Le chemin qu’a parcouru la figure du père de la Constitution de la République indienne, Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), l’a récemment conduit de l’oubli au panthéon national. Mais cette réhabilitation donne lieu, dans le contexte sociopolitique actuel, à la réduction et à l’instrumentalisation idéologique de sa pensée dans une perspective nationaliste. Telle est la thèse que cet article développe en réunissant sous le terme « nationaliste » deux tendances majeures : le nationalisme d’inspiration gandhienne et le nationalisme inspiré du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, « organisation bénévole nationale ») qui se sont approprié la figure d’Ambedkar en évacuant le caractère irréductiblement révolutionnaire de sa pensée philosophique.

Les figures emblématiques qu’évoque l’Inde dans l’esprit du lectorat francophone sont certainement le Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru, peut-être également Rabindranath Tagore et Shri Aurobindo. Malgré les travaux de chercheurs français comme Nicolas Jaoul, Christophe Jaffrelot ou Jules Naudet, la figure d’Ambedkar (1891-1956[1]) demeure peu connue dans le monde francophone. Cette méconnaissance est en grande partie due au fait que le monde intellectuel indien a maintenu son œuvre dans l’oubli. Ce n’est que depuis les années 1990 qu’Ambedkar devient, pour des raisons politiques plutôt qu’intellectuelles, la figure la plus revendiquée en Inde par des partis politiques pourtant bien éloignés de sa pensée. Le Bharatiya Janata Party (BJP, « parti du peuple indien »), parti  ultranationaliste né de l’idéologie RSS[2] et actuellement au pouvoir en Inde, a ainsi célébré en 2016, à travers une série d’évènements spectaculaires, le 125e anniversaire de la naissance d’Ambedkar. Le 17 avril 2016, l’hebdomadaire du RSS, The Organiser, mettait même l’image d’Ambedkar sur sa couverture avec le titre ‘The Ultimate Unifier’. De son côté, pour ne pas être en reste, le parti du Congrès, qui fut largement dominant de l’Indépendance en 1947 jusqu’au début des années 1990, réinvestit une figure qu’il avait délaissée pour en faire un protagoniste parmi d’autres de la lutte indépendantiste. Cette consécration nationale d’Ambedkar s’accompagne de la parution d’un grand nombre d’articles et d’ouvrages qui tentent d’expliquer, chacun à leur manière, la vie et la pensée de ce leader des « intouchables » (ou dalits, « opprimé·e·s » assigné·s· aux marges du système des castes).

Or, non seulement ces redécouvertes font l’économie de la portée philosophique de son œuvre mais les idéologies des partis qui s’en saisissent constituent, en réalité, l’antithèse complète de la pensée d’Ambedkar, tournée vers la critique révolutionnaire de l’hindouisme et l’émancipation des opprimé·e·s [3]. Il faut donc restituer les enjeux idéologiques de ces appropriations[4] et montrer comment sa pensée philosophique est radicalement incompatible avec le paradigme hindouiste dans lequel s’inscrivent les grandes figures emblématiques telles que Gandhi, Tagore ou Nehru. Son projet philosophique est-il réductible, comme le suggère la perspective nationaliste, à une logique réformiste ? Son acte de conversion au bouddhisme en 1956 est-il, comme l’explique l’intelligentsia mainstream en Inde, le prolongement du cadre hindou brahmanique ?

 La singularité du paradigme philosophique d’Ambedkar

Ce n’est pas le lieu d’étudier en détail les écrits d’Ambedkar. Mais il est nécessaire de restituer en quelques mots la manière dont il définit ses adversaires pour démarquer sa pensée, en particulier avec la réinterprétation du bouddhisme en termes révolutionnaires offerte par ses ouvrages des années 1950, Buddha or Karl Marx (1956) et The Buddha and His Dhamma (1956). De son point de vue, il s’agit de résoudre la contradiction la plus profonde qui caractérise la nation indienne au lendemain de son indépendance, contradiction qu’il présente en ces termes :

Aujourd’hui les Indiens se réfèrent à deux idéologies. Leur idéal politique tel qu’il est exposé dans le Préambule de la Constitution affirme les valeurs de Liberté, Egalité et Fraternité. Leur idéal social tel qu’il est inscrit dans leur religion les dénie[5].

