et puis, un peu en lien avec ça, comment est-ce que vous expliquez le regain et la diffusion des idées de ce mouvement ces dernières années ?</em></strong></p> <p><strong>J.B.G.</strong> : Sur les autrices, pour ma part, ça a un peu changé, là aussi, au fil du temps. Au début, comme j’avais une approche très philo, ma préférée, c’était Val Plumwood, une philosophe écoféministe australienne. Ces derniers temps, on parle pas mal d’elle parce qu’il y a eu la traduction en français de plusieurs de ses ouvrages. D’abord, des articles où elle raconte son attaque par un crocodile dans le parc national de Kakadu<a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a>. C’est un texte un peu spectaculaire. En plus, en ce moment, on adore les anthropologues qui se font attaquer par des ours, les philosophes qui pistent des loups… Puis récemment, la publication d’un de ses plus gros bouquins théoriques<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a>. Sur le plan philosophique, il me semble que c’est vraiment la plus fine, la plus subtile, la plus honnête intellectuellement.</p> <p>Et par contre, la première fois que j’ai lu <em>Rêver l’obscur</em> de Starhawk<a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a>, je me suis dit : « Mais c’est quoi ce truc ?! C’est complètement bidon ce qu’elle raconte ! » Elle fait une espèce de nouvelle topique, comme les topiques freudiennes, mais un truc avec l’enfant, je ne sais pas quoi. Ça me paraissait vraiment bizarre. Mais au fur et à mesure, en changeant mes manières d’évaluer les pensées à partir de la question « Est-ce que c’est vrai, rigoureux, bien argumenté ? », en cherchant plutôt à me demander ce que ça produisait dans la réalité, pour les gens, psychiquement, socialement, politiquement, etc., je me suis rendu compte de la force des textes de Starhawk et de textes moins « rationnels », on peut dire, moins rigoureux sur le plan philosophique, mais qui en fait sont beaucoup plus efficaces pour que des collectifs militants s’en emparent, et qui leur donnent des outils géniaux. Par exemple, l’été dernier, j’ai participé à un chantier organisé par un collectif écoféministe dans le Minervois, dans le Sud-Ouest, qui existe depuis deux, trois ans. Elles, elles se sont vraiment complètement imprégnées des outils de Starhawk, de gestion de groupe, d’organisation des collectifs. Et c’était génial.</p> <p>Il y a plein d’autrices que j’aime bien, mais il y en a une que j’aimerais citer, parce qu’en France on n’en parle jamais. Et pour l’instant, elle n’est pas traduite, même si j’ai peut-être une piste de publication d’un petit extrait. C’est une théologienne écoféministe qui s’appelle Rosemary Radford Ruether<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>. Elle est hyper intéressante parce qu’à la différence de Starhawk, elle a fait le choix de rester au sein du christianisme, mais de faire une version écoféministe, avec une relecture d’une grande profondeur historique des évolutions de la religiosité. Je trouve sa pensée vraiment intéressante pour une spiritualité écoféministe qui n’irait pas du côté sorcière, néopaganisme, ce que je trouve chouette aussi.</p> <p>Ensuite, sur les grands moments, évidemment, il y a les grandes mobilisations du début du mouvement, la Women’s Pentagon Action en novembre 1980 aux États-Unis, le campement de Greenham Common en Grande-Bretagne, un campement antinucléaire qui commence en septembre 1981, autour des luttes antinucléaires. Ce qui est délicat, c’est qu’il y a beaucoup de luttes très importantes pour l’histoire de l’écoféminisme mais qui ne se sont jamais dites écoféministes. C’est par exemple le mouvement Chipko, dans le Nord de l’Inde, qui lutte contre la déforestation et qui a eu des effets d’émancipation des femmes, de redéfinition des rapports de genre dans les villages concernés. Ou encore les luttes autour de l’extractivisme minier en Amérique du Sud, ou de la désertification au Kenya avec le mouvement de la ceinture verte de Wangari Maathai. Tout cela a complètement inspiré les écoféministes et nourri cet imaginaire et cette idée d’un vaste mouvement international de résistance, de proposition d’un autre monde. Ça allait avec l’ambiance altermondialiste des années 1990. Ces luttes-là n’utilisent pas le terme d’écoféminisme mais sont importantes pour percevoir la sensibilité, les aspirations ou les rêves des écoféministes non occidentales. Dans les mouvements récents, ce n’est pas évident car, comme depuis le début d’ailleurs, rien n’est centralisé. Même si des figures un peu étonnantes ont émergé, genre Sandrine Rousseau, qui ont porté une forme d’écoféminisme dans la « politique politicienne », la nébuleuse écoféministe reste relativement peu visible. Souvent, ce sont des petits collectifs, des petits festivals, des initiatives par-ci, par-là. Notamment dans les zones rurales, portées par des meufs qui s’en foutent complètement que leur combat soit connu des médias parisiens. Mais c’est vrai qu’il existe une vague de fond assez bouillonnante.</p> <p><strong>A.C. : </strong>Sur la question des influences : je lis des essais, mais même si je trouve que c’est une ressource incroyable en termes de « savoirs bruts », ce n’est pas forcément ce dont je me sens le plus proche parce qu’au final je nourris une passion ardente pour la fiction ! Je crois qu’une des clés qui m’a fait basculer pendant ta fameuse conférence, Jeanne, c’est lorsque tu as parlé de <em>Princesse Mononoké</em><a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>. Je me suis dit « ah mais oui, c’est pour ça que je suis <em>obsessed</em> avec Princesse Mononoké depuis que j’ai 8 ans ! » C’est le film que j’empruntais en boucle (époque cassettes VHS oblige)… c’est une histoire qui parle d’extractivisme minier avec des divinités animales et un peu mutantes qui protègent la forêt contre les humains. Et toute cette symbolique autour de la princesse qui est une humaine mais qui se retrouve du côté des animaux, cette friction entre modernité et traditions qui est assez bien nuancée je trouve, cela m’a nourrie pendant très longtemps. <em>Nausicaä de la Vallée du Vent</em>, de Miyazaki, aussi, mais également des livres plus anciens, comme <em>Ronya, fille de brigand </em>de Astrid Lindgren<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a> (plus connue pour sa série <em>Fifi Brindacier</em>). Je suis globalement fascinée par toutes les histoires qui se passent dans la forêt comme d’ailleurs <em>Dans la forêt</em> de Jean Hegland<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a>, ou les récits qui montrent un quotidien de subsistance tout en produisant de la pensée comme <em>Le Mur invisible</em>, de Marlen Haushofer. Je suis aussi beaucoup influencée par l’<em>heroic fantasy</em>, peut-être que ça se voit dans mes dessins… Beaucoup d’auteurices de livres d’<em>heroic fantasy</em> profitent du fait qu’ielles créent un univers de toutes pièces pour y glisser des critiques des oppressions systémiques présentes dans le monde réel. Et surtout, le côté très magique, métamorphe, m’intéresse, ça rejoint la dimension hybride et pas du tout normée des écosystèmes autres qu’humains dont je parlais tout à l’heure. C’est là qu’on peut boucler fiction et théorie en parlant du travail de Donna Haraway<a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a>, et de sa pensée autour du cyborg en tant qu’être de <em>natureculture</em> en un seul mot, toujours dans l’idée d’exploser les dualismes et de penser l’évolution dans un monde qui sera forcé d’ajuster ses pratiques… sous peine, à terme, de voir anéanties les conditions nécessaires à la perpétuation de la vie sur terre !</p> <p>Dans mes inspirations plus actuelles, j’ai envie de parler de la collection <em>Bestial </em>des éditions JC Lattès, qui invitent des auteurices à explorer une figure animale : <em>Devenir lionne</em> de Wendy Delorme, <em>Le renard</em> de Pauline Harmange ou encore <em>Courir l’escargot</em> de Lauren Bastide<a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a> (ce dernier étant, par exemple, ode à la mutation, à la non-binarité, à une forme de lenteur anti-capitaliste).</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <p><strong>Mouvements : <em>On voudrait revenir sur les éventuelles spécificités françaises rendant compte d’une réception assez tardive et timide de l’écoféminisme, même si, depuis quelques années l’écoféminisme semble infuser partout. Comment percevez-vous les liens entre le mouvement écoféministe et d’autres mouvements féministes très vivants en France à l’heure actuelle, comme le féminisme matérialiste, le féminisme queer, le féminisme intersectionnel ou encore le féminisme anarchiste ?</em></strong></p> <p><strong>A.C. : </strong>C’est vrai que l’écoféminisme a du mal à s’implanter en France, alors que celle qui aurait forgé le terme « écoféminisme », Françoise d’Eaubonne, dans <em>Le féminisme ou la mort</em> en 1974<a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a>, est française. Pour moi, l’écoféminisme s’inscrit dans la continuité de la pensée de Beauvoir, mais je vois bien que c’est une idée qui a du mal à faire son chemin dans la pensée féministe française, par peur d’un essentialisme supposé. J’ai l’impression que la perception courante du discours écoféministe, c’est que « les femmes et la nature, c’est la même chose, c’est pour ça qu’on lutte ensemble ». Alors que selon moi l’écoféminisme dit : « le PATRIARCAT pose que les femmes et la nature (et tout type de population minorisée) c’est la même chose <em>dans le but de dominer les unes par les autres</em> ». La nuance est vraiment de taille, parce qu’elle place ces deux approches quasiment à l’opposée l’une de l’autre sur le plan symbolique et donc politique ! Pour moi, l’écoféminisme démontre à quel point ce lien présupposé entre les femmes et la nature est une construction, de la même façon que la féminité et la masculinité sont des constructions… et, de fait, continue la pensée de Beauvoir en ajoutant la dimension écologique. Donc il ne faudrait pas faire l’erreur de dire <em>les femmes sont plus naturelles que les hommes ou les hommes sont moins naturels que les femmes</em>. Cette fausse interprétation continue d’avoir la vie dure.</p> <p>Ça me fait penser à cette formule de la penseuse écoféministe Ynestra King : « qui voudrait une part d’une tarte cancérogène pourrie ? » Si moi, en tant que femme blanche privilégiée, on me propose un poste à responsabilité dans une entreprise au nom du féminisme, mais que ce poste va contribuer à polluer plus, à faire travailler des gens dans des conditions indécentes et horribles, ce n’est pas le féminisme que je souhaite voir s’incarner dans ma vie. En d’autres termes : je ne souhaite pas que « les femmes deviennent des hommes comme les autres », pour reprendre encore une formule célèbre… si cela implique que seule une poignée de femmes (cis, blanches, etc.) bénéficient soudain d’un accès aux privilèges semblables à ceux des hommes… Et donc, ça n’est envisageable que sous le prisme antiraciste, anticapitaliste et écologique. C’est la pyramide entière de domination qui doit être défaite, déconstruire la masculinité hégémonique (et capitaliste et coloniale) parce qu’elle est mortifère, insensible à tout et fertile en rien.</p> <p>Une autre raison, c’est que Françoise d’Eaubonne était légèrement radicale dans sa façon d’exprimer sa pensée et que peut-être que faire exploser des trucs, c’était un peu beaucoup pour les féministes de l’époque !</p> <p><strong>J.B.G. : </strong>Il faudrait distinguer le niveau théorique et la réalité concrète. Sur le plan théorique, les possibilités d’alliance de l’écoféminisme avec des formes de féminisme matérialiste, anarchiste, décolonial, sont très claires, il y a des passerelles et des affinités évidentes : le rejet de toutes les formes de dualisme, de domination, d’exploitation, l’exigence intersectionnelle, etc. Mais au niveau concret, les actions communes et les convergences réelles entre des collectifs restent compliquées. J’ai l’impression que l’écoféminisme a du mal à trouver sa place au sein des mouvements féministes en France. Vous disiez que le mot se répand un peu partout, mais c’est à nuancer ! Par exemple, mes élèves qui regardent plus BFM et CNews, je ne pense pas qu’ielles aient entendu parler d’écoféminisme. Alors ça s’est effectivement décloisonné, c’est sorti des purs milieux militants, mais ça reste connu surtout des gens de gauche un peu intellos, qui lisent <em>Mediapart</em> ou <em>Reporterre</em>. Même s’il y a eu le moment Sandrine Rousseau où il en a été beaucoup question, cela reste quand même relativement faible comme médiatisation.</p> <p>Paola Broggi, une danseuse avec qui j’avais parlé pour l’écriture d’<em>Être écoféministe</em>, m’avait bien expliqué un aspect du problème. Elle travaille à la Maison des femmes de Montreuil, qui porte un féminisme matérialiste très « à la française ». Mais Paola, qui est italienne, me disait que c’était difficile de porter une parole écoféministe face à des féministes matérialistes « à la française », parce que toute la dimension spirituelle, ou même écolo, un peu sentimentale, d’amour de la nature, leur paraissait bidon et farfelue. Et qu’<em>a contrario</em>, dans l’autre milieu dans lequel elle bosse, « bien-être, spiritualité, féminin sacré », où elle intervient à travers des ateliers de danse, dans des festivals, là, c’est la dimension très politique, anticapitaliste, radicale de l’écoféminisme qui est très mal perçue.</p> <p>J’ai l’impression aussi que les difficultés autour du mot écoféminisme persistent. Par exemple récemment j’ai fait un entretien avec une étudiante qui faisait une recherche sur l’écoféminisme dans le milieu du cinéma français et elle me disait qu’elle a rencontré plein de femmes qui étaient soit référentes égalité femmes/hommes soit éco-référentes sur les tournages ou dans les boîtes de production, et qu’aucune d’entre elles ne se définissait comme écoféministe. Même celles qui connaissaient le mot voyaient bien que stratégiquement, se dire ouvertement écoféministe, c’était quand même un peu chercher la merde, parce que ça reste polémique, associé à des images négatives.