Si nécessaire qu’il soit du point de vue sanitaire, le confinement rend plus difficile et dangereuse la vie des femmes qui habitent avec un conjoint violent. Chaque minute, ces dernières risquent de nouvelles violences, des insultes et diverses formes d’humiliation, elles doivent mesurer chacune de leur parole et de leurs gestes pour éviter toutes représailles ; quand elles sont mères, elles craignent constamment pour leurs enfants. A côté de certaines initiatives très médiatisées, lancées par les pouvoirs publics, les professionnelles des associations féministes continuent d’écouter et de soutenir, à distance, les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants.

Créée en 1981 à Toulouse, l’APIAF (Association pour l’Initiative Autonome des Femmes) fait partie des associations féministes qui, depuis plusieurs décennies, accueillent et hébergent les femmes qui subissent des violences dans leur couple. Toutes deux salariées de l’APIAF, Françoise a contribué à la fonder, tandis qu’Aurélie a rejoint l’équipe en 2002. Le récit  de leur travail pendant le confinement rappelle avec force l’importance du travail de ces associations, mené parfois dans l’ombre des campagnes nationales gouvernementales, mais aussi le rôle clé des réseaux de solidarité féministe.

Mouvements : Qu’est-ce que le confinement a changé à votre travail ?

Françoise : Hors confinement, les femmes peuvent venir à l’APIAF pour nous rencontrer à chacune des étapes de leur parcours dans les violences conjugales. Au fur et à mesure qu’elles prennent conscience des violences qu’elles subissent, elles peuvent se rendre à la permanence, participer aux activités, aux groupes de parole, aux sorties ou encore aux diverses activités que nous proposons ; et puis, parfois, certaines arrivent un jour en disant qu’elles n’en peuvent plus et demandent à être hébergées le soir même. Pour d’autres, nous les aidons à préparer un départ. L’accueil de jour est un dispositif absolument central parce que toutes les femmes ne sont pas hébergées dans le Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) ; beaucoup vivent toujours avec leur conjoint violent. L’APIAF est un lieu pour que les femmes puissent se ressourcer et rompre avec leur solitude. La mise en place du confinement a été très difficile parce qu’il a fallu interrompre tout ça : l’accueil de jour, les activités, les sorties etc.

Aurélie : Juste avant l’annonce du confinement, nous avions confectionné des petits kits avec des thermomètres et du gel hydroalcoolique pour qu’il y en ait dans chaque appartement où nous hébergeons des femmes et des enfants. On avait aussi discuté avec les femmes de l’épidémie, qu’il fallait maintenir des distances entre nous et ne plus se faire la bise. Mais tout s’est enchaîné très vite. Quand nous avons appris que les écoles et les lieux publics fermaient le jeudi, ça a d’abord été la panique ! Il fallait prendre des décisions rapides, dans l’urgence, tant s’agissant de l’accueil de jour que de l’hébergement. Comme nous travaillons et prenons les décisions collectivement, nous nous sommes réunies le lundi, après des échanges dans le week-end, pour organiser le travail tout en assurant les meilleures conditions sanitaires possibles tant pour les femmes accueillies que pour l’équipe. Nous avons décidé de constituer des équipes de 4 personnes qui se relaient tous les 15 jours dans les locaux de l’association tandis que le reste de l’équipe travaille depuis chez elles. Celles qui sont sur place assurent tous les jours la permanence téléphonique qu’on a mise en place pour les femmes qui ne sont pas hébergées. Par ailleurs, celles qui sont chez elles appellent les femmes hébergées tous les jours, et on a créé un numéro d’urgence pour qu’elles puissent nous appeler à tout moment, au cas où l’une d’entre elles serait hospitalisée. Si les femmes hébergées viennent d’habitude chaque semaine au local de l’APIAF pour récupérer des denrées alimentaires, depuis le début du confinement, nous leur apportons nous-mêmes leurs courses, des livres, des magazines, leurs courriers et également les copies pour les devoirs des enfants.

Pour le soutien scolaire, des collègues ont pris contact avec des amies à elles pour le faire par téléphone ou visioconférence quand cela est possible, car les femmes n’ont pas toutes le matériel informatique qui le permet. Nous nous sommes organisées de cette manière, en mobilisant nos réseaux, et en prenant chacune des responsabilités pour continuer l’accompagnement des femmes et de leurs enfants et leur assurer notre solidarité. Dans ce contexte sanitaire si particulier, on a cherché à créer des dispositifs adaptés aux réalités des femmes.  A ce jour, nous venons juste de recevoir quelques masques artisanaux pour les femmes hébergées et pour l’équipe.