En effet, les débats sur l’avenir de la société indienne opposent alors plusieurs paradigmes philosophiques : le paradigme hindouiste d’inspiration gandhienne, le paradigme hindouiste d’inspiration RSS, le paradigme marxiste et le paradigme ambedkarite. Cette diversité peut se résumer, selon Ambedkar, à deux traditions philosophiques : la tradition astika ou sanatana (orthodoxe ou brahmanique, qui reconnaît l’autorité sacrée des textes védiques[6]) et la tradition nastika (hétérodoxe, refusant cette autorité). Les deux paradigmes hindouistes appartiennent, de manière explicite, à la tradition sanatana. Ambedkar classe aussi le marxisme indien sous la tradition orthodoxe car il estime que la théorie marxiste indienne, élaborée notamment par les intellectuel·le·s appartenant aux castes dites savarnas (hautes castes brahmaniques), n’est pas en prise avec les réalités indiennes. Il consiste en une théorie « empreinte d’une forme spéculative, caractéristique du brahmanisme, qui contredit la conception de Marx d’une “philosophie de la praxis” »[7]. La pensée d’Ambedkar s’inscrit quant à elle dans la tradition « nastika » car elle propose de construire le sujet politique moderne en rupture avec l’idéologie anti-égalitariste de l’homo hierarchicus prescrit par les textes codifiant le savoir hindou.

Cette rupture est le fruit d’une évolution intellectuelle qui peut être schématisée en trois moments. En 1916 paraît son ouvrage anthropologique Castes in India : their mechanism, development and genesis qui établit le diagnostic de la structure de la société indienne et met en évidence les principes fondamentaux qui la sous-tendent et la légitiment. Si cet Ambedkar des années 1920 tente ainsi de réformer l’hindouisme au nom de l’égalité, celui des années 1930 consomme sa rupture avec lui. Il démontre en effet la consubstantialité de l’hindouisme et du système inégalitaire des castes et donc l’impossibilité de le réformer. En 1936, Annihilation of Castes représente donc un moment négatif de la pensée philosophique d’Ambedkar en ce qu’il élabore une critique radicale de la philosophie sanatana. Enfin, en 1956, Ambedkar entame un nouveau projet philosophique qui tente de faire résonner les principes des Lumières dans le champ idéologique indien. Son ouvrage Buddha and His Dhamma constitue ainsi un moment positif qui offre ce que Gopal Guru nomme, se servant du terme althussérien, une « problématique parallèle »[8]. Il y développe la thèse selon laquelle l’histoire de l’antiquité indienne est marquée par des révolutions et contre-révolutions où la tendance astika (ou sanatana) et la tendance nastika représentent deux principes antagonistes. En réhabilitant la figure de Bouddha qui appartient, dans sa lecture, à la tendance nastika[9], il réinterprète ainsi la philosophie bouddhiste comme un discours révolutionnaire contre la tradition sanatana dominante – celle où s’inscrivent les idéologies politiques des deux principaux partis contemporains, le Congrès dont Gandhi et Nehru furent les leaders, et le BJP actuellement au pouvoir. Pour cette raison, quand, en 1956, Ambedkar se convertit au bouddhisme, il ne s’agit pas d’une simple stratégie politique, ce que suggère l’historiographie dominante, mais d’un acte positif de construction idéologique qui réactive la tradition hétérodoxe et matérialiste connue en Inde sous le terme de nastikwad.

Aux yeux d’Ambedkar, la tradition sanatana, tournée vers le passé, est en effet incompatible avec les principes des Lumières. Elle constitue l’obstacle infranchissable sur le chemin qui pourrait mener la société indienne vers ce qu’il nomme Prabuddha Bharat[10], l’Inde des Lumières, titre qu’il choisira d’ailleurs pour son journal dès 1956 (il s’appelait auparavant Janata). Il faut toutefois préciser qu’en faisant appel en priorité à la figure de Bouddha, Ambedkar se démarque des Lumières européennes. Il dépouille ainsi Bouddha de tout caractère divin, contemplatif et négatif pour le considérer comme un philosophe révolutionnaire qui a osé, au 6e siècle avant J.C., prendre le contre-pied de l’hégémonie de la tradition sanatana en inaugurant une vision philosophique rationnelle du monde dépourvue de toute considération métaphysique. Ainsi, il affirme le 3 octobre 1954 dans un discours radiophonique,

En termes positifs, ma philosophie sociale peut être résumée en trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité. Mais ne laissez personne dire, pour autant, que j’ai repris la philosophie de la Révolution française. Ce n’est pas le cas. Ma philosophie prend ses racines dans la religion et non dans la science politique. Elles prennent leur source dans les enseignements de mon Maître, Bouddha[11].