</p> <p>Et de la même façon, dans d’autres milieux, par exemple le féminisme de la subsistance qu’a étudié Geneviève Pruvost<a href="#_ftn17" name="_ftnref17">[17]</a> en région rurale, il y a beaucoup de femmes qui ont des modes de vie, des pratiques, des formes de sociabilité, qui sont très écoféministes dans l’esprit, mais qui n’utilisent absolument pas ce mot. Il y a plein de cercles de femmes, des « mandalas » d’entraide économique entre femmes, des soirées de guérison du féminin, etc., mais sans connaître le mot, ou bien avec une méfiance vis-à-vis du mot qui reste souvent associé à des personnes un peu comme moi, qu’on suppose urbaines, intellos, etc.</p> <p>Idem pour les mouvements décoloniaux. Ça m’intéresse de voir comment Fatima Ouassak utilise ou non le mot écoféminisme selon le contexte. Comme pour Paola Broggi, on a l’impression qu’elle a peut-être le cul entre deux chaises, car selon le public, ça va être soit stratégique, soit au contraire repoussoir. C’est vrai que globalement, les autrices qui portent un discours écoféministe ou sur l’écoféminisme dans la sphère publique donnent une image assez uniforme. Je me souviens d’un débat avec Solène Ducretot des Engraineuses, on était trois blondinettes, avec nos cheveux longs, qui adorent bouquiner, écouter des podcasts, on aurait dit des clones ! Plein de femmes ne vont pas s’identifier à ça. Cela participe des choses qui font que les liens concrets sont beaucoup plus difficiles à tisser que les liens théoriques. Quand je m’adresse à des milieux militants queer, eux et elles se figurent l’image de la femme cis dans un champ de fleurs. Pour elles, c’est ça l’écoféminisme. Si on s’adresse à des collectifs antiracistes, eux, ils vont voir à raison la dimension très blanche du mouvement en France. Et si on s’adresse à des mouvements « bien-être », comme on a pu aller dans cette zone avec <em>Yoga Shalala</em>, là, bizarrement, le mouvement paraît trop radical, trop politique. Donc en fait, il n’est jamais bien. Il est toujours mal perçu, quel que soit le milieu avec lequel on essaye de créer des affinités.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong><em>On y arrive donc, depuis un point de vue écoféministe, à quoi ça peut ressembler l’anticapitalisme ?</em></strong></p> <p><strong>J.B.G. : </strong>Déjà, un truc sur lequel il faut être clair, c’est que par essence, l’écoféminisme est un mouvement anticapitaliste. D’abord pour des raisons théoriques, il y a une démonstration que le capitalisme est nécessairement patriarcal et écocide, colonial et néocolonial, que le fonctionnement du capitalisme a comme condition de possibilité la surexploitation de la nature, les inégalités de genre, les inégalités au niveau international, etc. Et donc, un écoféminisme qui ne serait pas anticapitaliste, c’est un écoféminisme qui, sur le plan théorique, ne fonctionne pas. Il y a bien sûr des récupérations. Un exemple qui m’avait vraiment scotchée, c’est des coques d’iPhone siglées « Ecofeminist », avec des petites fleurettes, ou bien un sommet en ligne intitulé « Semaine de l’entrepreneuriat écoféministe » ! On trouve aussi des récupérations par l’extrême droite. Mais si on lit les textes, on voit qu’il y a cet ADN anticapitaliste de l’écoféminisme, à la fois dans son histoire, dans sa sensibilité politique qui vient de l’anarchisme, du municipalisme libertaire, ou d’un féminisme marxiste, et pour des raisons théoriques, argumentatives.</p> <p>Ensuite, sur la façon dont on percevrait l’anticapitalisme depuis le prisme écoféministe, si on prend par exemple une sociologue allemande comme Maria Mies, qui a écrit avec Veronika Bennholdt-Thomsen sur la subsistance<a href="#_ftn18" name="_ftnref18">[18]</a> et avec Vandana Shiva sur l’écoféminisme<a href="#_ftn19" name="_ftnref19">[19]</a>, ou encore la philosophe australienne Ariel Salleh<a href="#_ftn20" name="_ftnref20">[20]</a>, leur perspective consiste justement à partir d’un marxisme assez classique et à essayer de voir ses impensés. De s’inscrire dans l’anticapitalisme et de le compléter ou l’infléchir à partir de préoccupations féministes, écologistes et décoloniales. Il y a un schéma hyper clair là-dessus, qu’on a mis dans <em>ReSisters</em> – en plus, Aurore l’a fait en 3D ! –, qui représente la pyramide ou « l’iceberg » du capitalisme patriarcal néocolonial, et synthétise bien cette manière de compléter ou d’infléchir l’anticapitalisme à partir de ces préoccupations.</p> <p>Autre exemple, Rosemary Radford Ruether, que j’évoquais tout à l’heure, essaie d’imaginer une sorte d’utopie écoféministe dans un livre de 1975, <em>New Woman, New Earth</em>. Ses sources, c’est à la fois le marxisme, la théologie de la libération, l’imaginaire du kibboutz et du municipalisme libertaire de Murray Bookchin. Sa version de l’utopie écoféministe est anticapitaliste, avec un accent mis sur la manière dont notre communauté autogérée, notre kibboutz écoféministe, organise et répartit le travail productif et reproductif, comment on gère les déchets, la mort, les transports etc. C’est une des premières questions qu’elle pose : comment articuler le milieu de travail et la maison, pour faire en sorte qu’il n’y ait pas cette division entre « une vie de travail aliénée et une vie domestique étriquée » ? Il y a l’idée, au contraire, de les réarticuler d’une façon beaucoup plus fluide, à la fois en termes de genre, de classe aussi, de ne pas refourguer tout le travail domestique à des personnes de classes populaires, racisées, sous-payées. Ce sont choses assez compliquées à mettre en œuvre dans la réalité, de tenir ce prisme intersectionnel et de ne jamais oublier les enjeux de justice sociale, de genre, décoloniaux, écologistes et antiracistes, soit quand on imagine une utopie, soit quand on cherche à créer un changement réel. L’écoféminisme implique de se poser toutes les questions en même temps.</p> <p><strong>A.C. : </strong>Jeanne a tout dit. Cela me fait penser à l’ouvrage de Silvia Federici, <em>Caliban et la sorcière</em><a href="#_ftn21" name="_ftnref21">[21]</a>, où elle montre le passage de la féodalité vers le capitalisme, où on observe l’explosion au niveau industriel de la notion d’exploitation du corps des autres. Les corps des animaux, les corps des humains, et de certains humains plus que d’autres. Alors oui, évidemment, si on part du principe que l’écoféminisme, c’est la lutte contre toute forme d’exploitation des corps minorisés, et que le capitalisme repose précisément là-dessus, l’un est forcément en opposition avec l’autre. Silvia Federici insiste sur le gros impensé de Marx sur les questions féministes et antisexistes. C’est très bien de s’intéresser à la lutte des classes et de savoir comment est-ce que cette main d’œuvre exploitée subit les conséquences du grand capital, mais il omet complètement qui produit cette main d’œuvre, qui fait du <em>care</em> et qui produit les corps, tout simplement.</p> <p><strong>Mouvements : <em>Quelles sont les </em>stratégies<em> anticapitalistes défendues par les mouvements écoféministes ? Au-delà de l’investissement d’une politique du quotidien, existe-t-il des mouvements qui prônent d’autres types d’actions politiques, plus conventionnelles ou plus directes ?</em></strong></p> <p><strong>J.B.G. : </strong>Au cours de l’histoire du mouvement, il y a eu des formes d’action très directes. Par exemple, la fameuse bombe posée par Françoise d’Eaubonne sur un site de construction d’une centrale nucléaire, qui n’a pas arrêté la construction mais qui l’a quand même compliquée et retardée. Ces dernières années, le collectif des Bombes Atomiques a repris le flambeau de l’écoféminisme antinucléaire et a fait plusieurs actions à Bure, autour de ce site d’enfouissement de déchets nucléaires, avec de grosses mobilisations, des confrontations avec la police, etc.</p> <p>Traditionnellement dans l’histoire du mouvement, il y a plutôt une méfiance vis-à-vis des élections, des institutions, de l’État, et puis de la notion de pouvoir, puisqu’il y a cette sensibilité anarchiste. Mais il y a eu Sandrine Rousseau. Et d’ailleurs pas seulement elle : au moment des primaires écologistes en 2022, Sandrine Rousseau et Delphine Batho, les deux femmes candidates, se sont toutes les deux dites écoféministes. Alors évidemment, ça pose plein de questions – et je ne suis pas sûre que les collectifs écoféministes se reconnaissent dans ce que porte Sandrine Rousseau. Mais j’avais été contactée par la Commission Écoféminisme de Génération Écologie et la commission Genre et écologie d’EELV. Et je dois dire que les femmes qui font partie de ces commissions ont un engagement écoféministe vraiment sincère. Elles cherchaient à mettre au point une sorte de charte écoféministe, par exemple pour les questions de harcèlement sexuel au sein du parti, ou de fonctionnement hiérarchique, des prises de parole, des prises de décision, de représentation de la diversité, etc. Mais après, il y a toute la difficulté de faire passer ça dans le fonctionnement interne du parti ou dans un programme. C’est assez facile de se moquer de Sandrine Rousseau. Mais sa campagne n’a pas été une grosse réussite aussi parce qu’il est très compliqué de porter un discours écoféministe auprès du grand public, dans un milieu où tout le monde se tire dans les pattes et où la moindre phrase sur un barbecue va tourner pendant 6 mois pour discréditer l’ensemble d’un propos.</p> <p>Il y a aussi une présence écoféministe dans des actions militantes plus larges. Par exemple, dans les actions des Soulèvements de la Terre autour de l’autoroute A69, à chaque fois, il y a des cortèges écoféministes qui interviennent, avec beaucoup de présence artistique, de musique, de danse, de réflexion sur la manière de prendre soin les un·es des autres dans le militantisme. Par exemple, l’association Les Allumeuses développe plein de choses autour du soin aux militants et militantes, contre les formes de burn-out militants. Il n’y a donc pas une seule stratégie, il y a toutes ces formes d’engagement.</p> <p><strong>A.C. : </strong>Je suis également pour la pluralité des stratégies. C’est-à-dire qu’à la fois, étant donné la dimension historiquement anarchiste et anticapitaliste du mouvement, je comprends pourquoi il est difficile d’envisager d’aller sur le terrain électoral et politique. Mais j’ai aussi du mal à imaginer comment <em>ne pas</em> en passer par là ? Puisqu’on veut changer les dynamiques de pouvoir, comment ne pas s’attaquer aux sphères qui le possèdent actuellement, ce pouvoir… Je ne suis pas sûre qu’on soit suffisament avancé·es dans la lutte, en termes de résultats effectifs, pour rester bloqué·es dans nos postures esthétiques de pureté militante.</p> <p>Certains collectifs écoféministes ne seront peut-être pas forcément d’accord avec Sandrine Rousseau par exemple, figure politique qui porte les idéaux écoféministes dans les sphères de pouvoir. Moi je pense que l’urgence est trop grande et que chacun·e doit investir le terrain qu’iel peut, car la bataille se déroule sur tous les fronts : idéologiques, imaginaires, politiques, matériels… Donc si pour Rousseau, avec son parcours de vie et ses entrées dans le milieu politique, cela fait sens de porter cette parole-là, pourquoi pas ?</p> <p>Je pense que quand les fruits de cette lutte pourront être récoltés (si tant est que ça arrive, dans un monde idéal probablement fantasmé), ce ne sera pas le fait d’une seule personne, d’un seul livre ou d’une seule structure en particulier : ce sera le résultat du travail collectif effectué dans toutes les sphères de la vie.</p> <p>En termes d’expériences concrètes : depuis deux ans je me rends au festival <em>La Sève,</em> un festival écoféministe organisé par le collectif Voix Déterres. C’est en mixité choisie sans hommes cisgenres hétéros. Je n’ai pas l’occasion de fréquenter souvent des espaces en mixité choisie pendant plusieurs jours et avec autant de personnes… donc déjà en soi c’est une expérience positivement déstabilisante, quand on l’habitude d’être minorisé·e. Mais ce que je trouve le plus intéressant dans ce festival, outre les ateliers et les activités proposées, c’est l’organisation en auto-gestion, impliquant toustes les participant·es : comment on s’en sort avec les tâches ménagères et le <em>care</em> (aux humains, à l’environnement) ? Tous ces aspects sont considérés comme étant des activités à part entière du festival, il y a un énorme tableau sur lequel on s’inscrit sur telle ou telle tâche. Il faut prendre des décisions à 130 pendant 5 ou 6 jours sur comment on se nourrit, avec quoi, d’où ça vient, qui fait la cuisine, à quel moment et qui nettoie les chiottes, et qui dort où. Moi, je n’avais jamais expérimenté ça à cette échelle-là. Je trouve que ça change tout de faire ce genre d’essai à plusieurs dizaines, voire centaines, ça sort des « petits gestes du quotidien » : ça a un impact plus direct et plus mesurable, et cela crée vraiment quelque chose dans le cerveau. Ce genre d’initiative, même si on rêve de transformation à plus grande échelle, reste une porte d’entrée et d’expérimentation collective très intéressante.</p> <p><strong>J.B.G. :</strong> Parmi les références de l’écoféminisme qu’on n’a pas évoquées et qui s’inscrivent dans une perspective politique radicale, il y a le mouvement des femmes kurdes du Rojava et des femmes du Chiapas. Elles mettent en œuvre des formes d’action et d’organisation radicale, comme l’a rapporté par exemple Corinne Morel Darleux, qui a passé pas mal de temps au Rojava. Ces femmes du mouvement de la Jineoloji au Rojava viennent parfois dans les festivals présenter comment elles s’organisent dans un confédéralisme démocratique pour vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires, avec une ambition politique très forte.</p> <p><strong>Mouvements</strong> : <strong><em>Il y a aussi l’idée que le problème n’est pas tant le capitalisme que le productivisme et l’extractivisme. Émilie Hache évoque ainsi dans son dernier ouvrage</em></strong><a href="#_ftn22" name="_ftnref22">[22]</a><strong><em> le souci de (re)génération propre aux sociétés pré-industrielles. Est-il possible de ré-inventer des pratiques génératives aujourd’hui ?</em></strong></p> <p><strong>A.C.