Nous faisons le constat que de nouveaux problèmes surgissent chaque semaine : d’abord, il a fallu se charger de l’organisation de l’activité en respectant les consignes sanitaires ; par ailleurs, nous avons eu à nous poser la question de l’exercice des droits de visite des pères des enfants hébergées avec leur mère dans notre CHRS. Comme les femmes vivent dans des appartements collectifs, les allers et venues des enfants pouvaient faire courir des risques sanitaires aux autres femmes et enfants. En lien avec la Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF), on a pris une position institutionnelle demandant de différer les déplacements des enfants pendant le confinement pour garantir le minimum de risques sanitaires à l’ensemble des femmes et enfants hébergées. Nous essayons de régler au mieux les problèmes qui se posent aux femmes en répondant aux exigences de notre cadre institutionnel.

M. : Comment le confinement est-il vécu par les femmes que vous accompagnez ?

Aurélie : La plupart des hébergements dont nous disposons sont des appartements collectifs. Or, le collectif s’est révélé être une ressource pour les femmes elles-mêmes. Par exemple, des tensions apparaissaient parfois entre les femmes qui cohabitent mais elles se sont apaisées depuis le confinement. Vivre ensemble leur permet de se soutenir, de se sentir moins isolées et de s’occuper des enfants collectivement. Pour nous, savoir que les femmes ne sont pas seules et s’entraident est aussi très rassurant. Trois femmes vivaient dans des appartements individuels. Comme vivre seule peut être pesant en temps normal, nous leur avons demandé ce qu’elles voulaient faire et l’une d’entre elles a préféré aller chez une amie.

Françoise : Pour les femmes que l’on rencontre pendant l’accueil de jour, la situation est encore plus compliquée parce que le confinement accroît leur vulnérabilité. Celles qui sont hébergées à l’hôtel font face à des problèmes matériels très difficiles : elles n’ont rien pour cuisiner ; elles doivent s’occuper des enfants dans de tout petits espaces. On les appelle pour échanger sur tout ça. Mais tout est bloqué pour celles qui cherchent un logement ; tout est figé au niveau institutionnel. Cela dit, comme nous sommes non seulement des professionnelles du travail social mais aussi des militantes pour les droits des femmes, notre travail consiste à créer et alimenter la solidarité entre les femmes. Les femmes elles-mêmes nous souhaitent bon courage, nous remercient de poursuivre notre travail, elles s’inquiètent pour nous et survivent à cette situation avec nous.

M. : Vous avez donc maintenu une permanence téléphonique pour que des femmes qui ne sont pas hébergées puissent vous contacter. Est-ce qu’elles vous sollicitent beaucoup ?

Aurélie : Pour le moment, c’est moins le cas que d’habitude. C’est extrêmement difficile pour les femmes qui sont confinées avec un conjoint violent d’entrer en contact avec nous. Déjà en temps normal, les femmes prennent beaucoup de temps, réfléchissent énormément avant de décider de venir vers nous, mais là, la montagne à gravir est encore plus immense. Quotidiennement, on constate à quel point le chemin de la séparation d’un compagnon violent est semé d’embûches. Pendant la période de confinement, tout est redoublé.

Françoise : Les services de police n’aident pas toujours. Par exemple, avec une collègue, je suis une femme qui est prête à partir ; elle a déposé plainte contre son conjoint avant le début du confinement. On peut imaginer comme ça doit être dur de vivre dans des conditions pareilles ! Elle vit un enfer absolu, elle est insultée en permanence, elle fait attention au moindre geste et essaie de faire en sorte que les enfants ne contrarient pas leur père pour éviter que la violence se déploie sur eux et sur elle. Dernièrement, elle a reçu un appel de la gendarmerie pour lui dire qu’ils entendraient son mari après le confinement. Nous pensons que différer la convocation de l’auteur c’est bien ne pas mesurer à quel point le confinement peut exacerber les violences. D’autant plus que d’après le profil de cet homme cadre supérieur un rappel à la loi pourrait poser l’interdit de la violence et ainsi avoir des effets sur son comportement. Avec ma collègue, nous l’appelons tous les jours pour la soutenir. Nous craignons qu’elle soit à bout et qu’elle finisse par se défendre, ce qui, en cas de procès, apparaîtrait comme de la violence réciproque, alors que c’est bien du contrôle conjugal, de domination, de violence de la part de son mari qu’il s’agit. C’est très compliqué sans le soutien des forces de l’ordre. En ce moment en particulier, quand les femmes appellent le 17, c’est que la situation est vraiment dangereuse et qu’elles n’ont pas d’autres recours. En ce moment, elles ne peuvent pas aller chez une amie ou un membre de leur famille ou vers nos associations.

M. : Comment envisagez-vous la mobilisation des pouvoirs publics face aux violences conjugales ?

Françoise : On compte sur les pouvoirs publics pour la sensibilisation et pour faire passer les messages sur les numéros d’urgence, et on aimerait pouvoir compter sur la police et la justice. A Toulouse, un homme auteur de violences conjugales a été tué par un policier. Mais ils étaient intervenus 3 jours auparavant pour la même situation. Si l’on contraignait l’auteur à ne pas rentrer à son domicile, on pourrait éviter ça. Il y a toujours beaucoup de méconnaissance autour des violences dans le couple. Par exemple, un policier a refusé de prendre la plainte d’une femme, alors que son conjoint la menaçait de mort. Trop souvent, les forces de l’ordre ne reconnaissent les situations de violences conjugales uniquement lorsqu’il s’agit de violences physiques, alors qu’on sait très bien qu’il faudrait intervenir avant pour éviter que ça empire.