Bien qu’Ambedkar utilise tout au long de son action politique l’élan révolutionnaire du siècle des Lumières françaises, il s’en démarque ainsi de manière critique.  En expliquant le rapport entre la philosophie des Lumières d’Ambedkar et les Lumières françaises, Gopal Guru écrit que la philosophie d’Ambedkar, se servant du vocabulaire bouddhiste samyak (historicisé, empirique et pratique), affirme le caractère concret, historique et politique du monde social contre les abstractions spéculatives de l’universalisme des Lumières françaises.

De ce fait, la réactivation de la tradition hétérodoxe par Ambedkar interdit de réduire sa pensée à la logique réformiste, comme le suggère la perspective nationaliste d’inspiration gandhienne, et encore moins à la notion d’Hindutva d’inspiration RSS (« indianité », terme de pseudo-sanskrit utilisé pour assimiler la culture indienne à des racines hindouistes fondamentalistes exclusives). La rupture explicite et argumentée d’Ambedkar avec l’hindouisme devrait empêcher de prétendre que sa conversion au bouddhisme serait compatible voire conforme à la tradition hindoue.  Pourtant, ce sont à nouveau les paradigmes philosophiques d’inspiration sanatana qui président à la consécration actuelle, tardive, de la philosophie ambedkariste : les enjeux idéologiques de ces réappropriations en font ainsi une consécration aseptisante.

 Ambedkar sorti de l’oubli

La parution depuis une vingtaine d’années de plusieurs biographies en anglais a contribué à faire sortir de l’oubli la figure d’Ambedkar, d’autant plus que le monde académique mainstream l’avait dédaignée jusqu’au début du XXIème siècle. Le nombre et la date de parution de ces ouvrages indiquent, entre autres, l’évolution que connait Ambedkar dans l’imaginaire indien. Avant les années 1990, à la différence d’autres figures appartenant au parti du Congrès telles que Gandhi et Nehru, la figure d’Ambedkar suscitait peu d’intérêt dans le monde académique dominant, très largement composé de membres des hautes castes hindoues. Il n’existe d’ailleurs jusqu’au début du XXIe siècle qu’une seule biographie en anglais : Dr Ambedkar : Life and Mission (1954) par Dhananjay Keer. Il faut préciser néanmoins que des biographies en marathi étaient disponibles. Ces ouvrages en plusieurs volumes, écrits soit par ses compagnons de route soit par ceux qui sont acquis à la question dalit, ont été jusque-là négligés malgré la grande richesse des informations qu’ils contiennent[12].

Entre les années 2000 et 2016, quelques ouvrages viennent s’ajouter à cette courte liste. Par exemple, Christophe Jaffrelot, qui étudie notamment l’impact de l’héritage intellectuel et symbolique d’Ambedkar dans le champ sociopolitique d’aujourd’hui, lui consacre une biographie intellectuelle, mais en français : Dr Ambedkar : Leader intouchable et père de la Constitution indienne (2000). En 2004 paraît une autre courte biographie Ambedkar: Towards an Enlightened India écrite par Gail Omvedt, autrice qui travaille sur la formation du mouvement dalit notamment au Maharashtra.

Face à la demande croissante d’une biographie intellectuelle sur Ambedkar en anglais, Narendra Jadhav publie en 2014 Ambedkar : Awakening India’s Social Conscience. Alors que la première biographie écrite par Dhananjay Keer en 1954 ne tient pas compte de l’œuvre intégrale publiée par le gouvernement du Maharashtra après le transfert de cinq malles contenant les écrits inédits d’Ambedkar, et que la deuxième biographie écrite en anglais par Gail Omvedt s’avère bien limitée en termes d’analyse et de détails, la biographie de Narendra Jadhav paraît combler ce vide biographique.