</strong> : On trouve souvent des mots en « re » dans l’écoféminisme, c’était aussi une des explications du titre « Re-Sisters ». L’idée est de trouver l’équilibre pour reconstruire sur les cendres : en s’inspirant de pratiques qui ont déjà existé tout en remplaçant celles qui semblent délétères par des alternatives plus désirables. Une sorte d’aller et retour perpétuel entre pratiques du passé et du présent qui se transforment mutuellement pour mieux « designer » le futur… Non pas pour nos seuls conforts et usages, mais au contraire en ouvrant nos perceptions aux besoins du vivant à plus grande échelle. Ce n’est pas revenir à un modèle qui aurait existé, façon paradis perdu et syndrome de l’âge d’or, « c’était mieux avant ». Mais c’est plutôt travailler avec ce qu’on a dans une optique d’économie des ressources, d’égalité et même d’équité. Pour moi, ça rejoint ce que je disais tout à l’heure sur la mutation, l’évolution, l’hybridation. En fait, peut-être l’équilibre à trouver, ce serait de danser sur les ruines de ce qu’on a ? C’est un peu déprimant dit comme ça, mais… dans l’idée de retrouver, retourner, résister, « retisser le monde [<em>reweaving the world</em>]<a href="#_ftn23" name="_ftnref23">[23]</a> », qui est le titre d’un ouvrage important dans le mouvement. Retisser les mailles brisées par les dualismes et peut-être retricoter quelque chose avec plein de laines différentes, et embrasser cette pluralité, cette diversité et ces matières hétéroptiques qui composent le monde.</p> <p><strong>J.B.G.</strong> : Il y a <em>Reclaim</em><a href="#_ftn24" name="_ftnref24">[24]</a> aussi, qui commence par « re ». Ce « re » m’a beaucoup interrogée. Par exemple Mary Daly, autrice de <em>Gyn/Ecology</em><a href="#_ftn25" name="_ftnref25">[25]</a>, fait plein de néologismes et utilise tout le temps « re, re, re ». Je trouve que c’est à double tranchant de dire que des formes d’organisation sociale plus souhaitables, plus justes, ont existé. Je me méfie de l’idéalisation du passé et de la croyance que « c’était mieux avant ». Et en même temps, un des intérêts de se dire ça, c’est de montrer qu’on n’a pas à tout inventer <em>ex nihilo</em>, qu’autre chose a pu exister. Et cela donne une sorte de confiance, comme toutes les relectures féministes ou écoféministes de la préhistoire, qui montrent qu’il n’est pas impossible qu’il ait réellement existé des sociétés non patriarcales, des sociétés qui vivent en harmonie avec la nature, etc. Val Plumwood s’est toujours attachée à dépasser ce qu’elle appelle les faux dilemmes. Par exemple, conservatisme <em>vs</em> progressisme. Elle est toujours contre ces manières binaires de poser les questions, et avance que dans les sociétés prémodernes, comme dans toute tradition, il y a du bon et du mauvais. Il ne s’agit pas simplement de vouloir retourner à un prétendu passé idéal, mais de se demander ce qui peut être une source d’inspiration pour des sociétés aujourd’hui ou ailleurs. Où est-ce qu’on trace la ligne de partage ? Qu’est-ce qu’on veut garder ? Qu’est-ce qu’on ne veut pas garder ? Les rôles genrés, le rapport à la nature, les modalités de travail, les types de familles, etc. Comment on fait le tri ? Ça me parle, cette idée de passer les traditions au crible des valeurs qu’on a envie de porter. C’est pour ça que les expériences utopiques, préfiguratives, et le lien avec le passé ne s’excluent pas, à condition de ne pas proposer un retour illusoire dans un passé illusoire.</p> <p>Par exemple, j’idéalisais vachement les modes de vie autonomes avant d’en faire l’expérience. J’avais l’impression que c’était comme ça qu’il fallait vivre et que c’était trop bien de sortir du monde professionnel et capitaliste. Et en fait, après avoir vécu en semi-autonomie avec mon ex-compagnon dans les collines, je n’ai pas peur de dire que je kiffe l’eau courante ! Je me suis aperçue que je préférais dépendre du réseau des eaux de Marseille que d’un gars pour avoir de l’eau. C’est facile d’idéaliser un mode de vie autonome, autosubsistant, tant qu’on ne l’a pas vécu. Mais pour ma part, une fois que j’y étais, j’avais l’impression que 100% de mon temps passait dans la subsistance, et qu’il n’y avait plus de temps pour réfléchir, lire, écrire, rêver, etc. Cela invite là aussi à descendre des théories et à voir dans la pratique ce qui est réellement vivable et désirable. Mais bien sûr il s’agit d’une expérience personnelle, et non pas d’une affirmation générale.</p> <p><strong>A.C.</strong> : La fiction qui explore ça, c’est <em>La servante écarlate</em><a href="#_ftn26" name="_ftnref26">[26]</a><em>,</em> qui montre comment un système fasciste récupère des idéaux écologiques et prémodernes pour sauver l’espèce entière. Et ça ne se passe pas très bien, notamment pour les meufs, mais pas que ! Donc, je trouve ça très intéressant, ce que fait l’autrice avec cette fiction, en nous alertant sur le fantasme d’un supposé âge d’or et en nous incitant à passer au tamis ce qu’on a envie de garder ou de ne pas garder d’autres organisations sociales. C’est le pouvoir de la fiction d’explorer les impensés et les possibilités de ce qu’il y a devant nous. Les humains étant des êtres de récits, c’est un terreau très riche d’imaginer et de faire des mini-expériences sociales sous forme écrite (ou dessinée, filmées, etc.) pour explorer ce qui pourrait se passer, sans prendre trop de risques et voir ce qu’on pourra changer une fois qu’on aura l’expérience imaginée. C’est le premier pas.</p> <p><strong>Mouvements :</strong> <strong><em>Dans votre première BD, la communauté des </em>Resisters<em> défend un mode d’action spécifique, la « contre-armée ». Et dans la seconde, </em>Yoga Shalala<em>, vous expliquez comment Jeanne, tu arrives au yoga par l’écoféminisme, puisqu’il y a beaucoup de ponts et de connexions entre les deux. Est-ce qu’on peut envisager de voir une certaine redéfinition du yoga comme une forme de contre-armée et, pour prendre le titre du bouquin de Zineb Fahsi</em></strong><a href="#_ftn27" name="_ftnref27">[27]</a><strong><em> à l’envers, de dire que le yoga pourrait être le nouvel esprit de l’anticapitalisme ?</em></strong></p> <p><strong>J.B.G. :</strong> Eh bien, là aussi, il y a un écart entre le potentiel philosophique et ce qui se passe dans la réalité. Ce que décrit Zineb Fahsi est vrai, sur la façon dont le yoga est aujourd’hui devenu massivement un outil au service de l’individualisme, du perfectionnement personnel, de la performance au travail. Et puis aussi tout le business du yoga, avec des retraites en Inde ou à Bali, des vêtements et tapis synthétiques, qui est complètement intégré dans le capitalisme, et véhicule aussi des objets et des valeurs capitalistes.</p> <p>Cela dit, j’ai l’impression que c’est plus vrai dans les grandes villes que dans les campagnes. En ayant zoné dans pas mal de lieux de yoga, j’ai aussi rencontré beaucoup de choses qui ne correspondent pas à ce que décrit Zineb Fahsi. D’ailleurs, le lieu dont je parle beaucoup dans <em>Yoga Shalala</em>, où vit le personnage de Bernie, c’est le même que celui qui m’a inspiré l’endroit où vivent les ReSisters. C’est un lieu réel où j’ai passé beaucoup de temps. Et à cet endroit-là, où il y a un gars assez hors-normes qui vit en semi-autonomie, dans un mode de vie décroissant, il y a aussi beaucoup de cours de yoga, de stages. Et ça brasse des gens qui ont une fibre alternative, avec une sensibilité à la question de la justice et de l’accessibilité des cours. Cette fibre se manifeste par des positions alternatives politiquement ou socialement, ou en termes d’attention à l’écologie, de choix de vie plus ou moins marginaux. La plupart des élèves ne sont pas des bobos, mais des gens qui habitent dans les villages du coin. Personne n’est habillé en legging super chic !</p> <p>Dans l’histoire de l’attrait des Occidentaux pour le yoga, à l’origine, ce sont surtout des penseurs ou des groupes profondément en décalage ou en résistance avec la civilisation industrielle, capitaliste et bourgeoise, qui s’y sont intéressés. Dès le XIX<sup>e</sup> siècle, Thoreau<a href="#_ftn28" name="_ftnref28">[28]</a> écrit « j’ai l’impression parfois d’être un yogi », et Schopenhauer s’intéresse à des textes fondamentaux de l’hindouisme, comme la Bhagavad Gita ou les Upanishads. Après, dans les années 1960-70, c’est la contre-culture hippie qui s’est emparée du yoga et qui y a vu des valeurs alternatives au christianisme, en tout cas à ses versions les plus répressives et mortifères, et aussi aux valeurs capitalistes, bourgeoises, de consommation…. Donc c’est évident qu’il y a ce potentiel-là, et c’est avant tout ce qui a attiré les Occidentaux dans le yoga, avec un Orient un peu fantasmé, comme un rêve et un contre-modèle auquel on aspire.</p> <p>Et j’ai l’impression que malgré le génie du capitalisme pour récupérer tout ce qui pourrait l’affaiblir, il y a de vraies réflexions et de vraies actions. Par exemple, Cy Lecerf Maulpoix, qui a écrit <em>Écologies déviantes</em><a href="#_ftn29" name="_ftnref29">[29]</a>, est prof de yoga aussi, à Marseille, et dans ses cours, il y a vraiment un souci d’inclusivité, de faire du yoga à prix libre, dans des assos LGBT, ou en relation avec des associations d’aide aux migrant·es. Donc ça existe aussi et ça paraît complètement en affinité avec les philosophies qui sous-tendent le yoga.</p> <p><strong>A.C. : </strong>En fait, ça pourrait se résumer au titre de l’ouvrage de Camille Teste, <em>Politiser le bien-être</em><a href="#_ftn30" name="_ftnref30">[30]</a>. Est-ce que les yogi·nis de cette potentielle contre-armée politisent le bien-être qu’ielles pratiquent au quotidien ? C’est-à-dire que si on dépolitise la question de toutes ces pratiques, et qu’on les vide de leur substance, de sorte à individualiser ou sur-psychologiser les problèmes, ça ne pourra pas faire une contre-armée puisque précisément il s’agit de former un groupe qui base sa réflexion sur des expériences communes, dont l’observation et l’étude nous montrent comment elles se produisent, dans quel type de contexte géopolitique, social etc. Si les yogi·nis refusent de se poser la question des dominations systémiques, ça n’ira pas plus loin. Mais si ielles choisissent d’investir ces impensés et angles morts, on a sans doute plus de chances d’assister à l’émergence d’un discours et d’actions collectives en effet ! Comme il est raisonnable de penser que les choses sont multifactorielles, la plupart du temps, ça serait sûrement intéressant de voir ce qu’il peut ressortir d’une prise de conscience autour des dynamiques de pouvoir (celles auxquelles on est soumis·es et celles auxquelles on soumet les autres), tout en intégrant ça dans une démarche de développement personnel, d’introspection, d’exploration du corps, de l’esprit et des communautés dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent.</p> <p> </p> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, <em>Yoga Shalala</em>, Paris, Tana éditions, 2024.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, <em>ReSisters</em>, Paris, Tana éditions, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a>Janet Biehl, « « Féminisme et écologie : un lien « naturel » ? », <em>Le Monde diplomatique</em>, mai 2011.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a>Mona Chollet, <em>Sorcières. La puissance invaincue des femmes</em>, Paris, La Découverte, 2018.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a>Jeanne Burgart Goutal, <em>Être écoféministe. Théories et pratiques</em>, Paris, L’Échappée, 2020.</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a>Le terme désigne une personne qui pratique le tantra. Pour plus de détails sur la philosophie tantrique et son rapport au yoga, voir <em>Yoga Shalala</em>.</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a>Val Plumwood, <em>Dans l’œil du crocodile : l’humanité comme proie</em>, Marseille, Wildproject, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a>Val Plumwood, <em>La crise écologique de la raison</em>, PUF et Wildproject, 2024 (e. o. 2002).</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a>Starhawk, <em>Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique</em>, Paris, Cambourakis, 2015 (e. o. 1982).</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a>Voir par exemple Rosemary Radford Ruether, <em>Integrating Ecofeminism Globalization and World Religions</em>, Rowman & Littlefield Publishers, 2005.</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a>Film d’animation de Hayao Miyazaki, 2000.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a>Astrid Lindgren, <em>Ronya, fille de brigand</em>, Paris, Librairie générale, 1984.</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a>Jean Hegland, <em>Dans la forêt</em>, Paris, Gallmeister, 2017.</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a>Donna Haraway, <em>Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes</em>, Paris, Exils, 2007.</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a>Lauren Bastide, <em>Courir l’escargot</em>, Pairs, JC Lattès, 2024.</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a>Françoise d’Eaubonne, <em>Le Féminisme ou la mort</em>, Paris, Pierre Horay éd., 1974.</p> <p><a href="#_ftnref17" name="_ftn17">[17]</a>Geneviève Pruvost, <em>Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance</em>, Paris La Découverte, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref18" name="_ftn18">[18]</a>Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, <em>La subsistance, une perspective écoféministe</em>, Paris, La Lenteur, 2022.</p> <p><a href="#_ftnref19" name="_ftn19">[19]</a>Maria Mies et Vandana Shiva<em>, Ecoféminisme</em>, Paris, L’Harmattan, 1999.</p> <p><a href="#_ftnref20" name="_ftn20">[20]</a>Ariel Salleh, <em>Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique</em>, Marseille, Wildproject, 2024.</p> <p><a href="#_ftnref21" name="_ftn21">[21]</a>Sivia Federici, <em>Caliban et la Sorcière. Femme, corps et accumulation primitive</em>, Paris, entremonde, 2017.</p> <p><a href="#_ftnref22" name="_ftn22">[22]</a>Émilie Hache, <em>De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production</em>, Paris, La Découverte, 2024.</p> <p><a href="#_ftnref23" name="_ftn23">[23]</a>Irene Diamond, Gloria Orenstein, <em>Reweaving the World: The Emergence of Ecoféminism</em>, San Francisco, Sierra Club Books, 1990.</p> <p><a href="#_ftnref24" name="_ftn24">[24]</a>Emilie Hache, <em>Reclaim. Recueil de textes écoféministes</em>, Paris, Cambourakis, 2016.</p> <p><a href="#_ftnref25" name="_ftn25">[25]</a>Mary Daly, <em>Gyn/Ecology : the Metaethics of Radical Feminism</em>, Beacon Press, 1990.</p> <p><a href="#_ftnref26" name="_ftn26">[26]</a>Margaret Atwood, <em>La servante écarlate</em>, Paris, Robert Laffont, 2017.</p> <p><a href="#_ftnref27" name="_ftn27">[27]</a>Zineb Fahsi, <em>Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme</em>, Paris, Textuel, 2023.</p> <p><a href="#_ftnref28" name="_ftn28">[28]</a>Henri David Thoreau, <em>Walden ou la vie dans les bois</em>, Paris, Gallimard, 1990 (e. o. 1854).</p> <p><a href="#_ftnref29" name="_ftn29">[29]</a>Cy Lecerf Maulpoix, <em>Écologies déviantes. Voyage en terres queers</em>, Paris, Cambourakis, 2021.