Grâce à un travail de veille constant, nous faisons remonter les problèmes aux institutions et nous mobilisons les partenaires qui sont formés à la question des violences. Pour que la police prenne en charge une situation de violences conjugales, nous avons par exemple directement sollicité la Procureure qui est référente violences conjugales à Toulouse. Tant qu’il n’y aura pas de formation, ce sera toujours très difficile de protéger les femmes.

Aurélie : Le tapage médiatique pour que les femmes puissent parler est assez agaçant parce que, s’il est important qu’elles aient la possibilité de parler des violences vécues, tout ce qu’il y a à côté n’avance pas suffisamment. A titre d’exemple, suite au Grenelle des violences conjugales lancé l’été dernier par le gouvernement, nous venons d’apprendre qu’il n’y aurait aucune nouvelle place d’hébergement créée en Haute-Garonne. Nous sommes toujours en attente au niveau de la justice. Or, sans changement à ce niveau, rien ne changera réellement pour les femmes.

La Direction Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité (DRDFE) fait aussi ce qu’elle peut, dans l’urgence, elles n’ont pas des moyens importants. Nous avons été sollicitées pour faire des permanences dans les supermarchés ; c’était impossible pour nous d’assurer ce service en plus du reste. Un numéro pour les auteurs a été ouvert par la FNACAV (Fédération Nationale des Associations et des Centres de prise en Charge d’Auteurs de Violences conjugales & Familiales). C’est sûrement une bonne initiative, même si on se demande bien quels sont les hommes qui vont l’appeler avant de commettre des violences. Surtout, on regrette que cette ligne soit financée sur le budget consacré aux droits des femmes, alors qu’il est déjà maigre.

M. : Comment arrivez-vous à maintenir des liens entre vous pour poursuivre votre activité et tenir ?

Aurélie : Nous restons en lien avec d’autres centres d’hébergement : toutes les associations de la FNSF essaient de se soutenir. La ligne du 3919, géré par la FNSF, a d’ailleurs dû organiser le travail à domicile des écoutantes, dans des conditions difficiles, parfois avec des enfants à garder. Il y a eu un malentendu avec d’autres associations féministes qui ne comprenaient pas que l’amplitude horaire de la ligne d’écoute puisse être réduite pendant le confinement. Il faut savoir que ce n’est pas une ligne d’État, qui fonctionne grâce à des moyens importants. C’est une petite équipe.

Cependant à Toulouse le réseau féministe, qui est très dense, s’est rapproché de nous pour savoir comment nous soutenir. Les mobilisations féministes ont également permis certaines avancées qui sont très utiles en ce moment : à Toulouse, la lutte du Camp des femmes en novembre 2018 a obtenu que le 115 mette systématiquement les femmes victimes de violences à l’abri.  Donc chaque femme qui appelle le 115 parce qu’elle subit des violences conjugales aura une place soit dans un centre d’hébergement d’urgence spécialisé pour l’accueil des femmes victimes de violences ou à défaut à l’hôtel. La solidarité féministe est très forte et nous aide dans notre travail quotidien auprès des femmes.

 Françoise : Au sein de l’équipe, nous sommes en permanence « dérangeables », constamment joignables, et nous sommes très vigilantes vis-à-vis de chaque situation. Avant même le confinement, on ne prenait jamais de décision seule. Nous continuons à travailler de cette façon, en échangeant énormément par mails ! Et puis, pour poursuivre notre atelier d’écriture, les responsables de l’atelier de l’APIAF ont envoyé des consignes d’écriture autour du thème du confinement aux participantes mais aussi au conseil d’administration et à l’équipe. Nous confinerons ces textes dans une publication et rêvons d’un apéritif pour se retrouver et inaugurer ces journaux du confinement ! Mais est-ce pour demain ?

[1]L’entretien a été mené le 8 avril 2020.

[2]Le 4 avril, lors d’une intervention à domicile, un policier a tué un conjoint violent par balle : Voir https://www.sudouest.fr/2020/04/04/un-conjoint-violent-tue-par-un-policier-a-toulouse-7386799-5377.php

[3]Pendant le confinement, plusieurs mesures ont été lancées par le Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et le Ministère de l’Intérieur pour que les femmes puissent parler des violences conjugales à des interlocuteurs extérieurs. Ainsi, des points d’accompagnement ont été instaurés dans certains supermarchés, un numéro pour envoyer un SMS d’alerte a été créé, les pharmacies sont devenues comme des relais pour dénoncer les violences conjugales. A ce propos, voir la tribune collective publiée le 7 avril, « Violences conjugales. Pour sauver des vies, un sms ne suffira pas », https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/07/violences-conjugales-pour-sauver-des-vies-un-sms-ne-suffira-pas_6035841_3232.html