Mais que signifie politiquement ce vif intérêt porté à la figure d’Ambedkar depuis le début du XXIe siècle ? Les chercheur·ses travaillant dans le domaine sociopolitique en Inde se mettent d’accord sur le fait que le chemin vers le pouvoir politique en Inde passe par la récupération de l’électorat qui se réclame de l’héritage symbolique d’Ambedkar. En Inde, en effet, les pauvres et les minorités sont non seulement beaucoup plus nombreux·ses mais, de plus en plus, votent aussi davantage que les dominant·e·s. C’est donc la croissance du poids politique de cette communauté opprimée qui préside à la récupération aseptisée et à l’instrumentalisation nationaliste d’Ambedkar. En effet, la perspective dite nationaliste domine sous ses diverses formes le champ intellectuel et politique en Inde. Cela signifie que le champ idéologique dans lequel l’œuvre d’Ambedkar s’étudie, s’interprète et s’approprie aujourd’hui est, en quelque sorte, le prolongement du même champ idéologique dans lequel il a dû, de son vivant, élaborer sa pensée et mener son action politique.

Pour mieux comprendre la complexité de l’historiographie dite nationaliste, il faut cependant distinguer au moins deux tendances majeures :

– la perspective nationaliste d’inspiration gandhienne qui domine depuis l’entrée de Gandhi sur la scène politique en Inde à l’époque coloniale jusqu’au début du déclin du parti du Congrès à l’époque postcoloniale dans les années 1990,

– la perspective nationaliste d’inspiration RSS qui demeure une idéologie puissante depuis les années 1930 jusqu’à nos jours, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du BJP.

Cette distinction, au sein de la perspective nationaliste, nous permet de comprendre comment les travaux sur Ambedkar s’inscrivent dans deux imaginaires philosophiques très différents, bien qu’ils convergent pour faire d’Ambedkar un héros réformiste du panthéon national hindouiste.

La perspective nationaliste d’inspiration gandhienne, qui prétend imaginer la société indienne de manière inclusive, accorde à la pensée d’Ambedkar une place secondaire. Dans son historiographie, les figures de Gandhi, de Tagore et de Nehru occupent le devant de la scène intellectuelle. Ambedkar est ainsi lu, évalué et interprété comme un auteur secondaire, mais indispensable en raison de la puissance émotive qu’il engendre chez ceux qui appartiennent aux couches sociales dalit. Les éléments visés par la critique formulée par Ambedkar dans son ouvrage What Gandhi and  Congress have done to Untouchables (1945) se perpétuent ainsi dans cette historiographie. A cet égard, Anand Teltumbde, intellectuel indien acquis à la question dalit, explique la cooptation d’Ambedkar dans l’imaginaire nationaliste d’inspiration gandhienne de la manière suivante :

Les questionnements essentiels d’Ambedkar sont mis dans l’ombre et il est systématiquement construit comme une idole nationaliste, un quasi-membre du Parti du Congrès et un homme d’Etat concepteur de la Constitution indienne. Cette propagande a fait d’une pierre de nombreux coups : elle a conquis les masses ambedkarites, accéléré l’exode des leaders dalits opportunistes vers le Congrès, désorienté le mouvement dalit afin qu’il embrasse la logique politique identitaire, tout en dé-radicalisant progressivement la figure d’Ambedkar. Lentement, les autres partis ont dû entrer dans le jeu pour projeter leur propre image d’Ambedkar[13].

De plus, lorsque les positions philosophiques d’Ambedkar sont abordées, il s’agit principalement de les comparer avec celles de Gandhi, Tagore et Nehru, c’est-à-dire d’évacuer le caractère radical de sa pensée en l’assimilant au paradigme sanatana. Une telle historiographie, écrite suivant la perspective gandhienne, perpétue l’attitude paternaliste dont Ambedkar faisait déjà l’objet de son vivant lorsque Gandhi, se voulant leader de toutes les couches sociales, refusait de reconnaître l’autonomie des prises de position d’Ambedkar.