</p> <p><a href="#_ftnref30" name="_ftn30">[30]</a> Camille Teste, <em>Politiser le bien-être</em>, Paris, Binge Audio, 2023.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Quel parti pour les anticapitalistes ?</title> <link>https://mouvements.info/quel-parti-pour-les-anticapitalistes/</link> <dc:creator><![CDATA[Clement.Petitjean]]></dc:creator> <pubDate>Mon, 02 Sep 2024 13:55:57 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Gauches]]></category> <category><![CDATA[International]]></category> <category><![CDATA[Europe]]></category> <category><![CDATA[France insoumise]]></category> <category><![CDATA[Gramsci]]></category> <category><![CDATA[organisation]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7935</guid> <description><![CDATA[Après huit années d’existence, quel bilan peut-on tirer de la France insoumise ? Les forces et faiblesses de ce mouvement sont […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p><strong><i>Après huit années d’existence, quel bilan peut-on tirer de la France insoumise ? Les forces et faiblesses de ce mouvement sont riches d’enseignements pour l’ensemble de la gauche. En s’appuyant sur des enquêtes au long cours auprès des militant·es, des cadres et des élu·es insoumis, Manuel Cervera-Marzal<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Sociologue, chercheur qualifié FNRS à l'Université de Liège, et directeur du laboratoire Pragmapolis."><sup class="note-number sup">1</sup></a> et Rémi Lefebvre<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Professeur de science politique à l’Université de Lille – CERAPS (UMR 8026)."><sup class="note-number sup">2</sup></a> identifient une série de neuf dilemmes stratégiques, organisationnels et politiques auxquels s’est trouvée confrontée l’organisation de Jean-Luc Mélenchon, et auxquels sont confrontées la plupart des forces politiques anticapitalistes aujourd’hui.</i></strong></p> <p>La France insoumise, créée en janvier 2016 pour servir de véhicule présidentiel à la campagne de Jean-Luc Mélenchon, dispose désormais de 75 députés et d’un financement public annuel de cinq millions d’euros. Même si ses résultats aux élections locales et européennes sont en-deçà de ses scores aux présidentielles et aux législatives, ce mouvement s’est durablement imposé comme centre de gravité de la gauche française. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a obtenu le plus grand nombre de voix pour un candidat situé à la gauche du Parti socialiste dans l’histoire de la Vème République. En 2022, il a conquis 700 000 voix de plus qu’en 2017. Mais il a manqué à nouveau la qualification au second tour. Enfin, alors qu’après l’embellie des années 2015-2019, la plupart des forces de gauche radicale sont en recul en Europe (Podemos, Syriza, Corbyn, Bloco de esquerda, etc.), la France insoumise continue son aventure, bon gré mal gré, telle une « tortue sagace », <i>dixit </i>son leader-fondateur. Le déclin politique de Jean-Luc Mélenchon est régulièrement annoncé mais, pour l’instant, jamais réellement attesté. Quel bilan peut-on tirer, après huit années d’existence, de la France insoumise ?</p> <p>En prenant appui sur une enquête au long cours auprès des militant·es, des cadres, des salarié·es et des élu·es insoumis, et en tirant profit du savoir sociologique relatif aux partis politiques, nous proposons ici de clarifier une série de dilemmes qui se recoupent partiellement et auxquels la France insoumise se trouve confrontée. Les quatre premiers dilemmes sont d’ordre stratégique, les cinq suivants relèvent du domaine organisationnel – même si ces deux aspects (stratégie et organisation) sont en partie corrélés. Au modèle unilatéral des « leçons » qu’on pourrait prétendument tirer de l’histoire, nous préférons la logique des « dilemmes », qui nous paraît plus ouverte et moins surplombante. Un dilemme désigne une configuration où cohabitent deux propositions contradictoires et toutes deux insatisfaisantes, entre lesquelles nous sommes pourtant tenus de choisir, si du moins on souhaite agir et intervenir sur le réel. Les dilemmes exposés ici viennent de notre analyse de la France insoumise mais ils se posent, dans une large mesure et sous des formes à chaque fois singulières, à tout parti politique qui entend gouverner tout en s’inscrivant dans une perspective d’érosion du capitalisme.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="1-gagner-ou-protester">1. Gagner ou protester ?</h3> </div> <p>La question peut paraître incongrue. Il faut pourtant la soulever : la France insoumise veut-elle vraiment gouverner ? Ou se complait-elle dans un rôle de porte-parole des colères populaires ? Souhaite-t-elle conquérir le gouvernement ou seulement faire entendre la voix des oubliés dans une perspective qu’on aurait qualifiée jadis de « tribunitienne » ? Deux états d’esprit cohabitent au sein de ce mouvement et de ses partenaires européens. D’un côté, une culture de vainqueur, souvent portée par des militant·es issu·es de la social-démocratie, s’étant par le passé frotté·es aux arcanes du pouvoir, et par des jeunes cadres au profil technocratique, qui apportent au parti leur crédibilité gestionnaire et qui adhèrent à une vision du monde se voulant plus pragmatique qu’idéologique. De l’autre côté, une morale du minoritaire, endossée par des militant·es provenant de l’extrême gauche, qui font primer l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité, et qui croient peu en la capacité de transformer la société via les institutions politiques actuelles.</p> <p>Les partis de la gauche dite populiste sont tiraillés entre les mobilisations sociales et l’État, entre leur origine et leur destination, ou, pour le formuler dans les termes du sociologue Erik Olin Wright, entre le désir d’interstices (créer des brèches de liberté dans la société capitaliste) et la quête de symbiose (transformer la société en prenant le pouvoir d’État)<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Erik OLIN WRIGHT, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2020."><sup class="note-number sup">3</sup></a>. La contestation du régime en vigueur cohabite avec une participation à la compétition électorale dans le but avoué de conquérir le pouvoir. Pour accéder au gouvernement, la France insoumise doit capter un électorat le plus étendu possible, ce qui peut impliquer de modérer son offre programmatique, de cultiver une image respectable et de procéder à certains compromis. Or ces opérations ne peuvent se faire sans accrocs pour un parti se revendiquant de « l’insoumission ». En s’engageant dans la voie de la normalisation, comme François Ruffin y exhorte les siens depuis 2021, la France insoumise prend le risque de brouiller son identité contestataire, de perdre en lisibilité auprès de ses sympathisant·es et de s’aliéner la partie de ses militant·es la plus attachée à la définition radicale de l’organisation. Inversement, en cultivant son profil subversif, la France insoumise risque de mettre à mal ses ambitions électorales.</p> <p>L’exemple de Syriza, ainsi que les gouvernements latino-américains des années 2000, ont prouvé que la gauche populiste n’était pas cantonnée à jouer les trublions ou le faire-valoir des sociaux-démocrates. Mais, une fois les élections remportées, la bataille ne fait que commencer : les gouvernements populistes de gauche font alors face aux puissances financières, aux résistances de la haute-fonction publique (à l’« État profond ») et aux élites médiatiques et politiques qui défendent leurs intérêts et le statu-quo. La façon dont la Troïka a fait plier le gouvernement d’Alexis Tsipras montre qu’avoir un programme radical ne suffit pas. Encore faut-il que les conditions d’applicabilité de cette offre politique soient réunies. Sans une pression populaire massive et sans la solidarité d’au moins quelques partenaires internationaux, un gouvernement populiste de gauche a toutes les chances de céder face à la pression adverse, dont une partie de la force est issue des marchés financiers.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="2-transformer-le-sens-commun-ou-sy-adapter">2. Transformer le sens commun ou s’y adapter ?</h3> </div> <p>Inspirés par Gramsci (ou par l’idée qu’ils s’en font), les dirigeant·es insoumis·es sont convaincu·es que la politique est une question d’hégémonie. Pour gagner dans les urnes, il faudrait d’abord remporter la bataille des idées, battre en brèche les mythes tenaces de la fin de l’histoire, de l’absence d’alternative et du choc des civilisations. D’où l’énergie investie dans les réseaux sociaux et la communication publique. D’où aussi la présence sur des chaînes supposément populaires telles que CNEWS et BFMTV. Le néolibéralisme a gangréné nos imaginaires, poussant chaque individu à se percevoir comme un entrepreneur de lui-même. Tout doit être rentable, y compris en amitié et en amour. Dans un climat où la réussite passe par l’écrasement d’autrui, difficile d’être audible, en effet, pour une force politique qui prône une valeur aussi désuète que l’entraide. D’où cette priorité : lutter au niveau des idées.</p> <p>Mais la bataille culturelle n’est-elle pas perdue d’avance ? Que peuvent vingt mille militant·es insoumis·es, aussi doué·es et résolu·es soient-iels, face à quarante années de propagande néolibérale, de conditionnement concurrentiel, d’individualisation des conditions de travail, de délitement des solidarités collectives, et face à des bataillons de lobbyistes et de communicants dont le budget est infiniment supérieur à celui d’une organisation comme la France insoumise ? Dans ces conditions, le rôle d’un parti politique n’est-il pas de s’adresser aux électeur·ices tel·les qu’iels sont plutôt que tel·les qu’on aimerait qu’iels soient ? L’objectif n’est-il pas de séduire les électeur·ices plutôt que de les convaincre, de s’emparer d’un maximum de voix plutôt que de se lancer dans une tentative hasardeuse de faire changer les gens d’avis ? Les intellectuel·les, les journalistes, les enseignant·es, les cinéastes, les écrivain·es, les chanteurs·euses et les artistes sont là pour modifier le sens commun. Le candidat, lui, ne devrait-il pas se concentrer sur la victoire, quitte à mettre en sourdine les propositions de son programme qui pourraient lui aliéner certains segments décisifs du corps électoral ? Autrement dit : une force électorale a-t-elle pour mission de transformer le sens commun ou de s’y adapter ?</p> <p>Ce dilemme est très concret. Pour Podemos, il se manifeste sur des sujets aussi inflammables que l’indépendance catalane ou l’abolition de la monarchie. Pour la France insoumise, ce dilemme se déploie autour des thèmes aussi sulfureux que la sortie de l’Union européenne et le traitement réservé aux migrants. Les populistes de gauche ont un avis clivant sur ces sujets et, régulièrement, iels se divisent entre elleux pour savoir s’il est opportun de mettre en avant cet avis. L’exigence d’un referendum d’autodétermination catalan et l’instauration d’une République (côté espagnol), le plan B et la régularisation de tous les travailleurs sans-papiers (côté français) doivent-ils être remisés, par souci tactique, afin de maximiser les chances de victoire ?</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="3-quelles-fractions-des-milieux-populaires-privilegier">3. Quelles fractions des milieux populaires privilégier ?</h3> </div> <p>Les questions idéologiques et stratégiques évoquées jusqu’ici se déclinent aussi sur le terrain de la tactique électorale. En bon populiste, Jean-Luc Mélenchon cherche à mobiliser le « peuple » en produisant, à travers un discours conflictuel et rugueux, aux effets « conscientisants », un nouveau <i>Nous</i>, construit en opposition aux élites politiques et économiques. Mais de fait ledit peuple dans sa dimension plébéienne est traversé de contradictions et structuré par des intérêts différents et potentiellement divergents, ce qui a amené les sciences sociales à substituer l’expression « catégories populaires » à celle plus homogénéisante de « classe ouvrière ». La classe ouvrière a longtemps été le sujet historique des partis anticapitalistes. Que faire quand elle perd sa cohérence ?</p> <p>Les catégories populaires dans lesquelles on rassemble employé·es et ouvrier·es renvoient à des mondes différents, pour schématiser, celui des territoires désindustrialisés (la classe ouvrière « blanche » traditionnelle séduite par l’extrême droite et son offre xénophobe), les banlieues (les classes populaires racisées victimes de discriminations et de violences policières), le monde rural qui s’est prolétarisé et pâtit de l’effondrement des services publics. Comment mobiliser <i>à la fois</i> les « fâché·es pas fachos », les Français·es de confession et/ou de culture musulmane, les « prolos » des campagnes ? Dans les faits, la France Insoumise a semble-t-il privilégié le monde populaire des quartiers, ce qui l’a conduit à adopter un discours très critique sur la police, plus nuancé sur la laïcité et pro-palestinien lors du récent retour du conflit au Moyen-Orient malgré les appels de François Ruffin à prendre en compte « la France des périphéries ». Certains diront que, par une ruse de l’histoire, LFI s’est rapproché du point de vue du think tank <i>Terra Nova </i>(proche du PS) qui, dans une note fameuse de 2011, exhortait la gauche à une alliance de classes jeunes-classes urbaines diplômées et France des quartiers.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="4-patriotisme-ou-cosmopolitisme">4. Patriotisme ou cosmopolitisme ?</h3> </div> <p>La racine des maux qui affectent les classes moyennes et populaires se situe en partie au niveau supranational. La privatisation des services publics et la mise en concurrence des travailleurs au nom de la compétitivité ont été organisées par les traités européens et internationaux conclus ces dernières décennies. Sur la base de ce constat, les insoumis critiquent sévèrement les instances supranationales, qu’elles soient publiques (Union européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) ou privées (multinationales, lobbies, agences de notation). Afin de restituer au peuple sa souveraineté, la France insoumise plaide pour un retour à l’échelon national.</p> <p>Mais la souveraineté nationale n’est pas mécaniquement synonyme de souveraineté populaire. S’il est vrai que la classe capitaliste s’organise désormais au niveau mondial, il est vrai aussi que la lutte des classes se poursuit au sein de chaque État-nation. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les élites politiques nationales, qui tentent de se dédouaner en invoquant « Bruxelles », ont organisé elles-mêmes leur propre dépossession au profit d’instances éloignées et non élues. Il ne faut pas oublier non plus que les gouvernements français ont commencé à privatiser et à instaurer la rigueur budgétaire sans attendre que de telles pratiques ne soient imposées par la réglementation communautaire.</p> <p>La France insoumise mène donc son combat sur deux fronts : national et transnational. Mais le type d’investissement n’est pas le même en fonction de l’échelon : au niveau national, les insoumis·es agissent sur un plan <i>pratique</i> (actions militantes, campagnes électorales, travail parlementaire), tandis qu’au niveau transnational, leur investissement est essentiellement <i>discursif</i> (signature de plateformes communes, critique des institutions européennes, tout cela n’allant pas beaucoup plus loin que des discours). Des alliances sont nouées au niveau européen, comme en 2019, où la plateforme « Maintenant le peuple » a regroupé Podemos, la France insoumise, le Bloc de gauche portugais et trois partis nordiques afin de mener une campagne commune contre l’évasion fiscale. Le 8 novembre 2020 à La Paz, les mêmes ont signé une déclaration transcontinentale avec leurs alliés argentins (Alberto Fernandez), équatoriens (Rafael Correa et Andrés Araus), brésiliens (Dilma Roussef), boliviens (Evo Morales et Luis Arce), chiliens (Daniel Jadue), péruviens (Veronica Mendoza) et colombiens (Gustavo Petro) afin d’alerter contre l’expansion mondiale de l’extrême-droite.</p> <p>Mais, malgré ces initiatives, c’est au niveau de l’État-nation que les insoumis déploient la majeure partie de leur énergie. En s’engageant dans l’arène électorale, qui se structure au niveau national, la France insoumise est soumise à ce cadre, par la force des choses. Son objectif privilégié (les élections nationales, le niveau local étant négligé) est donc en décalage avec son analyse (l’importance de l’échelon transnational). La stratégie populiste, qui a une forte composante patriotique, peut-elle se doter d’une dimension cosmopolitique, au sens où sa finalité se situerait au niveau du monde (comme le mouvement altermondialiste l’avait fait) plutôt que de l’État-nation ? Ce cosmo-populisme de gauche existe déjà de façon embryonnaire et, chose remarquable, il met en lien des villes plutôt que des pays. Ainsi, en septembre 2015, la mairesse de Barcelone Ada Colau initia un réseau de villes-refuge en pleine crise des migrants. Alors que les vingt-sept États membres se déchiraient pour déterminer lesquels supporteraient l’afflux migratoire, une soixante de municipalités souvent liées à la gauche populiste firent doublement preuve de solidarité : les unes vis-à-vis des autres (Barcelone proposant par exemple de recevoir des migrant·es arrivé·es à Athènes) et toutes vis-à-vis des réfugié·es (en leur proposant un logement, une aide matérielle et un soutien juridique).</p> <div id="attachment_7949" style="width: 646px" class="wp-caption aligncenter"><img aria-describedby="caption-attachment-7949" decoding="async" loading="lazy" class="wp-image-7949 size-full" src="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg" alt="" width="636" height="900" srcset="https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite.jpg 636w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150@2x.jpg 212w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-106x150.jpg 106w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-600x849.jpg 600w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-408x577.jpg 408w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-380x538.jpg 380w, https://mouvements.info/wp-content/uploads/2024/09/Illu-Mouvements-couleur-Final-tres-petite-212x300@2x.jpg 424w" sizes="(max-width: 636px) 100vw, 636px" /><p id="caption-attachment-7949" class="wp-caption-text">Des graines ont germé ensemble,<br />puis poussé en racines tordues, bizarres et riches<br />Et soudain un tronc des branches un houppier<br />La vie palpite désormais dans l’Arbre-Maison tout à la fois cœur et squelette<br />La vie se rebelle dans l’Arbre contre l’accaparement des ressources, il est temps de remuer<br />Les fourmis s’unissent en ponts, en passerelles et en échafaudages<br />pour faire bouger l’Arbre, dans la danse immémoriale de la co-évolution<br />Leur action conjuguée peut faire trembler la terre, tomber des empires,<br />Abolir les barreaux et chanter des printemps<br />Gare à celleux qui pensent user leur détermination à petit feu, comme les vagues érodent la roche…<br />Car quand elles bougent comme un seul être, il n’y a pas de montagne<br />Qu’elles ne puissent déplacer.<br />Texte et image : Aurora (@aurore.chapon sur Instagram)</p></div> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="5-personnalisation-ou-democratisation">5. Personnalisation ou démocratisation ?</h3> </div> <p>Outre les dilemmes stratégiques exposés jusqu’ici, une deuxième série de dilemmes concerne plus spécifiquement la forme organisationnelle<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="On s’appuie ici sur une réflexion menée avec notre collègue Arthur Borriello ainsi que les travaux du laboratoire d’idées Intérêt général (« Faire mieux » : quel modèle d’organisation à gauche pour prendre le pouvoir ? Dilemmes organisationnels et mouvement politique », note #32, août 2024)."><sup class="note-number sup">4</sup></a>. LFI ne se considère pas comme un parti mais un mouvement que son leader a théorisé comme « gazeux » et qui n’entend pas reproduire les travers des partis traditionnels (comme le PS), jugés trop bureaucratiques, notabilisés, recroquevillés sur leurs luttes internes<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Manuel CERVERA-MARZAL, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021."><sup class="note-number sup">5</sup></a>. Jean-Luc Mélenchon se plaît à répéter qu’il aime « voyager léger » (ne pas s’embarrasser d’une organisation trop lourde) mais LFI permet-il de voyager loin ?<b> </b>Quelle forme organisationnelle devrait prendre la gauche pour être une force de transformation sociale ? La gauche manque peut-être moins d’idées que de médiations (partisane et syndicale, notamment) pour les promouvoir et construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier et de manière plus générale politiser la société. Les partis sont en déclin mais l’<i>action durablement organisée </i>(sous la forme de partis à réinventer) n’a pourtant rien perdu de sa nécessité politique et structurelle. La solution ne saurait pour autant être un retour pur et simple au bon vieux parti de masses puisque la société a changé – le contexte démographique, économique et technologique qui a présidé à leur apparition est révolu.</p> <p>Notre époque est marquée par le retour en puissance des hommes forts (Trump, Poutine, Xi Jinping, Bolsonaro, Macron, etc.) et de la personnalisation. Cette dernière est favorisée par les transformations technologiques (la télévision d’abord, Internet ensuite) et, en France, par la centralité du moment présidentiel, mère de toutes les batailles électorales. Dans les partis, c’est désormais l’individu qui représente une « marque » qui confère sa notoriété et sa légitimité au collectif. Qu’en aurait-il été du M5S et de Podemos sans la visibilité médiatique de figures comme Bepe Grillo et Pablo Iglesias ? Qu’est LFI sans son leader Jean-Luc Mélenchon, se définissant lui-même comme « sa clef de voûte » ? Ce n’est plus le parti qui fabrique le candidat mais l’inverse, comme en témoigne la création de LFI en 2016. Comme l’a théorisé Ernesto Laclau dans <i>La</i> <i>raison populiste</i><a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Ernesto LACLAU, La raison populiste, Paris, Seuil, 2005."><sup class="note-number sup">6</sup></a><i>, </i>la figure de l’hyperleader est censée par ailleurs réaliser et symboliser l’unité d’une masse populaire plus fragmentée et atomisée que jamais.</p> <p>Mais ces tendances à la personnalisation et au poids des leaders s’accompagnent dans la société d’une demande pressante de démocratie réelle, qui s’est exprimée à travers le cycle protestataire inauguré en 2011 par les révolutions arabes ou de nouvelles attentes démocratiques dans les systèmes politiques. Les régimes représentatifs sont des équilibres précaires entre le pouvoir d’une minorité (les élus) auquel consent, activement ou passivement, la majorité (les électeurs). Cet équilibre, qui tient tant bien que mal depuis deux siècles, semble en passe de se rompre. Il débouche sur une alternative : autoritarisme ou démocratie. De quel côté la France insoumise fait-elle pencher la balance ?</p> <p>On a spontanément envie de répondre : du côté de la démocratie. Le programme <i>L’avenir en commun </i>est d’offrir à l’idéal d’égalité, aujourd’hui malmené, une mise en œuvre effective. Au quotidien, les militants insoumis sont de presque tous les combats pour la justice sociale. Nul ne peut contester la sincérité de leur engagement. Il n’en reste pas moins qu’un doute subsiste : quand on voit comment Jean-Luc Mélenchon contrôle son mouvement, ses finances, ses orientations stratégiques, les investitures aux élections, ne gouvernerait-il pas son pays de la même manière ? Les principes de la Sixième République n’inspirent guère le fonctionnement du mouvement. Les insoumis·es objecteront que la façon de s’emparer du pouvoir ne préjuge pas de la façon dont ils comptent ensuite l’exercer.</p> <p>Or le bilan mitigé de leurs partenaires latino-américains montre combien la question est délicate. D’un côté, les gouvernements « socialistes du XXIème siècle » (Hugo Chavez, Rafael Correa, Evo Morales) ont fait reculer la pauvreté, l’analphabétisme et les inégalités. Ils ont aussi installé des bureaux de vote dans les régions qui en étaient dépourvues et ils ont encouragé l’inscription des classes populaires sur les listes électorales. D’un autre côté, ils ont joué la carte du leadership charismatique, dont les risques et dérives sont connus, et ils n’ont pas toujours adopté un comportement exemplaire à l’égard du pluralisme. Mais il faut rappeler que, là-bas, l’opposition de la droite, soutenue à grands renforts médiatiques, économiques et états-uniens, est autrement plus féroce qu’en Europe. Les conflits politiques y sont plus violents. L’histoire et le contexte sont différents.</p> <p>À sa création, Podemos a mis en place des « cercles » de base dont le fonctionnement s’inspirait des pratiques délibératives et autogestionnaires mises en œuvre par le mouvement des Indignés. Dans une dynamique analogue, les groupes d’action insoumis constitués au cours de la présidentielle de 2017 ont fait preuve d’une inventivité et d’une convivialité qui ont permis de rallier un nombre de militant·es supérieur à celui des autres partis politiques français. Mais, au sud comme au nord des Pyrénées, l’effervescence de la première année n’a pas duré. Le parti-mouvement s’est progressivement transformé en parti personnel centralisé. Si deux âmes – horizontale et verticale – cohabitaient au début, la seconde a fini par l’emporter sur la première. Cette évolution était un mal nécessaire, disent ceux qui estiment que pour s’emparer du pouvoir on ne peut se payer le luxe de délibérer sur chaque sujet en vue de viser « l’efficacité ». Les autres rétorquent qu’en sacrifiant la démocratie sur l’autel de l’efficacité, le parti s’est vidé de ses membres et s’est mis à dos une partie de ses électeurs. Iels ajoutent que, si l’arbre est dans la graine comme la fin dans les moyens, le fonctionnement vertical du parti augure mal des pratiques gouvernementales qui seraient mises en œuvre si, d’aventure, les insoumis·es devaient s’emparer du pouvoir.</p> <p>La question n’est pas de mettre en place un parti sans leader mais est-il possible de partager les responsabilités et de doter le mouvement d’une consistance propre ? Depuis 2022, la France insoumise a doté ses groupes locaux d’une forme d’autonomie financière et a fait le choix d’acquérir à terme un local dans chaque département. Mais le mouvement reste largement dépourvu de réseaux au sein des syndicats, des associations et du monde culturel.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="6-lagilite-contre-la-solidite">6. L’agilité contre la solidité</h3> </div> <p>LFI se donne à voir comme une nébuleuse plus « gazeuse » que solide, légère au point d’apparaître évanescente. L’organisation est peu formalisée, évolutive (un « <em>work in progress</em> »). Elle accorde une très forte autonomie au local : les groupes se créent ainsi de manière libre. Il n’y a pas d’échelons intermédiaires même si des boucles départementales ont vu le jour en 2023. Des règles existent bien, relatives aux processus de sélection des candidat·es, aux modes de distribution des financements, à l’établissement des chaînes de décision : elles définissent un fonctionnement organisationnel centralisé. Derrière le gazeux se cache de fait une société de cour (au sens de Norbert Elias) structurée autour du leader<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Rémi LEFEBVRE, « Vers une dé-démocratisation partisane ? Une approche comparée de la France insoumise et de la République en Marche », Politiques et Sociétés, volume 41, numéro 2, 2022."><sup class="note-number sup">7</sup></a>.</p> <p>Quel équilibre trouver entre souplesse et formalisation organisationnelles ? Le parti-mouvement, conçu comme une structure agile, « tourné vers l’action », s’est montré capable de réaliser des performances électorales remarquables dans le court terme, de s’adapter à un environnement changeant, où il n’existe pas une seule ligne de front claire. Cependant, sa capacité de résilience dans le temps long est plus limitée (en particulier, la capacité de survie à des défaites électorales majeures ou à la période de succession de son leader). Le modèle de parti classique est plus difficile à manœuvrer, à gouverner, donc à réformer, mais garantit une forme de continuité dans le temps, qui permet de résister aux périodes de « temps froid », à des crises d’une certaine ampleur, ainsi qu’aux défaites électorales et aux épisodes d’alternance. La formalisation des règles sur les dimensions les plus contentieuses de l’organisation (la sélection des candidats et la répartition des financements, par exemple) permettrait de désamorcer des sources de conflictualité majeures (c’est une demande de la majorité des adhérents). En revanche, le maintien d’un grand degré d’informalité est sans doute essentiel pour garantir la réactivité de l’organisation lors de temps chauds (typiquement, lors d’une campagne présidentielle) et son ouverture à la société.