Pour ce qui est de la perspective nationaliste d’inspiration RSS, elle pose d’autres problèmes que celle d’inspiration gandhienne en raison de la contradiction qui la caractérise. Elle se trouve tiraillée essentiellement entre deux directions. La tendance représentée par la prise de position idéologique de Vinayak Damodhar Savarkar (inventeur du mot hindutva) reconnaît le besoin de réformer l’hindouisme pour consolider la nation hindoue et propose plus largement une forme de critique de la société indienne. Dans sa correspondance à sens unique[14] avec Ambedkar, Savarkar prétend partager le diagnostic que ce dernier fait des principes philosophiques régissant la structure sociale indienne. Mais Savarkar refuse de voir dans l’acte de conversion d’Ambedkar au bouddhisme une coupure par rapport à la longue tradition philosophique indienne, car Savarkar juge que la figure de Bouddha fait partie intégrante de l’hindutva. Il s’agit de consolider l’hindouisme en incluant toutes les religions telles que le jaïnisme, le bouddhisme, le sikhisme dans sa définition de ce qu’il appelle hindutva – inclusion qui se comprend aussi par ce qu’elle exclut : l’athéisme, l’islam, le christianisme. Aujourd’hui, la figure de Savarkar ou celles de Hedgewar servent aussi aux mouvements d’inspiration RSS à prétendre qu’Ambedkar avait le même objectif de construire une identité indienne commune rompant avec les pratiques condamnables du système des castes et de l’intouchabilité – mais, donc, une identité exclusivement hindouiste ne rompant pas avec le système lui-même. Gopal Guru souligne que, à l’inverse,

la conversion d’Ambedkar en 1956 était, du point de vue de la stratégie politique, une manière de mobiliser les masses dalits pour créer une contre-culture avec pour soubassement politique la négation de la culture dominante hindoue. Ceci forme le cœur de la quête idéologique d’Ambedkar comme de sa stratégie, si bien que toute tentative de l’assimiler à l’hindouisme revient à déformer ses catégories émancipatrices[15].

Anand Teltumbde a quant à lui proposé une explication au dilemme existentiel de la perspective nationaliste d’inspiration RSS.

Initialement, scandalisé par l’anti-hindouisme d’Ambedkar, [le RSS] l’a tactiquement méprisé et a compté sur des dalits non ambedkaristes comme le conseillera plus tard Bal Thackeray. Cependant, ayant goûté au pouvoir politique, il a réalisé qu’il ne pourrait ignorer plus longtemps Ambedkar, devenu une icône dalit panindienne. Il a donc programmé sa saffronisation [la couleur safran est un emblème de l’hindutva d’inspiration RSS], prélevant quelques-unes de ses thèses en les décontextualisant et en les mélangeant avec ses mensonges goebellsiens [Goebells était le principal propagandiste du régime nazi). Le premier coup a consisté à comparer l’incomparable, Hedgewar avec Ambedkar, les appelant « les deux docteurs », comme si Hedgewar, qui n’a jamais obtenu qu’une licence de praticien médical [le diplôme qui suit immédiatement le lycée secondaire], et Ambedkar, titulaire de deux doctorats délivrés par des universités mondialement reconnues, étaient comparables[16].

Inscrire Ambedkar au panthéon hindouiste implique de plus de déformer radicalement sa pensée. Anand Teltumbde poursuit :

La vision du monde du RSS est diamétralement opposée à celle d’Ambedkar. L’Ambedkar du RSS est un nationaliste hindouiste ; le vrai Ambedkar affirmait que les hindous ne peuvent constituer une nation du fait de la conscience de caste, et qu’une « nation hindoue » serait une catastrophe. L’Ambedkar du RSS est un grand hindou malgré son serment qu’il ne mourrait jamais hindou. Le RSS considère le bouddhisme, pourtant adopté par Ambedkar après sa rupture avec l’hindouisme, comme une simple secte de l’hindouisme, balayant ainsi toute l’histoire que cette rupture symbolisait – la révolte shraman [en particulier bouddhiste et jaïn] contre l’hindouisme et la sanglante contre-révolution menée par ce dernier, qui a complètement effacé le bouddhisme de sa terre d’émergence[17].

C’est d’ailleurs bien du fait de cette incompatabilité qu’un certain nombre d’ouvrages nationalistes d’inspiration RSS font quant à eux preuve d’une hostilité explicite à l’égard de la figure philosophique d’Ambedkar. Celui d’Arun Shourie Worshipping False Gods. Ambedkar and the Facts which have been Erased (1997) en fournit une bonne illustration. Il reconnaît en effet l’impossibilité de réconcilier l’apport philosophique d’Ambedkar avec l’idéologie ultra hindouiste, ce qui explique ses efforts de dénigrer la vie et l’œuvre d’Ambedkar.