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="7-lunite-contre-le-pluralisme-ideologique">7. L’unité contre le pluralisme idéologique</h3> </div> <p>La formalisation de l’organisation amène à un autre dilemme, relatif au degré de cohésion idéologique. Cet enjeu n’est évidemment pas neuf, il traverse toute l’histoire de la gauche : comment assurer une cohérence interne suffisante, tout en laissant sa place à un certain pluralisme qui permet de rassembler une base large de militants et de faire vivre la réflexion et la démocratie internes ? Les dirigeants insoumis brocardent régulièrement la démocratie partisane traditionnelle faite de congrès, de votes militants, de motions qu’ils connaissent bien puisque beaucoup d’entre eux l’ont pratiqué au PS. Elle nourrit selon eux une forme de narcissisme organisationnel alors que les insoumis se veulent « efficaces » et projetés vers l’extérieur. Pourquoi se diviser en palabres interminables, en jeu sur les « virgules », « couper le cheveu en quatre » alors que LFI dispose d’un programme détaillé et actualisé (<i>L’Avenir en commun</i>) ? L’accord autour du programme et du leader sont les deux fétiches du mouvement, mais ces deux socles ne règlent pas l’ensemble des désaccords pertinents possibles. LFI a changé de ligne politique sur un certain nombre de questions (la laïcité, l’islamophobie, l’Europe) sans qu’un débat pluraliste ait été ouvert sur ces questions. L’existence de « sensibilités internes » fait la richesse d’une organisation. Le jeu des courants au PS n’a pas toujours été dysfonctionnel et artificiel : dans les années 1970, il a permis de créer une émulation idéologique et un débat intellectuel souvent de grande qualité, structuré autour de revues, avant de dégénérer en luttes d’égos sans substrats politiques réels avec la présidentialisation de l’organisation.</p> <p>La question du pluralisme idéologique est inséparable des questions de la démocratie interne (qui est un outil et levier de diversité idéologique) et du pouvoir. Comment sont canalisés les conflits internes ? La sélection des candidats, aujourd’hui assurée par un comité électoral au fonctionnement opaque, entraîne des concurrences qu’il faudrait réguler de manière transparente. LFI valorise le fonctionnement par « consensus » mais ce dernier constitue souvent pour les dirigeants une manière de légitimer des décisions sans réelle délibération. Ce fonctionnement est-il réellement « efficace » lorsqu’il échoue à conserver au sein de l’organisation des profils intéressants qui s’éloignent faute de pouvoir exprimer leurs vues minoritaires dans des espaces consacrés en interne ? Est-il efficace lorsque, faute de construire ces espaces en son sein, les conflits qui le traversent n’ont d’autre choix que d’être menés dans l’espace médiatique, comme on le voit avec les députés récalcitrants (Clémentine Autain, Raquel Garrido, Alexis Corbière…) ?</p> <p>Le sociologue Albert Otto Hirschman a dégagé trois options qui s’offrent à un membre insatisfait d’une organisation : <i>exit, voice, loyalty</i>. De nombreux militants et cadres quittent le mouvement en claquant bruyamment la porte faute de pouvoir donner de la voix (exit). Comme l’a écrit Charlotte Girard, une cadre historique du mouvement qui a fait défection en 2019 : « On ne peut pas exprimer de désaccord<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Charlotte GIRARD, Post Facebook, 8 juin 2019."><sup class="note-number sup">8</sup></a>. » On observe de manière plus générale un très fort <i>turnover</i> militant à LFI. L’absence de démocratie limite ainsi la capacité agrégative du mouvement, enjeu pourtant crucial dans un mouvement voulant servir de base à la construction d’un nouveau bloc majoritaire. Elle ne contribue guère à former les militants dont la cohésion idéologique ne se produit que sur la base de l’adhésion au programme même si la création de l’Institut La Boétie en 2022 pallie en partie ces faiblesses. Les débats de ligne ont aussi des vertus d’éducation militante.</p> <p>Des progrès ont été réalisés mais ils sont limités. Des assemblées représentatives sont régulièrement convoquées mais n’ont pas de réels pouvoirs. Une direction du parti est désormais identifiée depuis 2022 : la coordination des espaces mais elle est cooptée et non désignée. Les militants n’ont pas toujours leur mot à dire (sur les orientations politiques du mouvement par exemple) et ne votent que lorsqu’ils sont consultés sur un certain nombre de décisions.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="8-les-institutions-contre-la-societe">8. Les institutions contre la société</h3> </div> <p>La France Insoumise cherche à la fois à peser dans les institutions politiques et à mettre en mouvement la société. Ces deux stratégies ne sont pas antinomiques mais où mettre le curseur entre stratégie symbiotique et interstitielle (pour reprendre les catégories d’Erik Olin Wright) ? Ce dilemme organisationnel – quelle intégration privilégier ? – rejoint en partie le dilemme stratégique exposé précédemment – gagner ou protester ?</p> <p>L’absence d’une structure partidaire forte et de statuts clairs emporte d’autres conséquences que celles déjà évoquées : le poids des élu·es et notamment des parlementaires, au risque du « crétinisme » parlementaire (ne voir le monde social qu’à travers le prisme institutionnel). Lorsque la France Insoumise avait 17 députés, de fait la direction du parti était située au sein du groupe parlementaire. Ce groupe était d’autant plus puissant que l’organisation partisane était faible (peu de permanents et de budget) et que ce groupe politique pouvait s’appuyer sur de fortes ressources (des dizaines d’assistants parlementaires, la tribune de communication que représentent via les réseaux sociaux les prises de parole dans l’hémicycle). Depuis les élections présidentielles de 2022, cette parlementarisation s’est renforcée. Les 75 député·es sont <i>de facto</i> les leaders locaux du parti. Alors que LFI tient un discours volontiers anti-élitiste et dégagiste, la logique de la professionnalisation politique n’y est pas remise en cause. Les parlementaires reversent une partie de leurs indemnités à leur parti relativement faible (10%) et il n’y a aucune règle de limitation du cumul de mandats dans le temps. Jean-Luc Mélenchon est un professionnel de la politique depuis 1986. Sur la dernière liste des élections européennes, un candidat sur deux dans les dix premières places est député sortant.</p> <p>L’intégration institutionnelle se pose en des termes différents au niveau local. Les dirigeant·es insoumis·es sont très méfiant·es à l’égard du pouvoir territorial et de sa pente notabiliaire (qui a desséché le Parti socialiste). LFI est un parti organisé autour d’une plateforme numérique aux fonctionnalités structurantes qui, par le haut niveau d’intermédiation qu’elle rend possible, est censée permettre de faire l’économie d’un ancrage local. Les dirigeant·es insoumis·es n’ont pas accordé beaucoup de place ni de moyens en 2020 à des élections municipales qui ont été en partie « enjambées ». Mais le niveau local peut être aussi un espace de transformation sociale (de municipalisme et de communalisme) et pas forcément de localisme notabiliaire.</p> <p>Inversement, le changement social ne peut seulement procéder des institutions et de l’électoralisme. Or la rationalité électorale (présidentielle et parlementaire surtout) est très forte à LFI, ce qui rapproche cette organisation du « modèle du parti électoral-professionnel » (tel que Angelo Panebianco l’a forgé pour désigner les partis de gouvernement<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Angelo PANEBIANCO, Political Parties. Organization and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988."><sup class="note-number sup">9</sup></a>). Ce tropisme n’amène-t-il pas à écarter une vision plus mouvementiste du changement social (<i>bottom up</i>) ? La gauche doit sans doute s’organiser au-delà de la seule expression électorale. Le surinvestissement dans le jeu électoral se fait au détriment de la construction pas à pas d’une contre-culture, de réseaux de sociabilité, de solidarités concrètes, bref, de <i>bouts</i> de contre-société. Toutes les énergies militantes sont absorbées par la conquête du pouvoir par les élections. Certes la gauche ne doit pas renoncer à la conquête du pouvoir car elle se joue (en partie) dans les urnes. Mais la victoire électorale ne peut advenir sans doute qu’au terme d’une construction politique de plus grande envergure. LFI devrait pouvoir contribuer ainsi à une stratégie interstitielle, au sens de Erik Olin Wright, c’est à dire renforcer le pouvoir d’agir social en s’appuyant sur les forces vives de la société et changer la société concrètement. Mais elle n’en a guère les moyens ni la volonté organisationnels. Localement le parti est trop faible, peu de moyens financiers sont décentralisés. Des expérimentations en matière de <i>community organizing</i> ont été mises en avant mais ces expériences sont limitées dans le temps, sous-financées par l’organisation et isolées géographiquement. La base militante est trop restreinte pour s’ancrer dans la société et les luttes locales.</p> <div class="post-anchor"><div class="post-anchor-top-separator"></div> <h3 id="9-qualite-contre-quantite-de-ladhesion-quel-mode-et-quelle-intensite-dengagement">9. Qualité contre quantité de l’adhésion. Quel mode et quelle intensité d’engagement ?</h3> </div> <p>La France Insoumise peut-elle et veut-elle être un parti de militants dans un contexte de déclin général de l’engagement partisan ? LFI consacre une nouvelle forme de militantisme à faible coût et « à la carte ». L’adhésion, via la plateforme numérique, se fait en quelques clics et de manière gratuite (ce qui permet à LFI d’afficher plus de 400 000 membres). En conséquence, l’insoumis a à la fois peu de droits et de devoirs. Un engagement de faible intensité est toléré mais la contrepartie de cette souplesse est que les militants ont peu de pouvoir (il est hasardeux de donner des prérogatives à une base militante au périmètre si large). La base militante est en cela évanescente. LFI est un parti accordéon. Elle déploie son attractivité militante lors des élections présidentielles. Elle attire alors sympathisants et militants notamment grâce à une ingénierie numérique (l’application Action populaire en 2022) qui permet de les « mettre en campagne » et sur le terrain immédiatement. Mais elle peine à les retenir après le cycle présidentiel qui est suivi d’une forte démobilisation militante à la base. Les dirigeants insoumis s’accommodent d’un faible engagement entre les élections présidentielles d’une part parce qu’ils s’appuient sur les réseaux sociaux, les médias, la tribune parlementaire mais aussi parce que les militants, plus durablement engagés, sont souvent porteurs d’attentes démocratiques et de rétributions symboliques que les cadres du mouvement ne sont pas prêts à satisfaire. La « tyrannie de l’absence de structure<a class="pop" data-container="body" data-toggle="popover" data-placement="auto bottom" data-content="Joreen FREEMAN, « The Tyranny of Structurelessness », Berkeley Journal of Sociology, volume 17, 1972-1973, p. 151-165."><sup class="note-number sup">10</sup></a> » emporte par ailleurs des effets censitaires puissants. Elle favorise les cadres du mouvement qui ont accumulé du capital militant (ceux qui sont issus du Parti de gauche) et/ou qui possèdent un fort capital scolaire ou universitaire ou du temps (les étudiants de sciences politiques sont surreprésentés à Paris, Lille, Rennes, Brest, Annecy…).</p> <p>Les partis ne peuvent plus susciter des loyautés comme celle qui caractérisait les partis de masse. Mais doivent-ils renoncer à enrôler et mobiliser des militant·es ? Il ne faut pas sous-estimer l’appétence pour le militantisme dans la société. Il y a des exemples à suivre à gauche comme le Parti du travail de Belgique (PTB) qui est passé de 1 000 membres au début des années 2000 à 24 000 aujourd’hui. L’engagement apparaît moins « distancié » (individualiste, labile…) que mis à distance par les partis parce que jugé inutile, inefficace ou encombrant (les militant·es sont souvent considérés par leurs dirigeant·es comme trop radicaux politiquement). Si le mouvement se démocratisait et concédait un droit de vote à ses « membres » (sur des textes politiques ou sur des investitures aux élections), ce qui permettrait de mieux financer les activités locales, il devrait resserrer sa communauté militante et la soumettre à un droit d’entrée ; ce que Podemos a fini par faire en réinstaurant une cotisation financière, qui n’existait pas à la fondation du parti. Il est difficile et hasardeux de donner des droits à des adhérents qui peuvent intégrer le mouvement sans filtre.</p> <p>Depuis 2016, La France Insoumise a montré à la fois sa force et ses limites : elle a déplacé le centre de gravité de la gauche, permis de produire la candidature présidentielle la plus crédible à gauche et de mener de manière efficace des batailles présidentielles « de mouvement » mais elle peine à construire des tranchées – au sens de Gramsci – dans la société, des mécanismes de socialisation et d’affiliation dans la durée, à fidéliser des militant·es et à travailler le corps social en profondeur. Or la victoire électorale est peut-être à ce prix. La perspective de <i>symbiose</i> suppose sans doute de s’infiltrer dans tous les <i>interstices</i>.</p> ]]></content:encoded> </item> <item> <title>Le silence des gymnastes</title> <link>https://mouvements.info/le-silence-des-gymnastes/</link> <dc:creator><![CDATA[Mouvements]]></dc:creator> <pubDate>Fri, 30 Aug 2024 15:58:08 +0000</pubDate> <category><![CDATA[Féminismes]]></category> <category><![CDATA[Non classé]]></category> <guid isPermaLink="false">https://mouvements.info/?p=7918</guid> <description><![CDATA[En 2013, Simone Biles a seize ans quand elle remporte le concours général aux championnats du monde de gymnastique artistique […]]]></description> <content:encoded><![CDATA[<p>En 2013, Simone Biles a seize ans quand elle remporte le concours général aux championnats du monde de gymnastique artistique féminine d’Anvers. Elle a l’âge minimum requis pour participer à une compétition internationale de haut niveau : comme bien d’autres de ses concurrentes, elle est donc mineure, et fermement encadrée par des adultes – entraîneurs/euses, juges, membres des fédérations nationales et internationales.</p> <p>Elle n’a pas perdu un concours général depuis et est aujourd’hui la gymnaste la plus décorée de l’histoire du sport, devenant un symbole vivant dans un pays où les exploits sportifs sont considérés comme des signes d’excellence nationale. Elle a presque vingt-et-un ans lorsqu’en 2018, elle déclare avoir été une des victimes du médecin de l’équipe nationale, pratiquant aussi à l’université de Michigan State, Larry Nassar.</p> <p>Ce n’est ni sur les condamnations de Larry Nassar pour pédopornographie et agressions sexuelles, ni sur l’histoire spécifique de Simone Biles que je souhaite centrer mon attention dans ce qui suit, mais sur les dynamiques de silenciation des voix des enfants concerné.es. Cette silenciation – enfin retournée lorsque plus de cent victimes, pour la plupart alors adultes, prennent publiquement la parole lors du procès de Nassar en 2018 – est ancrée dans la culture sportive<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>, et plus particulièrement dans ce sport extrêmement difficile et exigeant, où les corps et les esprits sont poussés à leurs limites et où les pratiquant.es s’engagent très jeunes.</p> <h3 id="le-regne-des-karolyi-de-nadia-comaneci-aux-etats-unis">Le règne des Károlyi : de Nadia Comăneci aux États-Unis</h3> <p>Pour comprendre cet aspect de la gymnastique artistique, il faut remonter à 1976 et à l’arrivée sur la scène internationale de Nadia Comăneci. Lorsque celle-ci remporte le premier 10 (note sans aucune pénalité) de l’histoire des Jeux olympiques, elle n’a que 14 ans. Avant elle, seule Věra Čáslavská a obtenu cette note, mais jamais lors d’une compétition olympique. Nadia Comăneci obtiendra cette note sept fois durant les Jeux. Une autre gymnaste, Nellie Kim (URSS), obtient aussi un 10, peu après le premier de Nadia, mais c’est l’histoire de Nadia Comăneci, qui remporte le concours général (compétition considérée comme la plus prestigieuse), qui sera retenue.</p> <p>Lorsque Nadia Comăneci accomplit cet exploit, du haut de ses 14 ans, elle est petite, menue et porte un justaucorps blanc et une queue de cheval. Elle est, de plus, la première mineure à gagner le concours général olympique en gymnastique artistique féminine. Avant Nadia Comăneci, Maria Gorokhovskaya, Věra Čáslavská, Larissa Latynina et Lyudmila Turishcheva ont entre 20 et 32 ans lorsqu’elles remportent l’or. Et avant celles-ci, les femmes ne concourent que par équipe.</p> <p>Avec Nadia Comăneci viendra un changement de paradigme, qui marquera la gymnastique artistique féminine jusqu’à aujourd’hui. Nadia Comăneci s’entraîne à Onesti, en Roumanie, où elle est née. En 1976, son pays est dirigé par Nicolae Ceaușescu, dictateur communiste et militariste. Nadia est entraînée par Márta et Béla Károlyi, dans un environnement strict, disciplinaire et ne laissant pas de place à l’autonomie. Béla Károlyi le dit lui-même : il veut des jeunes filles qu’il peut contrôler et modeler<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>.</p> <p>Nadia est une prodige. Ce qu’elle fait à son époque, tout comme d’autres gymnastes de sa génération (Olga Korbut ou Nellie Kim), est révolutionnaire. Mais c’est une révolution à deux faces :</p> <p>– plus de difficulté, plus d’innovation, plus d’acrobaties. Ce qu’on peut trouver positif ou non, mais qui a mené à ce qu’est la gymnastique artistique aujourd’hui ;</p> <p>– des gymnastes plus jeunes, plus contrôlées, plus dociles face aux entraîneurs/euses et aux fédérations.</p> <p>La victoire de Nadia Comăneci change le visage de la gymnastique artistique féminine : il n’est plus celui d’une femme adulte mais celui d’une enfant. Depuis Nadia Comăneci, une seule gymnaste de plus de 20 ans a remporté le concours général olympique : Simona Amânar en 2000, qui était en fait arrivée deuxième face à sa coéquipière disqualifiée de 17 ans, Andreea Răducan. Depuis près de 50 ans, ce sport a été largement dominé par des jeunes femmes entre 16 et 20 ans.</p> <p>Bien sûr, certaines gymnastes comme Oksana Chusovitina ont une longévité exceptionnelle (elle a 46 ans lorsqu’elle participe aux Jeux de Tokyo en 2021), d’autres gymnastes comme Becky Downie ou Elie Seitz ont respectivement 31 et 30 ans et performent à un très haut niveau. La norme change progressivement et l’âge des gymnastes remonte depuis environ quinze ans.</p> <p>Toutefois, l’impact de Nadia Comăneci, de cette image vendue partout comme angélique et pure, est encore bien réel. Cette image, c’est malheureusement celle d’enfants souvent silencié.es, souvent exploité.es pour leurs prouesses, et trop souvent délaissé.es lorsqu’ils et elles grandissent, prennent du poids, atteignent leur puberté.</p> <p>Lorsque Lola Lafon écrit<em> La petite communiste qui ne souriait jamais </em>(2014), une fiction centrée sur l’histoire de Nadia Comăneci, elle dit avoir été inspirée par la phrase suivante, parue en titre d’un quotidien français lors des Jeux de 1980 : « La petite fille s’est muée en femme. Verdict : la magie est tombée. »<a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a> Cette magie, c’est celle de l’innocence fantasmée, du talent sans soupçon de politisation ou de protestation. Le monde de la gymnastique artistique a encore beaucoup de travail à faire pour cesser de capitaliser sur l’héritage problématique de l’enfant prodige, pour lequel Nadia Comăneci elle-même, bien sûr, n’est pour rien.</p> <p>Les méthodes des Károlyi ainsi que la chute de l’âge des gymnastes sont progressivement exportées à l’Ouest. Les Károlyi eux-mêmes rejoignent les États-Unis en 1981, s’y installant définitivement. Quelques années seulement après leur arrivée, en 1984, Béla Károlyi retrouve le devant de la scène comme entraîneur de Mary-Lou Retton, qui à 16 ans, est la première États-unienne à remporter la médaille d’or au concours général olympique. Béla Károlyi sera l’entraîneur d’un très grand nombre des stars états-uniennes de ce sport, jusqu’aux années 2000 : parmi elles, Julianne McNamara, Betty Okino, Kim Zmeskal, Kristie Phillips, Dominique Moceanu, Phoebe Mills et Kerri Strug.</p> <p>Cette dernière, Kerri Strug, est connue pour un moment particulier de sa carrière. Pendant les Jeux olympiques de 1996, à 18 ans, elle chute lors de son premier saut, alors que les États-uniennes comptent sur elle, la dernière à passer dans la compétition par équipe, pour remporter la médaille d’or<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>. À cette époque, les gymnastes performaient deux sauts, et seul le score le plus élevé était retenu. Après sa chute lors de son premier saut, Kerri manifeste des signes de douleur à la jambe droite. Elle boîte. Sous les cris de Béla Károlyi, lui intimant qu’elle “peut le faire” (“You can do it!”), Kerri se lance pour son deuxième saut. Elle l’atterrit presque parfaitement mais sa jambe droite quitte immédiatement le sol, et après son salut, elle s’effondre. C’est en rampant qu’elle quittera le tapis de réception, devant ensuite être portée par son entraîneur, qui lui ordonne de “saluer le public” (“Wave for the people”).</p> <p>Ce moment a souvent été dépeint comme héroïque. Kerri Strug se serait sacrifiée sciemment pour l’honneur de son pays. Effectivement, il faut beaucoup de courage et d’abnégation pour produire une performance sachant qu’elle se terminera presque certainement par une blessure. Mais ce “choix” peut et doit être mis en question, particulièrement lorsque l’entraîneur concerné a fait de l’exploitation de jeunes talents sa recette du succès. Dans ce moment, Kerri ne <em>pouvait pas</em> en faire un autre.</p> <p>Quelques années plus tard, en 2001, Márta Károlyi devient la coordinatrice de l’équipe nationale états-unienne (US National Team Coordinator). Márta et Béla Károlyi ne sont plus officiellement entraîneurs/euses, ce dernier étant même retraité, mais ils gèrent tous deux un ranch au Texas, où l’équipe nationale états-unienne est accueillie à peu près une fois par mois pendant près de vingt ans. Ce ranch est équipé d’un grand gymnase, d’une cantine, de cabanes en bois qui hébergent les gymnastes et de plusieurs enclos contenant la collection d’animaux exotiques de Béla. Les parents ne sont pas autorisé.es à s’y rendre, alors que de nombreuses gymnastes sont mineures (sachant que les juniors, moins de quinze ans, vont aussi au ranch), le réseau est très mauvais, il n’y a pas de connexion internet…<a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a> Le ranch est un lieu d’isolement et de rupture avec le monde extérieur. Tout ce qui compte, c’est la performance des gymnastes. C’est là, dans cet environnement mené d’une main de fer par Márta Károlyi, que Larry Nassar a pu (bien que ses agressions aient commencé avant cela, avec des témoignages remontant à 1992), pendant deux décennies, abuser de jeunes gymnastes avec une grande facilité. Un prédateur ne peut pas prospérer aussi longtemps dans un environnement qui protège véritablement ses membres. C’est dans un contexte de silence, de soumission et de privation que les gymnastes ont été victimes de cet homme.</p> <h3 id="larry-nassar-le-systeme-autour-dun-homme">Larry Nassar : le système autour d’un homme</h3> <p>Dans son livre paru en 2017<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a>, Aly Raisman, triple championne olympique, parle de son expérience avec Larry Nassar. Elle écrit, plus de 20 ans après que Nassar a pris son poste comme médecin de l’équipe nationale états-unienne : « Ça semblait impossible qu’il l’ait fait à tant d’entre nous si ce n’était pas acceptable »<a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a>. La réaction d’Aly Raisman, et de nombreuses gymnastes qui ont témoigné après cela, est celle de l’étonnement, de la difficile acceptation de ce qui s’est passé. En 2017, Larry Nassar est condamné à 60 ans de prison pour possession de pédopornographie. En 2018, il est condamné à deux reprises à au moins 40 ans de prison pour agressions sexuelles. 156 gymnastes se sont exprimées lors de son procès. Près de 500 ont dit avoir subi ses agressions<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a>.</p> <p>Pendant tant d’années, jusqu’en 2015, aucun.e adulte, aucun.e membre du personnel de l’université de Michigan State ni de l’équipe nationale états-unienne n’a parlé, alors que des gymnastes s’étaient déjà exprimées par le passé, toutes silenciées.</p> <p>Larry Nassar est coupable, mais il n’est pas seul coupable. Dans un article de 2019, l’ancienne gymnaste Tasha Schwickert explique : « [Il était] celui qui écoutait. Celui qui se souciait de nous. Au milieu de toute la violence des entraînements, il était notre ami de confiance »<a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a>. Dans le documentaire paru sur Netflix en 2020,<em> Athlete A</em>, l’ancienne gymnaste Jamie Dantzscher est montrée prenant la parole pendant le procès. Elle dit : « Larry, tu as vu tous les abus physiques, mentaux et émotionnels que nos entraîneurs/euses et le personnel de USA gym nous faisaient subir, tu me faisais croire que tu étais de mon côté en les appelant des monstres, mais au lieu de protéger des enfants, et de signaler les maltraitances dont tu étais témoin, tu as utilisé ta position de pouvoir pour manipuler et abuser aussi. Tu savais que je n’avais aucun recours »<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>.</p> <p>L’absence de “recours” dont parle Dantzscher, la “violence des entraînements” dont parle Schwickert, font de Nassar une figure à la fois ambiguë et typique d’abuseur : il est simultanément celui qui trahit la confiance de ces enfants, et une des seules sources de bienveillance et <em>d’écoute</em> apparentes dans un milieu compétitif dépeint par les victimes comme en lui-même extrêmement abusif<a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>. Cette trahison n’est possible que dans un contexte où la confiance peut effectivement s’installer, et elle est d’autant plus facile à obtenir que les athlètes se sentent isolées et délaissées par les autres adultes de leur environnement. Le fait que les gymnastes n’aient personne vers qui se tourner en cas de doute, d’hésitation ou de malaise face à un traitement renforce le pouvoir que Nassar détient sur elles. C’est dans ces circonstances que l’olympienne McKayla Maroney explique s’être retrouvée seule dans une chambre d’hôtel avec Nassar, pensant que sa vie s’achèverait là<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a>.</p> <p>Malheureusement, cette histoire, bien que d’une ampleur inhabituelle, n’est pas isolée. Le contexte abusif dans lequel Nassar a pu s’installer fait partie intégrante de la culture de la gymnastique artistique et traduit une logique d’emprise, suivant laquelle l’athlète n’existe que comme « producteur[/trice] de performance »<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a>. Et en effet, c’est dès le plus jeune âge, encore dans de nombreux pays, que les jeunes filles sont tenues à part de leurs pairs, s’entraînant jusqu’à 35 heures par semaine, dans le but de produire des gymnastes qui pourront remporter le plus de médailles, le plus de gloire, le plus de retours sur investissement.</p> <p>Ce sport s’est construit en brisant des corps et des esprits d’enfants et c’est ainsi qu’il a créé un contexte propice à de nombreux abus : verbaux, physiques et sexuels.</p> <p>Bien sûr, le fait d’être centré en partie sur la jeunesse des gymnastes n’est pas le seul facteur : des gymnastes des générations précédentes, ont aussi subi des violences, notamment verbales, engendrant de nombreux comportements dangereux et menant parfois à de lourds problèmes de santé mentale.</p> <p>La gymnaste états-unienne Cathy Rigby, qui devient en 1970 la toute première de son pays à remporter une médaille aux championnats du monde (l’argent à la poutre), sera très ouverte dans les années 1980 et 1990<a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a> sur le fait qu’elle a souffert, du fait des pratiques de ses entraîneurs/euses, de boulimie et d’anorexie<a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a>. Elle est hospitalisée deux fois, dont une où sa vie est en danger. Il n’a pas fallu attendre les Károlyi pour que des femmes et des jeunes filles pratiquant ce sport soient confrontées aux effets néfastes de sa culture : l’emphase sur la beauté et les lignes longues et fines, les comportements restrictifs et punitifs précèdent le changement de paradigme qui vient avec Nadia Comăneci ; et bien que les gymnastes les plus dominantes soient plutôt des adultes, c’est déjà un sport qui se commence très jeune, avec un encadrement strict et des pratiques très courantes de contrôle du corps, et plus particulièrement du poids.