Au final, les deux tendances nationalistes, d’inspiration gandhienne et d’inspiration RSS, sont en désaccord sur de nombreux points. Mais ce que montrent leurs appropriations déformantes d’Ambedkar, c’est qu’elles ont en commun le souci de maintenir une certaine continuité dans l’histoire de la philosophie indienne assimilée à l’esprit dit sanatana (orthodoxe), celui-là même qu’Ambedkar considérait comme incompatible avec les idéaux de justice et d’égalité. La pensée philosophique d’Ambedkar construit à l’inverse une contre-histoire, instaurant en quelque sorte une coupure épistémologique par la réactivation d’une multitude de temporalités effacées, réfutées ou bien subordonnées à la temporalité dominante qu’incarne l’idéologie sanatana. En passant de l’oubli au panthéon  national, la figure d’Ambedkar se voit ainsi édulcorée, aseptisée, expurgée de sa dimension subversive afin de courtiser l’électorat opprimé.

[1] Pour des éléments biographiques, voir Christophe Jaffrelot : Dr Ambedkar : Leader intouchable et père de la Constitution indienne (2000) ; Jules Naudet, « Ambedkar ou la critique de la société de castes », La Vie des Idées, 27 novembre 2009. Pour une présentation synthétique en français de sa pensée : Nicolas Jaoul, « L’ambedkarisme : abolir la société des castes depuis la marge », Mouvements, n°77, 2004.

[2] Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation hindouiste fondée en 1925, milite pour la redéfinition de la nation indienne à partir de la valorisation d’un passé glorieux qu’aurait connu la civilisation hindoue (dite védique ou brahmanique) avant sa chute, qui aurait été provoquée en particulier par les invasions islamiques du XIIème au XVIème siècles.

[3] Voir Sylvie Guichard, « Populismes indiens », La Vie des Idées, 15 nombre 2016, .

[4] Sur les débuts de ce processus d’appropriation, voir Gopal Guru, « Appropriating Ambedkar », Economic and Political Weekly, Vol. 26, No. 27/28 (6 juillet  1991).

[5] B. R. Ambedkar, «My Philosophy of Life», dans Dr Babasaheb Ambedkar. Writings and Speeches, vol. 17, p. 503.

[6] Sanatana signifie ancien, éternel, infaillible et sacré.

[7] Nicolas Jaoul, « L’ambedkarisme… », art. cit.

[8] Gopal Guru, « The Idea of India: Derivative, Desi and Beyond », Economic and Political Weekly, 20 septembre 2011.

[9] Gokhale Pradeep, The Philosophy of Dr. B. R. Ambedkar, Pune, Ipeku Publication, 2008.

[10] Le terme “prabuddha”, qui est adjectif en marathi (la langue d’origine sanskrite), signifie être en éveil, conscient. Par extension, ce terme est utilisé pour désigner l’humain des Lumières dont Bouddha serait la figure par excellence. Voir Valerian Roderigues, The Essential Writings of B. R. Ambedkar (ed.),, Oxford University Press, New Delhi, 2002, p. 24.

[11] B. R. Ambedkar, « My Philosophy of Life », dans Dr Babasaheb Ambedkar. Writings and Speeches, vol. 17, 2004, p. 503.

[12] Voir notamment la biographie écrite en marathi par un des collègues de longue date d’Ambedkar, Changdev Bhavanrao Khairmode,  (14 tomes, rééditée en 2000): Bhartiya Ghatanyache Shilpkar: Dr. Bhimrao Ramji Ambedkar Charitra. Voir également, la biographie Samagra, Ambedkar Charitra de 20 tomes écrite par le leader politique B.C. Kamble, acquis à la cause des opprimé·e·s.

[13] Anand Teltumbde, ‘Deconstructing Ambedkar’, Economic and Political Weekly, vol. 18, 2 mai 2015, p. 1.0.

[14] Sur ces lettres, voir Dhanajnay Keer,  Dr Ambedkar : Life and Mission , Bombay, Popular Prakashan, 1954.

[15]  Gopal Guru, « Hinduisation of Ambedkar in Maharashtra », Economic and Political Weekly, February   16, 1991, p. 339.

[16] Anand Teltumbde, «Deconstructing Ambedkar », Economic and Political Weekly, vol. 18, 2 mai 2015, p. 11.

[17] Ibid.