</p> <p>Toutefois, il est très clair que la baisse de l’âge moyen des gymnastes de très haut niveau à partir des années 1970 facilite et renforce les pratiques d’isolement, de soumission et <em>in fine</em> d’exploitation et d’abus. Les enfants sont pensé.es comme silencieuses/eux, et c’est ce silence qui est prisé.</p> <h3 id="briser-le-silence-contre-la-domination-adulte">Briser le silence : contre la domination adulte</h3> <p>Il faudra attendre le procès de Nassar pour qu’une voix collective s’élève fermement contre les violences permises et perpétuées par les fédérations, les entraîneurs/euses et les institutions en lien avec la gymnastique artistique féminine. En 2018, Aly Raisman et d’autres victimes de Nassar poursuivent USA Gymnastics et le Comité olympique états-unien (USOC) en justice, affirmant ainsi à la communauté que la responsabilité des agressions de Nassar et de la gestion de cette affaire est portée par l’ensemble de l’institution, et non par un individu<a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a>. C’est donc une collectivité de gymnastes qui s’élève pour la première fois contre deux organismes puissants. Lorsque Kyle Stephens, la fille d’ancien.nes ami.es de Larry Nassar, prend la parole lors de son procès, elle déclare : « Tu t’en es peut-être rendu compte à présent, mais les petites filles ne restent pas petites à jamais. Elles deviennent des femmes fortes qui reviennent pour détruire ton monde »<a href="#_ftn17" name="_ftnref17">[17]</a>.</p> <p>Depuis lors, les langues se délient progressivement :</p> <p>– En 2020, Maggie Haney, entraîneuse états-unienne, a été suspendue après des accusations de violences verbales et physiques<a href="#_ftn18" name="_ftnref18">[18]</a> ;</p> <p>– John Geddert, entraîneur états-unien, est accusé par d’anciennes gymnastes de violences verbales, physiques et sexuelles, suite à quoi il met fin à ses jours<a href="#_ftn19" name="_ftnref19">[19]</a> ;</p> <p>– En 2021, des gymnastes australiennes prennent la parole sur la culture de maltraitance dans leur sport<a href="#_ftn20" name="_ftnref20">[20]</a> ;</p> <p>– En 2022, des gymnastes britanniques révèlent des faits similaires<a href="#_ftn21" name="_ftnref21">[21]</a> ;</p> <p>– En 2023, une enquête pour maltraitance est ouverte en France par la ministre des Sports après les témoignages de six gymnastes<a href="#_ftn22" name="_ftnref22">[22]</a> ;</p> <p>– En 2024, dans le cadre de cette enquête, un entraîneur de l’équipe de France de gymnastique artistique, Nellu Pop, est suspendu à titre conservatoire par le ministère des Sports : une cellule psychologique est subséquemment ouverte à l’INSEP<a href="#_ftn23" name="_ftnref23">[23]</a> ;</p> <p>– Le gouvernement américain est condamné à payer près de 139 millions de dollars aux victimes de Larry Nassar<a href="#_ftn24" name="_ftnref24">[24]</a> ;</p> <p>– etc.</p> <p>La liste des abuseurs/euses est longue, mais la liste des personnes qui osent en parler, qui font entendre leur histoire, s’allonge aussi. L’espoir est, à terme, que ces pratiques sortent de l’ombre et soient exposées pour ce qu’elles sont : des agressions verbales et physiques, de la maltraitance, du harcèlement, de l’abus de pouvoir, du chantage affectif… de la violence perpétrée par des adultes, en pleine situation de domination<a href="#_ftn25" name="_ftnref25">[25]</a>.</p> <p>Cette résistance des gymnastes est récente, hors quelques cas isolés par le passé. Lorsque Dominique Moceanu, championne olympique, révèle dans un livre de 2012<a href="#_ftn26" name="_ftnref26">[26]</a> les pratiques abusives des Károlyi, elle est reçue par du silence, du rejet et des dénégations, bien qu’elle admette que des gymnastes l’ont soutenu en privé. Ce n’est que récemment que Moceanu a été reconnue pour son courage, affrontant seule les géants qui l’ont entraînée au plus haut niveau. Contrairement à celles et ceux qui l’entouraient dans les années 2000, Moceanu a été une des premières à soutenir et à croire les gymnastes victimes de Larry Nassar<a href="#_ftn27" name="_ftnref27">[27]</a>.</p> <p>Comme l’écrit Philippe Liotard : « La prise de parole, la réception bienveillante de cette parole, la vigilance collective ne sont pas des réalités spontanées. Elles se construisent. »<a href="#_ftn28" name="_ftnref28">[28]</a> Aujourd’hui, un premier pas a été franchi dans cette construction, vers une mise en question du rapport de force entre les adultes qui encadrent constamment les gymnastes (entraîneurs/euses, fédérations, juges, etc.) et les gymnastes elleux-mêmes.</p> <p>Si les enfants ont une voix, et si cette voix est reconnue comme valide, les conditions de possibilité des violences sont elles-mêmes mises à mal. La question est alors simple : encore aujourd’hui, cette voix leur est-elle permise ?</p> <p> </p> <h3 id="notes">Notes</h3> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Voir Philippe Liotard, « Le sens du silence. Violences indicibles, sport et vulnérabilité », <em>Soins</em>, vol. 66, n°858, sept 2021, p. 35-38</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a>Pola Rapaport (2016), <em>Nadia Comăneci, la gymnaste et le dictateur</em>, ARTE France, Roche Productions, SRTV</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a>Lola Lafon (2014),<em> La petite communiste qui ne souriait jamais</em>, Actes Sud.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a>Il s’avère que son score n’était finalement pas nécessaire, et qu’elle aurait pu s’arrêter après son premier saut</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a>Voir Richard C. Crepeau (2018), “Dysfunction at USA Gymnastics”, <em>On Sport and Society</em>, 836</p> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a>Aly Raisman (2017), <em>Fierce : how competing for myself changed everything</em>, Little, Brown and Company : New York</p> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a>Traduction de l’autrice</p> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a>« Larry Nassar: Disgraced US Olympics doctor jailed for 175 years », <em>BBC</em>, lien url : <a href="https://www.bbc.com/news/world-us-canada-42811304">https://www.bbc.com/news/world-us-canada-42811304</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a>Abigail Pesta (2019), « ‘He became our best friend’: how we survived Larry Nassar’s systematic abuse »,<em> The Guardian</em>, lien url : <a href="https://www.theguardian.com/sport/2019/sep/19/he-became-our-best-friend-how-we-survived-larry-nassars-systematic-abuse">https://www.theguardian.com/sport/2019/sep/19/he-became-our-best-friend-how-we-survived-larry-nassars-systematic-abuse</a>, consulté le 21/07/2023, trad. de l’autrice</p> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Bonni Cohen, Jon Shenk (2020), <em>Athlete A</em>, Netflix Original, trad. de l’autrice</p> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Pour une analyse systémique de la maltraitance sportive, voir Kavanagh, E. J., 2014. <em>The Dark side of sport: athlete narratives on maltreatment in high performance environments.</em> Doctoral Thesis, Bournemouth University</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a>« McKayla Maroney’s gut-wrenching statement to Congress about FBI’s handling of Nassar abuse », ABC News (2021), lien url : <a href="https://abcnews.go.com/US/mckayla-maroneys-gut-wrenching-statement-congress-fbis-handling/story?id=80037780">https://abcnews.go.com/US/mckayla-maroneys-gut-wrenching-statement-congress-fbis-handling/story?id=80037780</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Philippe Liotard, « L’entraîneur, l’emprise », <em>Sport et virilisme</em>, <em>Quasimodo & fils</em>, 1999</p> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a>Bernice McShane (1991), « Cathy Rigby to Recount Experiences », <em>The Oklahoman</em>, lien url : <a href="https://eu.oklahoman.com/story/news/1991/09/03/cathy-rigby-to-recount-experiences/62518029007/">https://eu.oklahoman.com/story/news/1991/09/03/cathy-rigby-to-recount-experiences/62518029007/</a>, consulté le 21/0/2023</p> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a> Voir l’étude menée en collaboration avec British gymnastics sur les troubles alimentaires et la gymnastique artistique (masculine et féminine) en 2014 par Jacinta Tan, Andrew Bloodworth, Mike McNamee et Jeanette Hewitt : “Investigating Eating Disorders in Elite Gymnasts: Conceptual, Ethical and Methodological Issues.” <em>European Journal of Sport Science</em> 14, no. 1 (2014): 60–68</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a>« USA Gymnastics and USOPC reach $380m settlement with Nassar abuse survivors », <em>The Guardian</em> (2021), lien url : <a href="https://www.theguardian.com/sport/2021/dec/13/usa-gymnastics-usopc-larry-nassar-lawsuit-settlement">https://www.theguardian.com/sport/2021/dec/13/usa-gymnastics-usopc-larry-nassar-lawsuit-settlement</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref17" name="_ftn17">[17]</a>« ‘Little girls don’t stay little forever’: Sexual assault victims confront Larry Nassar », <em>Euronews </em>(2018), lien url : <a href="https://www.euronews.com/2018/01/17/-little-girls-don-t-stay-little-forever-sexual-assault-victims-confront-larry-nassar">https://www.euronews.com/2018/01/17/-little-girls-don-t-stay-little-forever-sexual-assault-victims-confront-larry-nassar</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref18" name="_ftn18">[18]</a>« Gymnastique. Huit ans de suspension pour l’entraîneuse américaine Maggie Haney », Ouest-France (2020), lien url : <a href="https://www.ouest-france.fr/sport/gymnastique-artistique/gymnastique-huit-ans-de-suspension-pour-l-entraineuse-americaine-maggie-haney-6821851">https://www.ouest-france.fr/sport/gymnastique-artistique/gymnastique-huit-ans-de-suspension-pour-l-entraineuse-americaine-maggie-haney-6821851</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref19" name="_ftn19">[19]</a>« L’ex-entraîneur américain de gym John Geddert s’est suicidé après son inculpation », <em>Huffpost</em> (2021), lien url : <a href="https://www.huffingtonpost.fr/international/article/l-ex-entraineur-americain-de-gym-john-geddert-s-est-suicide-apres-son-inculpation_177180.html">https</a><a href="https://www.huffingtonpost.fr/international/article/l-ex-entraineur-americain-de-gym-john-geddert-s-est-suicide-apres-son-inculpation_177180.html">://www.huffingtonpost.fr/international/article/l-ex-entraineur-americain-de-gym-john-geddert-s-est-suicide-apres-son-inculpation_177180.html</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref20" name="_ftn20">[20]</a>« Australian gymnastics inquiry uncovers ‘culture of abuse’ », BBC (2021), lien url : <a href="https://www.bbc.com/news/world-australia-56969065">https://www.bbc.com/news/world-australia-56969065</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref21" name="_ftn21">[21]</a>Amy Woodyatt, Amanda Davies (2022), « ‘I had PTSD’: Culture of abuse in British gymnastics leaves lasting legacy on its victims », CNN, lien url : <a href="https://edition.cnn.com/2022/06/21/sport/british-gymnastics-abuse-intl-spt-cmd/index.html">https://edition.cnn.com/2022/06/21/sport/british-gymnastics-abuse-intl-spt-cmd/index.html</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref22" name="_ftn22">[22]</a>Franceinfo:sport (2023), « Gymnastique : la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra annonce l’ouverture d’une enquête après des témoignages de maltraitance », <em>Franceinfo</em>, lien url : <a href="https://www.francetvinfo.fr/sports/gymnastique/gymnastique-la-ministre-des-sports-amelie-oudea-castera-annonce-l-ouverture-d-une-enquete-apres-des-temoignages-de-maltraitances_5824487.html">https://www.francetvinfo.fr/sports/gymnastique/gymnastique-la-ministre-des-sports-amelie-oudea-castera-annonce-l-ouverture-d-une-enquete-apres-des-temoignages-de-maltraitances_5824487.html</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref23" name="_ftn23">[23]</a> Franceinfo:sport (2024), « L’un des entraîneurs de l’équipe de France féminine de gymnastique artistique, Nellu Pop, suspendu à titre conservatoire par le ministère des Sports », <em>Franceinfo</em>, lien url : <a href="https://www.francetvinfo.fr/sports/gymnastique/info-franceinfo-l-un-des-entraineurs-de-l-equipe-de-france-feminine-de-gymnastique-artistique-nellu-pop-suspendu-a-titre-conservatoire-par-le-ministere-des-sports_6407488.html">https://www.francetvinfo.fr/sports/gymnastique/info-franceinfo-l-un-des-entraineurs-de-l-equipe-de-france-feminine-de-gymnastique-artistique-nellu-pop-suspendu-a-titre-conservatoire-par-le-ministere-des-sports_6407488.html</a>, consulté le 30/04/2024</p> <p><a href="#_ftnref24" name="_ftn24">[24]</a> Susan H. Greenberg (2024), “Justice Department Settles With Larry Nassar Victims for $139M”, <em>HiderInsideEd</em>, lien url : <a href="https://www.insidehighered.com/news/quick-takes/2024/04/24/justice-department-settles-larry-nassar-victims-139m">https://www.insidehighered.com/news/quick-takes/2024/04/24/justice-department-settles-larry-nassar-victims-139m</a></p> <p><a href="#_ftnref25" name="_ftn25">[25]</a> En France, en 2020, l’ouvrage de Sarah Abitbol, patineuse artistique de haut niveau, <em>Un Si long silence,</em> s’inscrit dans cette logique de mise à plat des violences subies par des mineur.es dans le contexte sportif</p> <p><a href="#_ftnref26" name="_ftn26">[26]</a>Dominique Moceanu (2012), <em>Off Balance:A Memoir</em>, Touchstone : New York</p> <p><a href="#_ftnref27" name="_ftn27">[27]</a> “How Olympian Dominique Moceanu defied gymnastics’ culture of silence and helped Larry Nassar survivors”, ESPN, lien url : <a href="https://www.espn.com/olympics/story/_/id/29418944/how-olympian-dominique-moceanu-defied-gymnastics-culture-silence-helped-larry-nassar-survivors">https://www.espn.com/olympics/story/_/id/29418944/how-olympian-dominique-moceanu-defied-gymnastics-culture-silence-helped-larry-nassar-survivors</a>, consulté le 21/07/2023</p> <p><a href="#_ftnref28" name="_ftn28">[28]</a> Philippe Liotard, Le sens du silence. Violences indicibles, sport et vulnérabilité, <em>Soins</em>, vol. 66, n°858, sept 2021, p. 35-38</p> ]]></content:encoded> </item> </channel> </rss>